26 janvier 2008

Je n'appellerai pas mon fils Enzo !


Enzo, Lucas et Mathis pour les garçons, Emma, Léa et Clara pour les filles, tels sont les prénoms qui figurent au top 3 des prénoms les plus donnés pour l'année 2006. L'information peut sembler anodine, elle est en fait révélatrice du modernisme compulsionnel actuel. Nous sommes en train de vivre une rupture patronymique dont il convient d'étudier les ressorts.

En effet, jusque dans les toutes dernières années, la plupart des parents utilisaient des prénoms français "classiques" tels que Jean, Michel ou Philippe (les trois plus portés). Ainsi, si l'on considère les prénoms les plus donnés depuis 1900, on constate qu'aucun prénom "exotique" ne figurent dans les 50 premiers. Bien entendu, les modes ont toujours existé, mais elles s'effectuaient auparavant sur des échelles de temps plus longues et, surtout, elles recyclaient des prénoms tombés en désuétude pour les faire revenir au goût du jour. Ce phénomène est toujours à l'oeuvre, ainsi, après un creux dans les années 70, Paul et Louis sont aujourd'hui aussi populaires que dans les années 30. Là où notre époque se singularise, c'est par l'importation ou la création de nouveaux prénoms qui ne sont plus reliés au patrimoine Français.

Et alors, me direz-vous, où est le problème ? Il vient en partie de ce que les prénoms sont une part de l'identité d'un pays, ils reflètent un certain passé et une certaine culture. Si la France n'avait pas été largement influencée par le catholicisme, il n'y aurait pas eu autant de Marie, Joseph, Madeleine, Paul ou Pierre. Nous vivons sur un héritage judéo-chrétien qui s'est enraciné dans les patronymes de presque chacun d'entre nous. Et même quand la religion a reculé dans notre pays, cet usage n'a pas été remis en cause au nom de la culture et de la tradition. C'en est encore trop pour le modernisme actuel. Toute attache au passé est perçue comme une chaîne dont il faut se libérer. En laissant libre cours à notre créativité patronymique, nous sommes comme le Dernier Homme de Nietzsche, à la fois satisfaits ne nous-mêmes et libérés du passé.

On peut faire remonter le phénomène actuel à une dizaine d'années, à l'époque, les prénoms les plus fréquemment donnés étaient Nicolas, Alexandre et Thomas pour les garçons et Manon, Marie et Laura pour les filles. Des prénoms originaux existaient bien avant, mais ils restaient marginaux. Ce n'est que dans les années 90 que l'explosion a eu lieu : de 1990 à 2000, le nombre d'Enzo a été multiplié par plus de 20, même chose pour Mattéo, Killian et autres Théo. Il y a cependant eu un précédent avec les prénoms d'origine américaine qui ont connu une croissance encore plus rapide à la fin des années 80, leur apogée au début des années 90 et qui sont en chute libre depuis les années 2000. Ce phénomène n'a rien à voir avec celui décrit plus haut, en effet, il concerne presque exclusivement les couches populaires peu instruites, qui choisissent le prénom de leur enfant en fonction de ce qu'elles entendent dans leur environnement : pendant plusieurs siècles cela s'est traduit par des prénoms français classiques et depuis l'irruption de la télévision et des séries américaines (regardées au quotidien dans certains foyers) certains prénoms anglo-saxons ont fait leur apparition. Pour preuve, beaucoup d'enseignants, en début d'année, peuvent à la simple lecture des noms de leur future classe pronostiquer ceux qui seront en échec scolaire lourd : les Kevin, Jonathan et Christopher ne semblent pas bénéficier des mêmes chances que les autres.

Ce ne sont pas les classes populaires qui emploient aujourd'hui des prénoms originaux mais plutôt les classes moyennes et supérieures de la population. Pour utiliser un raccourci un peu grossier : ce sont les bobos qui appellent leur fils Enzo ! Deux facteurs sont à l'oeuvre, tout d'abord le multiculturalisme devenu la valeur cardinale de la société. Un prénom français paraît bien trop étriqué, il faut savoir s'ouvrir aux autres cultures, notamment en leur employant leurs prénoms. La deuxième explication réside dans l'essor de la marchandisation et de la consommation : désormais on choisit le prénom de son enfant comme on choisit un yaourt dans un rayon de supermarché, il faut avant tout qu'il plaise, qu'il soit joli et qu'il sonne bien. Pourtant, un prénom est un élément fondamental de l'identité, il accompagne l'individu tout au long de sa vie et pas seulement quand il est enfant. Cette évolution consumériste de certains parents se rapproche des choix des entreprises quand elles cherchent un nouveau nom : la signification s'efface devant le son, comme c'est le cas pour Véolia, Vivendi ou Areva. C'est la dictature de la forme sur le fond, l'obsession du paraître.

Pour ne pas être en reste, le législateur a cru bon de laisser, depuis le 1er janvier 2005, un pouvoir discrétionnaire aux parents pour le nom de famille de leur enfant. On peut ainsi donner le nom du père, de la mère ou des deux dans l'ordre souhaité. Victoire de la parité pour certains, cette décision constitue surtout une rupture avec un usage en vigueur dans la quasi-totalité des sociétés humaines, à savoir que la mère donne la vie à l'enfant et que le père lui donne son nom. Mais, ici comme ailleurs, le bon sens doit s'effacer devant la bien pensance. L'identité complète (nom et prénom) est donc devenu un catalogue dans lequel on vient piocher à l'envi, au gré des humeurs. A croire que tous les repères sont destinés à disparaître, que l'homme était arrivé à un tel degré de maturité qu'il pouvait se défaire définitivement du passé.

Plus que jamais, je n'appelerai pas mon fils Enzo.

8 commentaires:

Anonyme a dit…

En 1995, 653 Enzo naissaient, avec parmi eux le fils de Zinédine Zidane. C'était alors le 104ème nom le plus choisi, et depuis, les Enzos se sont multipliés d'un facteur 10 en 10 ans.

En 1943, 14 Johnny naissaient, et puis le petit Jean-Philippe Smet. En l'espace de 20 ans, de 1960 à 1980, le nombre de Johnny a été multiplié par 80.

Ces quelques observations me suffisent à penser, contrairement à vous, que le phénomène que vous analysez n'est absolument pas inédit. Je crois même qu'il y a un peu de ce « modernisme compulsionnel actuel », celui-là même que vous dénoncez, dans votre manière de donner à cette anecdote une nature totalement nouvelle et en rupture complète avec les modèles du passé.

Je ne vous ferai pas l'affront de réduire votre article aux raisons qui ont poussé Zinédine a choisir Enzo. Cependant je ne trouve pas la progression récente des Enzo alarmante à ce point qu'il faudrait s'en remettre au Dernier Homme de Nietzsche.

Il me semble, mais peut-être ai-je tort, que de tout temps le choix d'un prénom a été motivé par des considérations beaucoup plus prosaïques que la perpétuation du patrimoine national. On peut faire le choix d'un prénom pour se rappeler au souvenir d'un proche, pour ce que ce prénom nous évoque, ou en pensant que celui-ci saura s'intégrer dans une autre culture. La mondialisation et le décloisonnement des civilisations ont fait que ces motifs n'ont aujourd'hui plus guère à voir avec la préservation d'une identité. De même que l'exportation massive de la culture américaine avait fait naître des Kevin, le prénom Enzo peut aujourd'hui être prononcé sans peine sur tous les continents, ce qui n'est pas le cas de Jean par exemple. Dans le même ordre d'idée, mes parents ont choisi Samuel car c'est depuis la diaspora juive un prénom qui se porte partout.

Bien sûr, je suis comme vous à regretter que l'identité nationale puisse se diluer ainsi dans le choix d'un prénom, mais je pense que cette dilution, dès lors que s'ouvrent les frontières, est inévitable. Faut-il blâmer les français d'écouter de la musique d'ailleurs, ou les artistes français de s'inspirer de sons exotiques ? Faut-il condamner les politiques qui veulent importer un modèle de société qui n'est pas le nôtre ? Faut-il s'offusquer que des français aujourd'hui veulent apprendre la recette du couscous ? L' « internationalisation » des prénoms participent comme le reste de l'effacement du contours des civilisations, et il y a fatalement dans un mélange certaines spécificités qu'il faut laisser de côté, certains goûts qui s'estompent.

Et puis, après tout, il ne faut jamais dire jamais, un prénom, ça se choisit à deux. Et si ta future femme s'appelait Carla ?

Anonyme a dit…

En 1995, 653 Enzo naissaient, avec parmi eux le fils de Zinédine Zidane. C'était alors le 104ème nom le plus choisi, et depuis, les Enzos se sont multipliés d'un facteur 10 en 10 ans.

En 1943, 14 Johnny naissaient, et puis le petit Jean-Philippe Smet. En l'espace de 20 ans, de 1960 à 1980, le nombre de Johnny a été multiplié par 80.

Ces quelques observations me suffisent à penser, contrairement à vous, que le phénomène que vous analysez n'est absolument pas inédit. Je crois même qu'il y a un peu de ce « modernisme compulsionnel actuel », celui-là même que vous dénoncez, dans votre manière de donner à cette anecdote une nature totalement nouvelle et en rupture complète avec les modèles du passé.

Je ne vous ferai pas l'affront de réduire votre article aux raisons qui ont poussé Zinédine a choisir Enzo. Cependant je ne trouve pas la progression récente des Enzo alarmante à ce point qu'il faudrait s'en remettre au Dernier Homme de Nietzsche.

Il me semble, mais peut-être ai-je tort, que de tout temps le choix d'un prénom a été motivé par des considérations beaucoup plus prosaïques que la perpétuation du patrimoine national. On peut faire le choix d'un prénom pour se rappeler au souvenir d'un proche, pour ce que ce prénom nous évoque, ou en pensant que celui-ci saura s'intégrer dans une autre culture. La mondialisation et le décloisonnement des civilisations ont fait que ces motifs n'ont aujourd'hui plus guère à voir avec la préservation d'une identité. De même que l'exportation massive de la culture américaine avait fait naître des Kevin, le prénom Enzo peut aujourd'hui être prononcé sans peine sur tous les continents, ce qui n'est pas le cas de Jean par exemple. Dans le même ordre d'idée, mes parents ont choisi Samuel car c'est depuis la diaspora juive un prénom qui se porte partout.

Bien sûr, je suis comme vous à regretter que l'identité nationale puisse se diluer ainsi dans le choix d'un prénom, mais je pense que cette dilution, dès lors que s'ouvrent les frontières, est inévitable. Faut-il blâmer les français d'écouter de la musique d'ailleurs, ou les artistes français de s'inspirer de sons exotiques ? Faut-il condamner les politiques qui veulent importer un modèle de société qui n'est pas le nôtre ? Faut-il s'offusquer que des français aujourd'hui veulent apprendre la recette du couscous ? L' « internationalisation » des prénoms participent comme le reste de l'effacement du contours des civilisations, et il y a fatalement dans un mélange certaines spécificités qu'il faut laisser de côté, certains goûts qui s'estompent.

Et puis, après tout, il ne faut jamais dire jamais, un prénom, ça se choisit à deux. Et si votre future femme s'appelait Carla ?

Vive la République ! a dit…

Cher Samuel,

Je pense avoir dit que le phénomène actuel n'était pas inédit mais qu'il était une seconde vague, la première étant l'entrée des prénoms américains. Mise à part ces deux "vagues", je ne pense pas qu'il y ait des précédents dans l'histoire de France. Bien entendu des prénoms étrangers se sont peu à peu inflitrés et se sont francisés au fil du temps, mais c'était sur des échelles de temps beaucoup plus longue.

La question de fond que vous soulevez tient à la préservation des identités culturelles dans la mondialisation. Je crois qu'il faut cultiver à tous prix nos différences, qui sont notre richesse. Si je vais en Italie c'est parce que j'y trouve des Italiens qui ne sont pas comme les Français et une culture italienne qui n'est pas une culture française. Si la globalisation doit impérativement s'accompagner d'un mouvement d'uniformisation alors le mond equi se prépare sera fade et sans saveur. Je n'y vois pas comme vous une fatalité, je pense au contraire que partout dans le monde il y a un retour aux vieilles identités parce qu'elles rassurent dans un monde nouveau sans repères.

Je persiste à penser que le phénomène décrit dans cet article est extrêmement révélateur de la société actuelle.

Anonyme a dit…

Lecteur assidu de votre blog, j'avoue être plutot décu par ce post. Regretter l'emploi de prénoms exotiques par les français est compréhensible mais de là à craindre une forte acculturation il y a tout de même un pas que je n'oserais franchir. Qu'ils s'appelent Enzo, Hector, Théodule ou Brian ces enfants français apprendront justement à parler français, découvriront qu'ils le veulent ou non au moins un minimum de la culture française et même s'ils se font abrutir par des programmes "mondialisés", ceux-ci seront en français.
Les français auront toujours, quelque soit l'acculturation, qu'ils subissent des spécifictés franco-françaises.
Votre post en dénonçant l'acculturation semble vouloir fixer la culture française telle qu'elle a été ou est aujourd'hui. Je pense qu'il faut garder à l'esprit qu'une culture doit vivre et évoluer pour perdurer.

Il n'est pas anodin d'ailleurs de constater que de nombreux artistes qui aujourd'hui font vivre la culture française sont des français d'origine étrangère. Par là je veux
dire que ce sont des gens qui au départ n'ont pas une culture française qui font redécouvrir à des français la culture française.

De plus, votre post me semble quelque peu anachronique, au vu du regain que connaissent les langues régionales. Sortez de Paris et vous vous rendrez compte que les Brian du pas de calais ne ressemblent pas tout à fait aux Brian des alpes maritimes.
Ce qui me semble le plus désobligeant en terme de culture française c'est le monopole parisien. Quand entenderons-nous un accent du sud au journal de 20 h ?, un accent de banlieue à la météo et un accent du nord à un jeu télévisé ?
Lorsque paris n'aura plus le monopole de la culture française, peut être craindrez-vous moins une acculturation de masse.

Vive la République ! a dit…

Bien entendu qu'une culture doit vivre et évoluer pour perdurer (cf. mon article sur la politique de civilisation) et que la France s'enrichit en accueillant des étrangers qui font vivre ensuite la culture française. La seule chose que je dénonce ici est l'arrogance moderne ainsi que l'uniformisation qui accompagne la mondialisation.

Je n'ai pas compris le lien avec les langues régionales. Je vous fait également remarquer que JM Aphatie, journaliste éminemment respectable, porte un magnifique accent du sud, je ne crois donc pas trop à un noyautage parisien en terme culturel, je le dis d'autant plus librement que je suis moi-même Normand.

Continuez à me lire et à réagir...

Anonyme a dit…

Je pense que l'on peut aussi expliquer le phénomène global que vous analysez par le fait que l'on peut à notre époque, bien plus qu'auparavant, avoir une multi-identité : on peut à la fois voter en France et se dire citoyen français, être né de parents étrangers et être imprégné d'une autre culture, se dire musulman et vouloir se plier aux règles de sa religion dans sa vie privée, et même parfois être à ce point inspiré par une culture d'ailleurs (par des voyages, des lectures...) que cela peut aussi forger une identité.

Cette multi-identité, qui n'a rien à voir avec un consumérisme excessif (sauf peut-être la dernière possibilité que j'ai mentionné, et encore) peut être le fait à la fois des parents comme plus tard des enfants et il n'y a pas forcément de contradiction ou d'aberration à ne pas choisir un prénom spécifiquement français.

Il me semble donc un peu excessif de vouloir charger l'"arrogance moderne" à tout prix.

Anonyme a dit…

Bonjour,

je lis ton article sur les prénoms, et je ne peux m'empêcher de répondre. Je me souviens certes de la nouvelle que tu nous a annoncée chez toi : les Enzo tiennent le haut du pavé. C'est un phénomène assez massif pour qu'il soit statistiquement visible. Mais avec quel acharnement tu t'attaques à ces enfants, qui ne sont pour l'heure que de pauvres nourrissons ! Tu prends leurs parents pour cible, certes, mais où est le politiquement correct qui est de mise sur un site internet (ah ah !) ? Blague à part, je t'approuve dans ton attaque du modernisme compulsif, mais je vois mal où il intervient dans cette histoire de "révolution patronymique".
Certes, quel fossé entre le 11 germinal de l'an XI :
"les noms en usage dans les différents calendriers, et ceux des personnages connus dans l'histoire ancienne pourront seuls être reçus, comme prénoms, sur les registres de l’état civil destinés à constater la naissance des enfants; et il est interdit aux officiers publics d'en admettre aucun autre dans leurs actes."
et l'article 57 du Code Civil actuel. Par les temps qui courent, le choix est potentiellement illimité, et on peut même demander à changer de prénom au cours de sa vie, chacun à sa guise. Le monde contemporain semble construit sur des sables mouvants : comment déterminer sa structure ? Il faut simplement comprendre que les logiques restrictives anciennes (la loi permissive est particulièrement limitative puisqu'elle fait un inventaire de ce que l'on peut faire à l'exclusion de toute autre chose) ont été supplantées par une naïve foi dans la liberté absolue. La marge de manœuvre est augmentée par le tracé d'une frontière indiquant ce que l'on ne peut pas faire, plutôt que ce qui est permis. Et même : la délimitation de l'interdit est souple et toute virtuelle, puisque la limite dans le choix des noms est dépendante de la bonne volonté de l'officier d'état civil. Faudrait-il accuser le mauvais goût de ces plumes administratives, qui laissent passer les noms les plus condamnables ? Ou leur absence de patriotisme, puisque Enzo n'est manifestement pas de chez nous ?
Bien sûr, la loi ne génère pas le phénomène social. Au contraire, ce changement entre l'an XI et 1993 (presque 2000 ans d'écart, eh eh...) semble refléter une modification des pratiques sociales. Une question se pose : Quelle est l'intrication entre les changements de mœurs et les modifications institutionnelles ? En tout cas, puisque l'institution et la société évoluent de façon relativement corrélée, tu ne te trompes sûrement pas trop quand tu fais remonter la modification de la tendance à "une dizaine d'années".

Mais mon problème se situe ailleurs : pourquoi sautes-tu sur l'occasion pour fustiger le multiculturalisme et le consumérisme ? On ne consomme pas le prénom de son enfant comme on achète un yaourt, tout de même ! Bonne sonorité et commerce équitable, si possible pas trop gras, c'est ça ? En réalité, je ne crois pas qu'il faille dénoncer l'ouverture sur d'autres cultures : c'est l'idéologie qui impose une obligation d'ouverture qui est inquiétante. Ne mélangeons pas les symptômes et leur origine, les effets et leurs causes. Qu'avons-nous, dans l'observation que des prénoms nouveaux, d'origine étrangère, envahissent nos maternités ? D'abord, il s'agit simplement d'un fait social, qui rend compte, de par son importance significative, d'un état d'esprit. Tu prends la température de ton pays en regardant la cote des prénoms. Soit. Mais de cette connaissance, objective, tu déduis une prescription, normative. On s'accordera pourtant qu'il ne faut pas s'attaquer à des conséquences...

Je suis en phase avec toi, pourtant, sur le point suivant : la prééminence de prénoms dans lesquels je ne reconnais pas ma culture me pose question. Allons même plus loin : cela me choque, voire m'indigne. OK. Et je voudrais justifier mon trouble : disons que je sens à l'œuvre derrière ces choix une attitude particulière et peu recommandable. Aligner le prénom de son enfant sur une mode me semble, en même temps, tout à fait légitime : quel sauvage serait assez barbare pour exclure son enfant de l'asile linguistique que lui offre la classe des noms "de son temps". Pour raffiner, disons que les prénoms sont déterminés socialement par des paramètres diachroniques (la situation historique) et synchroniques (la situation dans une classe sociale, par opposition à d'autres classes). Tout en constituant un panel de prénoms possibles, la règle de choix qui dérive de cette double particularisation historique et sociale est vécue par le moderne plutôt comme une détermination négative (éviter Ursule ou Camembert) que comme position affirmative d'une liste de noms (366 (?) saints dans le calendrier). Je pense que c'est le sens de l'article 57. Contenu légal essentiel, puisqu'il interdit des prérogatives trop importantes de l'Etat à l'encontre des individus particuliers. Il n'y a dès lors pas de limite même s'il subsiste une frontière, celle qui marque l'orée de l'inhumain, du hors-culture. Pourquoi s'en plaindre ?
(J'espère me tromper, mais je te soupçonne que dès à présent tu fomentes le projet d'appliquer au problème en présence l'imparable machine de guerre de Finkielkraut : si tout se vaut, rien n'a de la valeur, etc etc...)
Je voudrais en fait inverser le raisonnement : au lieu de qualifier de consumériste le comportement des parents qui choisissent des noms bobos ou TV pour leurs enfants, ne faudrait-il pas envisager la consommation comme un moment tellement paradigmatique en matière de choix qu'il détermine en général notre façon de penser toute décision ? Dans un monde dominé par la diversité des produits et dont un des enjeux économiques dominants réside dans la discrimination commerciale à l'intérieur d'un panel de produit, il est peut-être tentant d'incorporer tout choix à une consommation. La politique, la carrière, le style de vie, tout y passe. Les noms n'échappent sûrement pas au lot, puisqu'ils constituent une classe identifiée d'alternatives. Dans le contexte de la société de consommation, consommer c'est d'abord se placer relativement à la société, montrer qu'on appartient à un groupe social déterminé, affirmer une identité. C'est ici que je m'insurge : consommer n'est qu'un type particulier de choix, et même si la facilité nous fait ramener tout choix à un choix de consommation, cette métonymie qui fait appeler consommation tout choix est par trop impudente. Une parcelle essentielle de l'être de l'homme se réalise dans la communauté humaine par la réalisation d'actes spécifiques, reconnus comme actions libres de l'individu. (C'est toute la thématique de l'être déterminé par l'infini néant des possibles qui ne sont pas déjà des étants.) S'il doit y avoir une pensée normative à notre époque, à mon avis elle doit prendre son fondement là. Elle doit retourner le caractère premier du choix contre le paradigme consumériste qui en dérive. Il faut, pour cela, faire confiance à l'individu qui est justement autre chose qu'un consommateur. Tu vois que je ne tombe pas dans le travers sociologisant, dont la dénonciation fait la valeur de Finkielkraut ; mais il faut à tout prix éviter, et dénoncer, l'écueil inverse, consistant à dénoncer dans l'autre une instance cherchant à vérifier le paradigme sociologique. Finkielkraut formule souvent le reproche selon lequel la description sociologique assigne une place, stigmatise, enferme dans des schémas qui déresponsabilisent les individus. Ironie du sort, le moderne s'identifie à sa description consumériste, il cherche à réaliser l'être de consommateur qu'on lui propose. Ceci conforte la thèse selon laquelle tout un chacun serait la "fashion victim" déterminée (positivement ou négativement) par l'espace marchand. Mais si l'individu s'identifie à un consommateur, il le fait toujours avec une certaine mauvaise foi, se distanciant toujours avec cette identification. Il sait qu'il n'est pas ce qu'on prétend qu'il est, tout en continuant à adhérer à l'image qu'on lui propose. Il y a là une course de vitesse formidable entre déterminisme et liberté, un jeu de cache-cache assez surprenant. Le moderne est plus que jamais ironique et détaché. Voilà la nouvelle norme qui lui permet de jouer à sa guise entre l'être et le devoir-être, la norme qui intrique normes et faits. Je crois qu'il y a là une clé utile, si l'on veut dépasser l'antagonisme opposant sociologisme et anti-sociologisme. (Remarque : il faudrait examiner quel est le lien entre l'ironie dont je parle et le sourire du dernier homme. Mon impression est qu'ils diffèrent radicalement, parce que l'ironie est une conscience aiguë et complexe. D'ailleurs : l'ironie qualifierait-elle bien certaines actions de notre président ?)

Je formule donc une exigence : ne pas se laisser avoir par la posture de ceux qui choisissent le prénom de leur enfant. Baptiser un enfant constitue un don qui détermine autant la position sociale des parents que celle de l'enfant. Cela, les parents le savent parce que l'ironie qui caractérise la modernité les rend conscients de la nature de leur choix. Les parents marquent leur rang social, indiquent leurs goûts, dans le choix d'un prénom, tout autant qu'ils font un legs symbolique. Rien de regrettable, donc, à ce que le paraître ou la forme soient primordiaux en la matière. Ce qui me dérange, ce n'est pas non plus que le choix du prénom puisse être assimilé à un choix de consommation, mais c'est que cette décision soit susceptible d'une lecture trop univoque. Nous sentons bien que la volonté d'être différent est un facteur important. C'est la détermination unique par ce désir de différenciation à tout prix qui m'effraie. Or, comme on n'est différent que par rapport à ce qui existe déjà et que la liste des prénoms courants est une donnée commune à tous, les stratégies de différenciation s'organisent selon des voies identifiables et similaires. Tous différents, donc tous égaux, voilà le credo des effets de mode. Je t'accorde qu'il ne faut pas négliger le poids de l'idéologie "démocratique", que l'on sent à l'œuvre dans ce phénomène. On peut ainsi arguer que c'est la visée de l'originalité, comme valeur cardinale, qui guide les différents choix. Il faut alors sûrement revenir à l'étymologie d'originalité : ce que l'on possède en propre, de façon originaire. J'ai le sentiment que, sur ce point, nos analyses convergent.

Pour terminer, je comprends ton trouble, tout autant que je ne le comprends pas, quand il s'agit de choisir un prénom à partir d'une consonance, d'une sonorité. Il y a là une dimension affective importante, un caractère simultanément physiologique (le claquement de la langue, la vibration des nasales) et culturel (les sons et leurs connotations ne sont pas donnés en dehors d'une langue). Ce qui est condamnable, c'est de créer à partir de rien. Mais c'est chose impossible à l'homme. Ce qui nous répugne plutôt, je crois, c'est que la subjectivité des parents domine totalement le choix, à l'exception de toute autre raison déterminante.

Vive la République ! a dit…

Là où nous sommes d’accord, c’est qu’il y a, dans le phénomène décrit, une part du modernisme compulsionnel que nous dénonçons de concert. La vraie question c’est pourquoi les générations actuelles se permettent ce qu’aucune n’avait osé pendant des siècles auparavant. Comme toi je pense que ce n’est pas la loi qui a généré le phénomène social, elle l’a simplement accompagné.



Sur le multiculturalisme, je ne le dénonce pas en soi, je dis juste qu’il ne doit pas être « une valeur cardinale », une fin absolue vers laquelle il faudrait tendre. Ce que je redoute énormément c’est que la mondialisation ne s’accompagne d’un phénomène d’uniformisation : je le vois quand tous les nouveaux mots « techniques » sont transparents d’une langue à l’autre, je le vois quand les allemands disent « checken » pour dire vérifier et enfin je le vois quand un Gascon appelle son fils Enzo (tu vas finir par croire que je m’acharne sur ce pauvre prénom qui n’est, après tout, pas le plus laid). C’est bien au nom du multiculturalisme que je défends la diversité et l’identité des cultures. Il est primordial que les cultures entrent en contact, transpirent l’une sur l’autre par lente diffusion, pas qu’elle s’interpénètre totalement.



Je ne vois pas exactement en quoi je suis normatif dans cet article, loin de moi l’idée de légiférer sur le sujet, je ne fais que contempler, avec regret certes, mais je ne cherche pas à agir ni à m’attaquer à quoi que ce soit. Le seul phénomène de ce type où je reconnais que je suis normatif est la qualité des programmes à la télévision, je suis partisan d’indexer le nombre d’heures de pub sur les chaînes privées au contenu de leurs programmes, je pense qu’il est du devoir de l’Etat de lutter contre la médiocrité quand elle ravage des pans entiers de la société (école, famille,…)



Je suis d’accord que la critique du relativisme par Finkielkraut est aussi infondée que le relativisme lui-même puisqu’il ne dit pas ce qui fait la valeur, il en suppose juste l’existence absolue.



Je ne pense pas confondre consommation et choix et tu as raison de pointer l’approximation de mon propos. Je suis assez prompt pour dénoncer les métonymies et les métaphores qui polluent souvent l’exercice de réflexion pour ne pas tomber dans ce travers moi-même. Ce que j’ai voulu dire c’est que le choix du prénom avait perdu de sa gravité, que c’était désormais une décision légère, mais je reconnais qu’on ne choisit pas un prénom comme on choisit un pot de yaourt. Je ne retire pas en revanche l’image du Dernier Homme, mais elle n’est pas particulièrement spécifique à la question des prénoms, elle englobe le modernisme dans son ensemble.



Là où je te rejoins complètement, c’est que ces phénomènes collectifs massifs sont, de manière « microéconomique » réalisé au nom de l’originalité. Le système asservi « prénom » a une dynamique très lente, les gens ne se rendent compte de l’ampleur de certains prénoms qu’à l’école primaire, soit 5 ans après la décision. Le cas des Brian et autres Kevin est éloquent, on ne voit que cela dans les classes de primaires en ce moment (dixit ma sœur) et on pourrait croire qu’on est en plein boom alors que si on regarde les statistiques, ces prénoms s’effondrent. La plupart des gens qui appellent leur fils Enzo pensent être très minoritaires, ils ont juste entendu qu’un ami d’un ami avait appelé son fils comme cela.