13 novembre 2010

L'obsession de la réalité

Dans mon article consacré il y a quelques mois à la notion de vérité (« Quelle vérité ? »), je concluais qu’elle était assez inopérante pour caractériser la politique ou même les sciences économiques et sociales. Les succès des sciences positives (mathématiques et surtout physique) depuis la Renaissance ont poussés de nombreuses personnes à vouloir faire sortir cette notion de vérité de son lit naturel, afin de traiter des affaires humaines comme on traite des sciences de la nature. Ce positivisme ou ce scientisme conduisent à une impasse que j’ai essayé d’analyser dans un autre article (« L’esprit de système »). Adopter un esprit de système, c’est accorder la primauté du modèle sur le réel, c’est réduire l’immense complexité du monde à un nombre forcément très réduit de variables explicatives.

L’alternative à cet esprit de système ne peut être que l’obsession que l’on accorde à la réalité, en particulier en politique. A la vision axiomatique des mathématiques, il s’agit donc de substituer l’approche expérimentale de la physique, mais en ayant bien en tête que le réel dont il est question ici (les affaires humaines) est beaucoup moins facilement manipulable que le réel dont traite la physique et surtout qu’il est capable de réagir à ce que l’on dit de lui. En effet, l’ « attitude » d’une molécule de gaz est indépendante de la connaissance que nous avons des propriétés des gaz, en revanche, l’attitude d’un agent économique peut être influencée par les développements des sciences économiques, politiques et sociales.

S’il est difficile d’édicter des règles pour bien prendre en compte la réalité en politique, certains écueils peuvent être indiqués, c’est l’objet de cet article. Pour les repérer, rien de plus facile que d’observer les acteurs du paysage politique français, tant la réalité semble être absente des discours des uns et des autres.

Le volontarisme politique (l’UMP, les Verts)

La première manière de faire abstraction de la réalité, c’est de penser que les paroles suffisent à résoudre les problèmes qui sont posés. Le volontarisme politique consiste à tenir des propos très fermes et ambitieux et de penser que l’intendance suivra tout naturellement. Or c’est précisément dans les problèmes d’intendance que se jouent le succès ou l’échec d’une politique. Si un cap est nécessaire à l’action politique, il ne suffit assurément pas, sauf à tomber dans la pure incantation. La responsabilité politique consiste à associer le plus finement possible « je veux » au « je peux ».

L’exemple le plus marquant de cette dérive volontariste est évidemment Nicolas Sarkozy, qui avait promis d’aller chercher la croissance « avec les dents », d’être le Président du pouvoir d’achat ou encore d’éradiquer l’insécurité en menant une véritable guerre aux « racailles ». Ce discours ne peut conduire qu’à une série de désenchantements pour qui connaît la complexité des problèmes économiques ou sécuritaires. S’il lui a permis de gagner la dernière présidentielle, ce discours est aussi pour beaucoup dans la faible popularité actuelle du Président de la République : chaque médaille a son revers.

Mais Nicolas Sarkozy n’est pas le seul à verser dans l’incantation, les Verts constituent un autre bel exemple de volontarisme politique. Eux ne promettent pas une forte croissance économique, mais le facteur 4, c’est-à-dire une division par 4 des émissions de gaz à effet de serre par rapport au niveau de 1990, à un horizon 2030, alors que les objectifs nationaux visent plutôt 2050. Ces objectifs ne tombent pas du ciel, ils font l’objet de scénarios jugés réalistes par leurs auteurs. Le réalisme ici consiste à ne postuler aucune rupture technologique et à ne s’appuyer que sur les meilleures techniques actuellement disponibles et sur un changement des comportements. Mais l’erreur majeure de ce type de raisonnements (assez typique des ingénieurs), c’est que le réalisme ne se réduit pas à sa composante technique : il faut également prendre en compte le réalisme économique et le réalisme social. Les changements de comportements ne tombent pas du ciel, surtout s’ils coûtent chers (isolation de sa maison) ou qu’ils perturbent le mode de vie (moindre utilisation des transports individuels). Il est parfois moins audacieux de parier sur une rupture technologique que sur une révolution dans les modes de vie.

Le déni conscient de réalité (le PS)

La manière la plus simple de faire abstraction de la réalité, c’est évidemment d’adopter un déni conscient de réalité au motif qu’elle ne nous plaît pas ou qu’elle ne sert pas nos intérêts. Au bout de huit d’années consécutives dans l’opposition, le Parti Socialiste est devenu le spécialiste de ce type d’exercice, comme a pu le démontrer le débat récent sur les retraites. Le problème de fond pour les socialistes, c’est que la société mondialisée contemporaine met à mal le modèle social-démocrate et keynésien qui avait si bien fonctionnés en Europe après la guerre. En effet, nous vivons dans un monde de la compétition où le progrès économique et le progrès social ne vont plus a priori de paire.

Pour être tout à fait honnête, comme droite et gauche sont globalement social-démocrates en Europe, le déni de réalité a été assez partagé depuis les chocs pétroliers des années 70. L’accumulation de la dette publique et le creusement du déficit commercial ont été le symptôme de ce déni. Sentant que cette évolution n’est plus tenable, les socialistes doivent trouver une nouvelle échappatoire : si l’Etat n’a plus d’argent, les « riches » en ont bien assez pour assurer toutes les fonctions collectives de la société. Le bouclier fiscal (qui coûte environ 700M€ par an) est devenu le nouveau totem à abattre pour la gauche. Un problème de retraite ? Il suffit d’utiliser l’argent du bouclier fiscal. Un problème d’éducation ? Il suffit d’utiliser l’argent du bouclier fiscal. Voyant que cela ne suffit pas, le PS pense aux milliards d’allègements de charges actuellement consentis aux entreprises sur leurs bas salaires (dont une partie est venue en compensation du passage aux 35h) qui pourraient là encore être versés au pot commun, en oubliant que les emplois les moins qualifiés risqueraient ainsi de se retrouver au chômage. Cela ne suffit pas ? Il n’y a qu’à piocher dans les super profits de Total, peu importe que la valeur ajoutée de cette entreprise soit essentiellement réalisée à l’étranger.

Le PS a donc besoin de concilier réalisme et espérance, ce qui n’est pas évident dans le contexte économique actuel. Plus que jamais, l’expression du regretté Claude Chabrol prend tout son sens « Je suis de gauche, hélas », car être de gauche c’est plus difficile, plus exigeant, contrairement à ce que pensent tous ceux qui considèrent qu’être de gauche s’est être moralement supérieur.

Les discours généraux creux (le MODEM, République Solidaire)

Si la droite est trop à droite et que la gauche est trop à gauche, que dire de François Bayrou et de Dominique de Villepin, qui se disent tous les deux du centre (ou de la « droite sociale » sans que l’on sache exactement ce que cela signifie) ? A l’évidence qu’ils sont trop « au-dessus », c’est-à-dire à un tel niveau de généralité et de positions de principe que leur discours n’a plus aucun rapport avec la réalité. Ce qui est le plus dérangeant, c’est que ces grands discours généraux ne résultent que de positionnements tactiques : François Bayrou et Dominique de Villepin sont des oxymores vivants si l’on compare la grandeur des principes qu’ils prétendent porter et la petitesse de leurs calculs politiciens.

Un exemple symptomatique a été, pour François Bayrou, l’accent qu’il a porté sur le déficit public lors de sa campagne de 2007, avec raison. Tout une campagne de presse s’est ensuite exercée pour calculer ce que coûtait chacun des programmes politiques des trois principaux candidats : effectivement, celui de François Bayrou était le seul qui ne coûtait rien et pour cause : il ne proposait pas grand-chose à part ces grands principes. Or la dette publique ne se réduit pas par magie, simplement en évitant d’ajouter du déficit sur le déficit existant. De ce point de vue, le leader du MODEM est à l’image de nombreux français : il est contre le déficit public en général mais s’oppose à chacune des mesures individuelles qui permettent de le réduire.

Le simplisme (FN, extrême gauche)

Il ne me semble pas nécessaire de trop développer l’idée selon laquelle l’extrême droite et l’extrême gauche pêchent par simplisme, ce qui les éloigne de la réalité : il est des portes ouvertes qu’il est inutile de vouloir enfoncer. En revanche, ces deux mouvements politiques sont très habiles pour exhiber certains éléments du réel (les parachutes dorés des patrons pour les uns, les fraudes sociales de certains immigrés pour les autres) que les autres forces politiques aimeraient passer sous silence car elles dérangent.

Comme le dit Marcel Gauchet, les mouvements populistes sont nécessaires à une démocratie pour l’ancrer au réel et éviter que la politique soit petit à petit gagnée par l’abstraction propre au politiquement correct. Expliquer ces mouvements d’opinion par l’instrumentalisation des masses par les leaders politiques (Sarkozy avec la politique répressive face aux Roms ou Mélenchon avec sa dénonciation de la classe journalistique), c’est inverser l’ordre des causes : ces tendances de l’opinion existent à l’état latent dans la société et finissent, tôt ou tard, par resurgir sous une forme politique. Cela n’enlève rien à la responsabilité des politiques et il n’y a rien de plus condamnable que de souffler sur les braises d’un problème réel pour en tirer parti plutôt que de tenter de le résoudre.

Le filtre de la réalité (tout le monde)

Au-delà de ces formes courantes du déni de réalité en politique, il en est une qui nous concerne tous et dont il est presque impossible de se départir : c’est le filtrage inconscient que nous faisons de la réalité. En effet, personne n’aborde la réalité de manière brute, chacun possède ses préjugés, ses clefs de lecture, ses analyses, elles même le résultat d’observations passées. Pour prendre un exemple simple quand on découvre un nouvel acteur, une nouvelle marque ou un nouveau produit, on a ensuite l’impression de le voir partout alors que les publicités ou les articles de presse existaient auparavant. Il en va de même en politique, la manière dont nous filtrons la réalité conforte nos propres thèses et les rend presque auto-réalisatrices.

La même réalité peut ainsi servir des thèses complètement antagonistes : choc des cultures ou montée de l’intolérance en Europe pour expliquer les scores récents des partis d’extrême-droite ? Des médias français instrumentalisés par le pouvoir politique ou par le pouvoir social ? Des banquiers centraux responsables des crises économiques ou seuls capables d’en limiter les effets ? Sur chacun de ces sujets, il est difficile de se départir d’une sorte d’intime conviction qui préexiste en chacun de nous avant l’examen des faits. En plus de la divergence d’interprétation, qui est naturelle en démocratie, il faut souligner que chacun ne perçoit pas la même réalité.

Conclusion

Quelles clés apporter à ces écueils bien réels qui nous éloignent de la réalité ? A l’évidence, pour se frotter à la réalité, il faut faire preuve d’humilité devant ses propres capacités d’analyse, d’écoute à l’égard des opinions divergentes mais aussi d’esprit critique pour discerner les postures. J’en reviens toujours à cette citation d’Alain Finkielkraut qui figure en exergue de mon blog depuis plusieurs années déjà : « Penser, c’est chercher à tâtons la vérité sans se laisser intimider par l’opinion majoritaire ni séduire par la tentation du paradoxe à tout prix. »