28 septembre 2008

Le grand désordre politique mondial


Les tractations de couloir et les débats de personne qui agitent la rue de Solférino semblent être un symptôme de la profonde crise idéologique qui touche la social-démocratie européenne. Comme le dit si trivialement Dominique Strauss-Kahn, la gauche a besoin d'un nouveau "logiciel", c'est-à-dire d'un corps de doctrine cohérent en prise avec la nouvelle donne mondiale. Face à ce doute existentiel, la voie semble donc toute trouvée pour la droite européenne, au pouvoir désormais dans la grande majorité des pays de l'Union, qui a réussi son retour en force en alliant un programme économique libéral à un discours centrés sur les valeurs. Et puis patatra : la crise financière mondiale vient rappeler à tout le monde que la droite non plus ne sait plus où elle habite.

En témoigne le discours de Toulon de Nicolas Sarkozy, très critique sur un libéralisme dont il s'était pourtant fait le hérault, au cours duquel il en a appelé à un retour en force de la puissance publique. Arrière toute et retour aux fondamentaux du gaullisme social, qui n'est finalement pas si éloigné que cela de la social-démocratie. Le financement du RSA par une taxe assise sur les revenus du capital est l'illustration de cette politique dont on ne peut que se réjouir. Faut-il en déduire que la réhabilitation de la social-démocratie doit venir de la droite aujourd'hui ?

La vérité, c'est que la politique n'a pas encore su s'adapter aux principales évolutions du monde que sont la globalisation et, aujourd'hui, la crise financière. Même aux Etats-Unis, on sent bien que la perplexité gagne tous les esprits puisque c'est l'administration la plus libérale qui soit qui porte aujourd'hui le projet d'intervention publique dans l'économie le plus important de l'histoire de ce pays. Cette adaptation aux réalités et ce formidable pragmatisme du Trésor américain et de la Réserve fédérale montrent au passage l'extraordinaire réactivité de ce pays qui sait s'éloigner des idéologies aussi vite qu'il les a adoptées.

Cela faisait plusieurs années que la distinction gauche/droite ne faisait plus vraiment sens et qu'elle avait été remplacée par l'opposition entre le libéralisme et la social-démocratie, du moins dans les pays occidentaux. Ces deux modèles sont aujourd'hui en faillite : la confiance excessive dans le marché a mené le premier à une crise financière sans précédent tandis que la croyance naïve de la seconde selon laquelle le progrès social allait de pair avec le développement économique est systématiquement contredite par les faits. Si l'on ne peut faire confiance ni au marché, ni à l'Etat, vers qui se tourner alors ? Deux visions s'opposent selon moi et peuvent structurer les débats politiques futurs.

La première consiste à vouloir poursuivre la mondialisation en réalisant pour la politique ce qui a été fait pour l'économie. Cela suppose de donner un pouvoir beaucoup plus important qu'aujourd'hui aux institutions internationales au premier rang desquelles figurent l'ONU, le FMI et l'OMC. En effet, il faut bien reconnaître l'écart grandissant entre le pouvoir du marché, qui ne connaît plus d'entraves, et le pouvoir politique, qui reste circonscrit dans des frontières géographiques. Ce différentiel croissant explique notamment le renversement du rapport entre les Etats et les entreprises : alors que le secteur privé devait chercher l'accommodement de la puissance publique pour développer ses activités, largement ponctionnées par les impôts et les taxes, les multinationales sont désormais en mesure de faire plier les gouvernements qui doivent mettre en avant la compétitivité de leur pays et l'attractivité de leur régime fiscal.

La deuxième vision consiste à vouloir faire marche arrière par rapport à la mondialisation en poussant à l'intégration de grands ensembles régionaux unis à l'intérieur et partiellement protégés de l'extérieur. Ce système s'inspire directement du "Zollverein", union douanière des principaux Etats de la Confédération Germanique menée pendant la Révolution Industrielle. Tous les discours qui prétendent lutter contre le dumping social, environnemental ou monétaire se ramènent peu ou prou à ce système, non sans une certaine légitimité. Cette doctrine doit cependant affronter la théorie économique des échanges internationaux, portée par Smith puis par Ricardo, qui a été à la base même de la justification de la mondialisation.

Le choix politique est donc à faire entre un gouvernement -ou tout du moins une régulation- mondial et un monde multipolaire constituté de grands ensembles plus ou moins homogènes et protégés les uns des autres. Ces deux options ne sont d'ailleurs pas tout à fait exclusive l'une de l'autre et elles ont chacune trouvé bonne place dans le discours du Président de la République. Reste ensuite à savoir quel camp incarnera préférentiellement chacune de ces doctrines : aux Etats-Unis, il semble que les démocrates s'orientent davantage vers une forme de protectionnisme (les critiques d'Obama et de Clinton ont été nombreuses pendant les primaires sur le traité de libre-échange nord-américain avec le Mexique et le Canada) tandis qu'en France c'est plutôt la droite qui tient ce discours. Bien entendu, les choses ne sont pas encore figées et il faudra beaucoup de temps pour qu'un nouvel ordre politique voie le jour.

Ce choix ne se réduit pas aux seuls sujets économiques, il s'applique également aux questions énergétiques, environnementales et diplomatiques. Quoi qu'il en soit, cette crise prouve que la thèse de la fin de l'Histoire, popularisée par Francis Fukuyama, ne tient pas. Pas plus que l'Etat-providence keynésien au moment des Trente Glorieuses, le modèle libéral qui s'est imposé à partir des années 80 ne constitue une vérité définitive et indépassable. Contrairement aux vérités mathématiques, les vérités économiques ne sont valables qu'un temps : gare à ceux qui ne s'adaptent pas aux évolutions du monde.

21 septembre 2008

Sarkozy et l'action


Après une longue trêve estivale, je reprends ce blog en espérant que je n'aurai pas perdu trop de lecteurs en route. Pour commencer cette nouvelle saison, j'ai choisi un sujet ô combien original et à peine rebattu : Nicolas Sarkozy. En effet, cet homme, dont la personnalité m'apparaissait complètement transparente après la lecture du portrait de Yasmina Réza dans "L'aube, le soir ou la nuit", s'avère beaucoup plus difficile à saisir que je ne me l'imaginais. Le Président de la République est rempli de paradoxes et possède de nombreuses facettes.

Pendant la campagne électorale, cela pouvait passer pour de l'opportunisme électoral, il n'était d'ailleurs pas le premier à adapter son discours en fonction de son auditoire. Cela ne l'a pas empêché d'emporter la conviction des foules de manière éclatante pour une raison assez simple selon moi : Nicolas Sarkozy croyait, à chaque fois, à ce qu'il disait. Si on doit lui faire un procès, ce n'est pas en raison de son cynisme mais par son manque de cohérence : Nicolas Sarkozy accepte trop facilement la contradiction interne de ses propos.

Cette vision de la politique a longtemps heurté à la conception rationnelle que je m'en faisais, héritée certainement de ma formation scientifique où la non-contradiction est le préalable indispensable à la réflexion. Mais la politique n'est pas la science, elle est davantage le lieu de l'action que celui de la réflexion et elle doit être jugée en fonction de son efficacité plutôt que de sa vérité. La parole de l'homme politique est en cela fondamentalement différente de celle de l'écrivain, du philosophe ou du scientifique : elle n'a pas vocation à décrire la réalité mais à la modifier, en un mot, elle est performative.

C'est parce qu'il a compris cela que Nicolas Sarkozy est un homme politique d'envergure et pas un gestionnaire ou un administrateur, il refuse la fatalité et ne se résigne pas au statu quo du monde qui l'entoure. Ce trait de caractère peut s'incarner en lui de manière simpliste et vulgaire, notamment quand il fait du volontarisme l'alpha et l'oméga de sa politique, car la volonté de changer la réalité ne doit pas se transformer en déni de la réalité, à ce titre, "aller chercher la croissance avec les dents" est aussi stupide qu'inefficace.

En revanche, ce refus de la fatalité peut prendre une tournure beaucoup plus subtile comme le montre le débat sur la suppression de la publicité à la télévision. Nicolas Sarkozy a expérimenté ici le discours le plus performatif qui soit en lançant cette idée sans aucune concertation au milieu d'une conférence de presse, peu lui importaient alors les détails d'intendance ou les obstacles qui se dresseraient contre cette mesure, il la jugeait simplement souhaitable et possible. Dans ce cas de figure, nul doute qu'une consultation préalable aurait vidé l'idée de sa substance, on aurait trouvé toutes les raisons du monde pour en reporter l'application, pour diminuer la publicité plutôt que de la supprimer... Si le résultat de cette mesure sur l'équilibre économique de France Télévisions n'est pas encore connu, il est en revanche indiscutable que ce débat a conduit les chaînes publiques à modifier leur grille de rentrée en affirmant leur différence par rapport aux chaînes commerciales, en cela Nicolas Sarkozy a gagné en partie son pari. Tous ceux qui l'accusent d'agir de la sorte pour aider les chaînes privées dirigées par ses amis font ici preuve d'une mesquinerie qui n'est pas à la hauteur du débat, alors même qu'ils ont réclamé la suppression de la pub sur le service public à corps et à cris sans jamais l'obtenir.

La politique étrangère est le lieu de l'action par excellence, celui finalement où Nicolas Sarkozy devrait se sentir le plus à l'aise, pourtant le bilan est ici plus mitigé. La gestion de la crise du Tibet a en effet était tout à fait catastrophique, la France réussissant l'exploit de s'attirer les foudres de Pékin alors même que Nicolas Sarkozy a fini par se rendre à la cérémonie d'ouverture : "la guerre et le déshonneur" pour reprendre les termes de Churchill. La réintégration de la France dans le commandement intégré de l'OTAN et le lancement de l'Union pour la Méditerranée, quant à elles, illustrent la capacité de mouvement et d'impulsion de la diplomatie française sans que l'on voit très clairement les intérêts que pourrait en retirer notre pays. Il en va tout autrement du dernier évènement en date, à savoir la crise géorgienne, on peut bien évidemment trouver que l'Europe n'a pas été assez ferme face à la Russie mais elle a réussi, pour la première fois, à s'affirmer comme une puissance politique (alors que les divergences entre Etats étaient au moins aussi grandes qu'au moment de la crise irakienne), à obtenir l'essentiel, c'est-à-dire le cessez-le-feu dans les tous premiers jours du conflit et à commencer à réfléchir plus globalement à une politique russe commune des 27. Cette unité n'a été possible en grande partie par l'intervention très rapide de Nicolas Sarkozy en Russie et en Géorgie, pour une fois l'Europe se trouvait incarnée en une personne physique capable de discuter avec les autres puissances. Le Président de la République, à travers ces différentes crises ou initiatives est donc en train de trouver sa voie et de se départir de sa naïveté et de son amateurisme initial.

Sur le plan économique, les résultats de la politique de Nicolas Sarkozy sont plus décevants car dans ce domaine la cohérence redevient un élément incontournable. Le Président a cru à tort qu'il pouvait à la fois mener une politique de l'offre (car il savait que la faiblesse de la France était là) et une politique de la demande (pour répondre aux préoccupations sur le pouvoir d'achat). La crise financière actuelle fait craindre à certains (et espérer à d'autres) un effondrement de la confiance des Français dans l'exécutif, je pense qu'ils se trompent complètement. En homme d'action, Nicolas Sarkozy se nourrit des crises qui sont des moments exceptionnels où les cartes sont rebattues, il sait pertinemment que les grands hommes ne se révèlent que dans les grandes circonstances. Sa faible connaissance de l'économie ne lui permet pas de trouver par lui-même les solutions, ce travail doit incomber à ses conseillers, mais son audace et son intuition politique peuvent lui permettre, une fois le cap choisi, de l'atteindre dans de bonnes conditions. De ce point de vue, son discours du 25 septembre sur la crise revêt une importance considérable, car si le cap annoncé n'est pas le bon, Nicolas Sarkozy cherchera tout de même à l'atteindre par tous les moyens.

La crise financière, économique, géopolitique et énergétique, s'il est douloureuse pour les individus, est un terreau idéal pour révéler les grands hommes, Nicolas Sarkozy en a conscience et c'est pourquoi il se soucie si peu des attaques personnelles qu'il subit, notamment sur sa conception autoritaire du pouvoir. Même s'il y prête la plus grande attention, il arrive à regarder au-delà de cette agitation politicienne : plus que par ses contemporains, c'est par les livres d'histoire qu'il veut être jugé. Curieuse conclusion à propos d'un homme qui passe une partie de son temps le nez dans les enquêtes d'opinion, le paradoxe n'est en fait qu'apparent : Nicolas Sarkozy sait à quel point le chemin emprunté est aussi important que la destination finale en politique, et qu'avoir raison trop tôt ou trop tard revient au même que d'avoir tort.