26 février 2008

Jusqu'où le débat politique peut-il descendre ?


Depuis le week-end dernier, la vie politique française est réduite à cette interrogation brûlante : Nicolas Sarkozy a-t-il bien fait de répondre "casse-toi pauvre con" lors du salon de l'agriculture ? Cette réplique fait la une de tous les journaux, est en tête de tous les titres des journaux télévisés, est dans toutes les conversations. Qu'a-t-il bien pu se passer depuis les dernières élections présidentielles ? A cette époque, la France avait montré au monde entier qu'elle était capable de se passionner pour un débat politique de fond, elle était venue voter en masse au nom de ses convictions en faveur du candidat ou de la candidate qui avait le meilleur programme et qui incarnait le plus ses valeurs. Aujourd'hui, on ne parle plus que vie privée et dérapages. Le Président n'a pas un comportement à la hauteur de la fonction, il baisse dans les sondages, on l'interroge sur sa baisse, il s'énerve, l'opposition en rajoute, la majorité n'ose plus se réclamer lui. La médiocrité s'est emparée du débat politique, l'invective et la violence commencent à poindre. Bien entendu, Nicolas Sarkozy porte une immense part de responsabilité, il a initié ce mouvement, et quand bien même cherche-t-il à y mettre un terme, plus rien ne semble contrôlable. Pour reprendre un terme grec : nous vivons dans l'ubris, c'est-à-dire la démesure la plus totale.

Les médias, que l'on disait inféodés au pouvoir, se livrent à un réquisitoire tous azimuts de sa politique, les éditorialistes épousent ce mouvement d'opinion d'hostilité envers le Président. Comme toujours, ils expliquent après coup de manière brillante comment cette chute dans les sondages qu'ils n'avaient pas prévue était inéluctable. Les nouveaux salons mondains que sont les émissions de talk-show ont réouvert leurs portes : l'antisarkozysme s'y déchaine, tel chanteur prône la résistance, tel acteur qualifie de rafle l'expulsion d'immigrés entrés illégalement sur le territoire, tel philosophe compare le sarkozysme au pétainisme. Certains journalistes se mettent à faire les poubelles en révélant en place publique un "supposé" SMS. C'est ce climat, cette impulsion des gens "d'en haut" qui rend possible la scène du salon de l'agriculture où un simple passant ose insulter le Président de la République. C'est cette première prise à partie qui aurait du émouvoir le microcosme, pas la réponse. Un seul homme politique a condamné avec force le mépris dont pouvait être l'objet le plus haut représentant de la nation : il s'agit de Lionel Jospin, dont on reconnaît ici les qualités d'homme d'Etat car il ne confond pas l'opposition avec le lynchage.

Nicolas Sarkozy sert de paratonnerre ou de catalyseur à toute la haine qui se répand habituellement sur la classe politique. A travers lui, ce sont tous les responsables publiques qui sont attaqués, ils sont devenus ces dernières années les carpettes sur lesquelles il est de bon ton de venir s'essuyer les pieds. Cette forme de critique se drape dans les habits de l'impertinence, force est de reconnaître qu'elle mérite amplement ce qualificatif, mais pas au sens où en l'entend habituellement. Quelle pertinence y'a-t-il en effet à interpeller le Président de la République sur sa vie et ses propos privés quand ce sont ses actions et ses prises de parole publiques qui devraient susciter la controverse ? Plutôt que de porter le débat sur la politique du gouvernement, nombre d'opposants contribuent à la diversion, ils détournent les Français des vrais problèmes politiques du pays. Pourtant les sujets ne manquent pas : laïcité, politique étrangère, réforme de l'école primaire et surtout politique économique.

En effet, le contexte économique mondial s'assombrit de mois en mois, la croissance faiblit, la crise dite des subprimes n'en finit pas de s'étendre, les matières premières s'envolent ce qui contribue à la montée des prix à la consommation. Ajoutons des problèmes plus récurrents comme l'augmentation des dépenses de sécurité sociale, l'explosion de la dette extérieure ou la nécessaire réduction du déficit public. Malgré cela, la question économique n'est plus débattue en France, la faute à un Président qui se disperse et lance d'innombrables chantiers périphériques et à une opposition trop contente de pouvoir surfer sur l'impopularité de l'exécutif sans avoir à trancher ses différends internes. Les conditions étaient pourtant toutes réunies, avec la remise du rapport Attali sur la libération de la croissance, pour que s'engage un débat de fond dans le pays. Au lieu de cela, on s'est focalisé sur la question "lilliputienne" des taxis et autres professions réglementées. Les pistes de la commission ne manquent pourtant pas d'audace avec le pari du numérique et de la société de la connaissance.

Il faut prendre garde à ce que la critique, souvent légitime, du sarkozysme ne se transforme en coagulation de tous les conservatismes et de tous les corporatismes. La tentation est forte de vouloir stopper le mouvement de réforme qui a été impulsé au sommet de l'Etat. L'année 2008 sera particulièrement éclairante, avec la mise en application de la Révue Générale des Politiques Publiques, le rendez-vous des retraites et les mesures annoncées par le gouvernement sur la compétitivité de notre pays. Chacun devra prendre ses responsabilités : le Président de la République ne devra pas fléchir malgré l'impopularité et le probable échec de la majorité aux municipales, l'opposition devra s'employer à une critique constructive et responsable, les médias devront se livrer au travail de pédagogie nécessaire pour que le pays prenne conscience de la gravité des enjeux.

Ayons toujours en tête l'exemple de la Fronde sous Richelieu et surtout sous Mazarin, ce mouvement populaire regroupant tous les conservatismes face à un mouvement de modernisation du pays sans précédent mené par les deux Cardinaux-ministres. A cette époque déjà, on pointait du doigt le comportement privé à la tête de l'Etat, les "mazarinades" se multipliaient pour moquer le Cardinal Italien, on l'accusait de manipuler, pour ne pas dire plus, Anne d'Autriche, régente du royaume et mère de Louis XIV. Malgré leur très faible popularité pendant leur gouvernement, l'Histoire a tranché en faveur de Richelieu et de Mazarin, elle a reconnu qu'ils ont été les artisans de la France moderne et unie tandis que la Fronde était le baroud d'honneur d'une société féodale et divisée. Chaque opposant doit méditer cet exemple, en recherchant l'intérêt de son pays avant l'intérêt de son parti ou de sa corporation. La sévérité du jugement de l'opinion envers Nicolas Sarkozy ne sera rien face à la sévérité du jugement de l'Histoire sur ses opposants s'ils persistent dans la voie qu'ils empruntent aujourd'hui.

17 février 2008

Non à la laïcité bisounours


Karl Marx nous l'avait bien dit : la religion, c'est l'opium du peuple. Cette maxime, bien que provenant du fondateur du communisme, n'a en tous cas pas échappé au Président de la République ou à ses conseillers. En effet, il ne se passe plus une semaine sans que Nicolas Sarkozy n'évoque ce sujet dans ses discours, comme ce fut le cas à Saint-Jean de Latran, à Ryad ou lors du dîner annuel du CRIF. Chrétiens, Musulmans ou Juifs, personne n'est oublié, chacun a droit à sa petite attention. Il n'y a rien de surprenant à tout cela, ici comme ailleurs, Nicolas Sarkozy fait maintenant ce qu'il a annoncé hier, sa vision est ainsi très clairement exposée dans son livre "La République, les religions, l'espérance". Pour faire court, Nicolas Sarkozy est un partisan de la laïcité bisounours, c'est-à-dire tolérante et naïve.

Qu'y a-t-il en effet derrière le concept de laïcité "ouverte" défendue par le chef de l'État ? Avant tout une volonté de tourner la page des oppositions passées entre les religions, au premier rang desquelles la religion catholique, et la République. Il s'agit de proposer une paix des braves, à laquelle seraient conviés les nouveaux venus depuis 1905, en particulier les musulmans. Au nom de l'égalité, on réclame donc que l'État puisse subventionner la construction de mosquées, comme il l'a fait auparavant pour les églises des catholiques, que chaque confession puisse développer un enseignement privé en France ou encore que chaque religion se dote d'organisations représentatives pour dialoguer avec l'État, comme le Conseil Français du Culte Musulman. Au nom de la menace de choc des civilisations, le Président souhaite que la France ait un rôle moteur pour faire entrer l'islam dans la modernité et pour le rendre compatible avec les valeurs de l'Occident. Toutes ces raisons sont louables et du succès de ces entreprises dépend une partie de notre vivre-ensemble voire de la stabilité géopolitique. En cela, le discours de Ryad est certainement une opération importante et plutôt réussie pour la diplomatie française.

Pour Nicolas Sarkozy, la laïcité s'apparente à la tolérance. Bien entendu cette tolérance n'est pas choquante en soi, mais elle ne suffit pas à définir ce qu'est la laïcité "à la Française". En effet, avant de ne favoriser ou de ne subventionner aucun culte, la laïcité exige en premier lieu la séparation du spirituel et du temporel, c'est-à-dire du politique et du religieux. Cela implique que les affaires de l'Église et celles de l'État n'interfèrent pas. Ainsi, il n'est pas du ressort de la République Française de chercher à combler le retard de l'Islam par rapport au catholicisme sur le plan des infrastructures ou de l'organisation ou de faire entrer l'Islam dans la modernité comme il n'est pas du ressort des religions d'imposer leurs rites, leurs traditions ou leur dogmes dans l'espace public où seul l'État fixe la norme. Dans de très nombreux pays qui se disent laïques, seule la première condition est respectée et on tolère tout à fait que la religion investisse le champ politique, notamment par le biais du lobbyisme, la France a cette particularité d'exiger une plus grande étanchéité.

Il faut ajouter la naïveté, ou plutôt la fausse naïveté, à la vision sarkozyenne de la laïcité car elle tend à faire croire qu'il n'existe pas de véritable débat entre croyants et non-croyants, ou entre laïques et religieux. C'est un fait que la laïcité s'est imposée en France avant tout contre les religions. Nous sommes, sur ce point, les héritiers directs des Lumières et en particulier de Voltaire. Le mouvement laïque, souvent anticlérical, a cherché à apporter une réponse à sa célèbre interrogation : "N'est-il pas honteux que les fanatiques aient du zèle et que les sages n'en aient pas ?". D'ailleurs, plus que de laïcité, il faut parler en France de sécularisation, c'est-à-dire d'un processus qui vise à désacraliser et à rationaliser des pans entiers de la vie sociale jusque là investis par la religion. C'est un combat de la raison face à l'obscurantisme, de la vérité contre la croyance, de la liberté contre l'assujettissement. De ce point de vue, la laïcité est, au regard de l'Histoire, un élément essentiel de notre civilisation. Dire cela, ce n'est pas nier l'apport considérable de la civilisation chrétienne, mais justement le replacer à sa juste place : celui du culturel et non du transcendant. A Ryad, Nicolas Sarkozy n'est pas allé jusque là, même s'il a rappelé avec raison l'importance du passage d'un Dieu immanent, c'est-à-dire dans la nature, à un Dieu transcendant pour libérer l'Homme, il n'empêche que ce raisonnement ne suffit pas dans une société laïque comme la nôtre.

Là où le Président de la République a franchi le Rubicon, c'est lorsqu'il a prononcé ces mots lors de son discours de Saint-Jean de Latran : "En donnant en France et dans le monde le témoignage d'une vie donnée aux autres et comblée par l'expérience de Dieu, vous créez de l'espérance et vous faites grandir des sentiments nobles. C'est une chance pour notre pays, et le Président que je suis le considère avec beaucoup d'attention. Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance". En effet, on ne peut pas placer la morale religieuse au-dessus des valeurs républicaines véhiculées par à l'école. Un citoyen est en droit de penser cela, pas un Président de la République. Là encore, tout l'héritage des Lumières consiste à mettre sur pied une morale laïque, qui n'ait plus besoin de faire appel à des éléments transcendants pour convaincre les individus de son bien-fondé. Si tel n'était pas le cas, comment ferait-on pour maintenir l'ordre public dans un pays qui compte plusieurs millions d'athées ? On peut donc soutenir tout à la fois, c'est même une nécessité, qu'il faut rationaliser et moraliser les rapports humains.

Il y a une dizaine d'années, trois pays se déclaraient ouvertement laïques : la France, la Turquie et l'Irak. L'Irak est aujourd'hui livrée aux violences entre sunnites et chiites, la Turquie vient d'élire un Président qui refuse que sa femme apparaisse en public non voilée et qui vient d'autoriser l'usage du foulard à l'université, reste la France qui, à dire vrai, était déjà le seul pays authentiquement laïque des trois. En France il n'y a pas de religion d'Etat contrairement à la plupart des monarchies européennes (Royaume-Uni, Danemark...), les prêtres ne sont pas des fonctionnaires, contrairement à l'Allemagne ou à l'Irlande, il n'y a pas de délit de blasphème comme en Pologne, on ne prête jamais serment sur la Bible comme aux Etats-Unis. Mieux encore, la France est certainement le seul pays du monde à avoir développé l'idée de temple laïque avec le Panthéon : la République a cherché à se sacraliser et à priver petit à petit la religion de ses prérogatives.

Ne nous y trompons pas, revenir sur la loi de 1905, quels que soient les motifs invoqués, ce serait accomplir un acte de dé-civilisation. Les Français ne souhaitent pas cette évolution, ils sont fiers, à juste titre, de ce particularisme qui est si profondément ancré dans l'Histoire de notre pays. Ils puniront sévèrement les responsables qui le remettront en cause.

12 février 2008

Du mauvais usage de l'économie en politique


Peut-on encore dire, à l'instar d'un Lord Anglais du début du XXème siècle qu'il y ait deux types de problèmes dans la vie : les problèmes politiques, qui sont insolubles, et les problèmes économiques, qui sont incompréhensibles ? En effet, aujourd'hui, la politique semble se fondre entièrement dans l'économie tant et si bien qu'on ne parvient plus à les distinguer. Bien entendu, il est légitime que les préoccupations économiques et sociales soient profondément ancrées dans la population, surtout dans une période de déclin relatif, mais c'est aujourd'hui tout le raisonnement politique qui est complètement calqué sur l'économie. Cette dernière est passée du statut de science sociale descriptive et explicative à une science plus dure et normative.

Pour Keynes, qui restera certainement l'économiste qui aura le plus marqué le XXème siècle, les hommes politiques appliquent sans le savoir les recommandations d'économistes dont ils ignorent le nom. Il faut désormais inverser complètement le raisonnement : les hommes politiques mettent en avant les recommandations d'économistes de renom dont ils ne comprennent pas le contenu. Pour chaque nouvelle mesure, le gouvernement s'appuie sur les conseils de certains économistes, puis c'est au tour de l'opposition et de a presse de solliciter d'autres économistes pour en chiffrer les résultats et, dans la plupart des cas, pour en démontrer l'inutilité. Comme le Conseil d'Etat, les économistes sont aujourd'hui juges et parties : ils conseillent et ils sanctionnent l'action gouvernementale.

Ce phénomène a atteint son paroxysme lors de la dernière campagne présidentielle, à propos du chiffrage des programmes des différents candidats. A force d'arguments d'autorité, certains économistes ont calculé au million près le coût des mesures préconisées par Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal ou François Bayrou. Cela tenait déjà du miracle quand on connaît les incertitudes gigantesques qui entourent ces chiffrages : comment évaluer, en effet, le coût du passage du SMIC à 1500 euros sur le prochain quinquennat quand la candidate socialiste ne précise pas quelle année cette mesure entrera en vigueur ? Mais surtout, c'est regarder la politique par le tout petit bout de la lorgnette, on ne peut pas se contenter de chiffrer les dépenses en faisant abstraction des recettes qui doivent résulter de la mise en place des nouvelles mesures. La polémique actuelle sur le paquet fiscal est du même ordre : dire qu'il "coûte" 15 milliards d'euros n'a aucun sens puisque cet argent, d'une manière ou d'une autre sera réinjecté dans l'économie et qu'il reviendra donc pour une bonne partie dans les caisses de l'Etat. Un économiste de l'Institut de l'Entreprise (qui réalisait les chiffrages des programmes) expliquait à l'époque que les incertitudes sur les recettes étaient trop grandes et qu'il préférait s'en tenir aux dépenses. En d'autres termes, il avouait à mots couverts que cet exercice ne servait strictement à rien, sauf à considérer que le futur Président doit être celui qui propose le moins-disant en terme de programme.

Le problème de fond dans la relation entre la politique et l'économie est avant tout une confusion entre le descriptif et le normatif. Il faut, en effet, savoir de quelle économie on parle. Il y a tout d'abord l'économie générale, qui s'apparente principalement à de la comptabilité, et qui définit et relie certaines grandeurs entre elles, comme la monnaie, les prix, l'investissement, l'épargne, la consommation, la production, les exportations, les importations... Cette branche de l'économie cherche avant tout à décrire les moyens que les hommes ont de s'échanger certains produits et selon quels mécanismes se répartissent les richesses. Il n'est nullement question ici de théories, tout le monde doit bien reconnaître, par exemple, que la richesse produite est soit consommée, soit épargnée, soit exportée. Toutefois, si l'économie générale et en particulier la comptabilité nationale (PIB, balance commerciale,...) n'est pas sujette à l'idéologie, elle est le résultat d'un grand nombre de conventions comptables qui peuvent sembler arbitraires et qui doivent coïncider au maximum avec celles utilisées par les autres pays. On peut prendre l'exemple du calcul du produit intérieur brut, qui est censé représenter la somme de toutes les valeurs ajoutées produites sur le territoire Français. On comprend très bien ce raisonnement pour ce qui est d'une usine qui créé un bien utile à partir de matières premières et de consommations intermédiaires qui le sont moins, mais il est beaucoup plus discutable d'intégrer les services à ce calcul ou d'en exclure la valeur ajoutée produite dans chaque ménage (bricolage, cuisine, ménage,...). Malgré ses imperfections, l'économie générale est un domaine relativement solide, qui doit être impérativement maîtrisée par tous ceux qui entendent donner leur avis sur les problèmes économiques. C'est cette partie qui devrait être enseignée en priorité aux élèves de la filière ES.

A côté de cette branche de l'économie, on trouve une multitude de théories économiques, qui proposent des modèles de fonctionnement de certaines parties de l'économie réelle et qui se regroupent en grandes familles de pensée : les keynésiens, les classiques, les monétaristes... On peut prendre l'exemple de la théorie du commerce : des modèles très simples, formulés par Smith puis par Ricardo, montrent que tous les pays ont intérêt au libre-échange, chacun se spécialisant selon ses avantages comparatifs (pour Smith il s'agissait seulement d'avantages absolus). Ces théories ont mis fin à l'idée que dans un échange, il y avait forcément un gagnant et un perdant, leur portée est à ce point considérable qu'elles justifient, à l'heure actuelle, la baisse des barrières douanières ou l'existence de l'OMC. Cependant, comme toute théorie, elles reposent sur des hypothèses et sont soumises à controverse, il est donc inexact de les présenter comme une vérité scientifique. On peut, par exemple, fonder une autre théorie qui suppose que le bonheur des peuples ne dépend pas du niveau absolu de leur richesse mais du niveau relatif par rapport à ses voisins. Dans ce cas, le libre-échange ne va plus forcément de soi.

Plus récemment, en particulier grâce aux développements de l'informatique, on a vu se développer l'économétrie. Cette science, qui dérive directement des statistiques, consiste à rechercher, de manière empirique, des corrélations entre différentes variables économiques. Par exemple, on peut s'intéresser à l'impact de l'âge, du sexe et de l'ancienneté sur le salaire en France, ou encore à la relation statistique entre la criminalité et la présence policière dans les villes. L'économétrie se présente donc sous l'apparence de l'objectivité la plus totale, rompant ainsi avec le temps des modèles économiques où l'on essayait de se mettre à la place des divers acteurs pour prévoir certaines de leurs réactions. Pourtant, quand il choisit son modèle de régression (c'est-à-dire les paramètres qui doivent expliquer la valeur d'une variable), l'économètre a déjà mis beaucoup d'idéologie. En effet, on ne peut pas partir de rien et il faut bien quelques idées avant de mettre en place un modèle statistique, il n'est pas innocent de penser que le salaire varie en fonction de certains paramètres comme le sexe ou l'âge. En outre, il y a un pas entre la corrélation et la causalité, de ce point de vue, l'économétrie est soumise aux mêmes écueils que la sociologie : si l'on constate que les droitiers sont moins payés que les gauchers (ce n'est qu'une simple hypothèse), est-ce parce qu'ils sont moins productifs ou parce qu'ils sont discriminés ?

Enfin, vient la politique économique qui est, par essence, normative puisqu'elle entend prescrire la politique à suivre pour réaliser certains objectifs économiques. Pour cela, il convient de s'appuyer sur d'autres branches de l'économie : classiquement les théories économiques mais de plus en plus l'économétrie ou le "benchmarking" par rapport à d'autres pays comparables. Et c'est là que le bât blesse : il faut faire très attention pour transcrire des modèles remplis d'hypothèses ou des mesures remplies d'incertitudes en action à entreprendre. Là où une théorie économique devient de l'idéologie, c'est quand, par soucis de simplification, on ne mentionne plus les hypothèses qui sous-tendent le modèle : quel député libéral est actuellement en mesure d'expliquer les raisons profondes qui motivent le libre-échange ? Quel député socialiste peut justifier la pertinence des mesures de relance budgétaire ? Il ne faut pas non plus sous-estimer les difficultés techniques propres à l'économie : on ne peut pas se contenter de mesurer l'impact de telle ou telle mesure "toutes choses égales par ailleurs". De même qu'ils ne parviennent que très rarement à prévoir les crises ou à mesurer la croissance, les économistes sont souvent bien incapables de chiffrer l'effet d'une flexibilité accrue du marché du travail sur l'emploi ou encore d'une mesure de relance budgétaire sur la consommation et le PIB. Bien entendu il ne s'agit pas de tomber dans un excès inverse en ôtant tout intérêt aux analyses des économistes en matière de décisions politiques, mais d'être conscient des limites et des hypothèses qui leur sont propres plutôt que de les boire comme des paroles d'évangile. La faible culture économique des milieux politiques et journalistiques les rend aujourd'hui dépendants de ces "dires d'experts" souvent contradictoires.

Plus on fait d'économie, plus on se rend compte que l'on n'est pas sûr de grand chose. Comme toutes les autres sciences sociales, celle-ci se heurte à l'imprévisibilité des comportements humains, à la complexité et à la variabilité des systèmes étudiés. La politique économique ne doit, par conséquent, pas être laissé aux seuls économistes, elle doit surtout être coordonnée, cohérente et menée au bon moment.