Le développement durable est aujourd’hui dans toutes les têtes et sur toutes les lèvres, mais il demeure encore largement impensé. Plus que d’un projet politique, il s’agit de la description d’un horizon souhaitable où cohabiteraient le développement économique, la justice sociale et la protection de l’environnement. Or ces objectifs sont assez largement opposés deux à deux et ce n’est que par une manipulation dialectique que l’on essaye de concilier ces contraires, ce qui aboutit à un discours qui se contorsionne de plus en plus pour se libérer in fine du réel.
1. L’économique et le social : l’explosion du compromis keynésien
La première brique sur laquelle repose le développement durable, c’est le progrès conjoint de l’économique et du social que l’on appelle le compromis keynésien et qui a été longtemps le programme politique fructueux de la social-démocratie. L’idée est que payer convenablement de grandes masses de travailleurs permet de constituer un marché de masse et donc de contribuer au progrès économique. Il y a donc une externalité positive (et non un bénéfice direct) à bien payer ses salariés, mais qui n’a rien à voir avec le poncif selon lequel Ford payait bien ses salariés afin qu’ils puissent s’acheter des voitures. En effet, en payant bien ses salariés, Ford fait du bien à toutes les entreprises mais il se fait du mal car il augmente ses coûts de production, ce n’est que si l’ensemble des entreprises réagit de la même manière (dans une certaine limite : au-delà on ne fait que créer de l’inflation) que le système est stable. A la vérité, si Ford payait bien ses salariés, c’est parce qu’il voulait attirer chez lui les travailleurs dans une situation de plein emploi, c’était donc le symptôme d’un rapport de force favorable aux travailleurs. Ce qui a permis ce compromis keynésien, ce qui a contraint ce compromis keynésien, c’est le cadre politique national et la moyennisation de la société (au sens de développement de la classe moyenne, c’est-à-dire une certaine homogénéisation de la société).
La mondialisation, en faisant éclater le cadre national, rend impossible la poursuite de ce compromis keynésien. En effet, la production et la consommation se réalisant de plus en plus dans des endroits distincts, il n’y a plus cette externalité positive évoquée précédemment : une entreprise exportatrice est avant tout intéressée par la baisse de son coût de production et donc par une pression à la baisse sur les salaires. Peu importe en effet pour un exportateur de participer à une dépression économique là où il produit si le marché où il vend n’en est pas affecté. Il faudrait à l’échelle du monde ce qu’ont été les Etats nations au temps des Trente Glorieuses, c’est-à-dire un cadre politique cohérent et contraignant, pour que l’externalité positive soit maintenue et que subsiste le compromis keynésien. Et encore, cette situation aurait pour préalable une « moyennisation » de la société mondiale qui serait difficilement vécue par les riches que nous sommes tous en tant qu’Occidentaux. Nous assistons donc à une déconnexion des intérêts économiques et sociaux, dont les crises mondiales à répétition ne sont que la manifestation : le système se maintient tant bien que mal grâce aux prêts des riches (de plus en plus riches) vers des pauvres (de plus en plus pauvres) afin qu’ils continuent à consommer. L’accumulation des dettes à l’échelle mondiale, qu’elles soient privées (les subprimes) et publiques (les dettes souveraines), n’est que la conséquence de cette déconnexion entre l’économique et le social, de cette « démoyennisation ».
2. L’économique et l’environnemental : le mythe de la croissance verte
La deuxième brique qui sous-tend le développement durable, c’est l’idée que le développement économique est compatible avec la préservation de l’environnement et en particulier avec la gestion des ressources naturelles (matières premières, eau, énergie, biodiversité…). Certes, en théorie, la croissance économique est agnostique sur le plan de la consommation de ces ressources : on peut très bien concevoir un système où le développement économique se fait par l’exploitation de ressources énergétiques et minières non renouvelables ou un système dans lequel les biens les plus prisés soient renouvelables (nourriture et vêtements produits sans intrants, idées…). Force est de reconnaître que depuis le début de la Révolution industrielle, c’est la première version qui s’est imposée, pour la simple et bonne raison qu’elle permet de « profiter » d’un stock patiemment constitué (les réserves de pétroles, les gisements de charbon, de fer, de cuivre…) plutôt que d’attendre que les ressources renouvelables … se renouvellent !
Tant que l’économie est matérielle (et elle d’autant plus avec la dématérialisation des iPad et des data centers), l’activité économique a des conséquences négatives sur la préservation de l’environnement. Proposition miroir de la précédente : les politiques de préservation de l’environnement freinent l’activité économique. Préserver la biodiversité, gérer quantitativement et qualitativement les ressources en eau, limiter les rejets dans l’air… tout cela a un coût. Les tenants de la croissance verte diront que derrière ce coût il y a des emplois et donc de la consommation future, ils feraient bien de relire Frédéric Bastiat et sa distinction entre ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas (http://bastiat.org/fr/cqovecqonvp.html) !
L’environnement et l’économie sont donc en grande partie opposés. En particulier, l’écologie est fondamentalement un anti-keynésianisme, c’est le refus de penser que produire des choses inutiles puisse être un bien ou que la consommation est comme une bicyclette : il faut toujours avancer pour éviter de tomber. Dans la logique keynésienne, c’est la demande qui dicte l’offre et entraîne la production alors que dans la logique écologiste, c’est la production renouvelable possible qui dicte la demande tolérable.
3. L’environnemental et le social : la difficile acceptabilité sociale de l’écologie
La dernière brique constitutive du développement durable, c’est l’idée que l’écologie est socialement acceptable, c’est-à-dire que les corrections introduite par la préservation de l’environnement ne pénalisent pas les plus pauvres par rapport aux plus riches. La mise en place d’une taxe carbone ou l’instauration de zones en centre-ville où les véhicules les plus polluants (c’est-à-dire les vieux diesels) seraient interdits de circuler montrent bien qu’il en va tout autrement. En effet, ces deux initiatives sont indiscutables sur le plan écologique mais ne sont pas socialement acceptables car elles touchent les plus pauvres.
On pourrait prétexter qu’il s’agit de deux exemples parmi d’autres, mais il y a une raison de fond à cette opposition entre l’environnement et le social : parce qu’ils cherchent plus à satisfaire des besoins (se nourrir, se chauffer, se déplacer) que des désirs, et que les besoins sont plus matériels que les désirs (il suffit de comparer le chauffage d’un logement à la lecture d’un livre), il s’avère que les pauvres dépendent plus de la « matière » (en proportion de leur consommation) que les riches. Par voie de conséquence, taxer l’essence ou l’électricité a des conséquences plus fortes sur les classes les plus défavorisées. Une manière de résoudre ce problème, c’est la lutte contre la précarité énergétique qui est une problématique montante dans le débat publique. Il s’agit d’aider les plus pauvres à isoler leur logement afin de diminuer leur consommation d’énergie et donc de limiter leurs dépenses. Dans le cas où les taux de retour sur investissement de telles opérations sont raisonnables, on trouve bien une synergie entre une politique sociale et une politique environnementale. Mais très souvent, les taux de retour sur investissement sont très longs (40 ou 50 ans), si bien que l’impact social d’une politique contre la précarité énergétique est moindre que si on donnait directement la subvention au propriétaire et qu’il continuait à payer de grosses factures d’énergie.
Conclusion
Le développement durable se base sur trois concepts (le compromis keynésien, la croissance verte et l’acceptabilité sociale de l’écologie) qui sont autant de renversements dialectiques. Ce sont des intentions qui sont exprimées d’autant plus fort qu’elles ne vont pas de soi. Comme souvent en politique, on confond ce qui est avec ce qui est souhaitable, et c’est le réel qui fait les frais de cette contorsion dialectique. Comme cela est souvent observé dans les dissertations de lycéens, c’est la synthèse qui est fumeuse ! Or le développement durable est le résultat d’une triple synthèse.
On peut penser que l’opposition entre l’économique et le social est conjoncturelle, le passé (les Trente Glorieuses) ayant montré qu’il pouvait en être tout autrement. En revanche, l’opposition entre l’environnement d’un côté et l’économique ou le social de l’autre me semble nettement plus durable. L’économique et le social ont en effet le mouvement (certains diront le progrès) en commun alors que la protection de l’environnement est une recherche de stabilité, d’immobilité. Prométhée d’un côté, le Cosmos de l’autre.
L’écologie est fondamentalement un conservatisme. Ironie de l’histoire politique, ce conservatisme est né dans le camp du progressisme. Ceux qui répètent à longueur de phrase qu’être écologiste, c’est forcément être de gauche se trompent, sauf à penser que dans la mondialisation libérale, c’est la gauche qui incarne le conservatisme et la droite le progressisme.