23 juillet 2009

Pourquoi la CRE a-t-elle raison face à Voltalis

L'affaire, au départ tout à fait technique, fait aujourd'hui la une des journaux : la Commission de Régulation de l'Energie (CRE) a demandé à Voltalis, une entreprise qui permet aux particuliers de faire des économies d'électricité, de compenser aux producteurs d'électricité ladite réduction de consommation. Présenté comme cela dans la presse, cette nouvelle m'a fait bondir. A quoi bon énoncer de grands principes de maîtrise de la demande en énergie lors du Grenelle si c'est pour qu'une autorité administrative indépendante vienne ainsi taxer la vertu au profit du vice ! Et pourtant, en y regardant de plus près, je me suis rendu compte que ce dossier était complètement contre-intuitif et que c'est finalement la CRE qui avait raison face à Voltalis.

Commençons par resituer un peu le contexte. Voltalis propose à des particuliers d'installer chez eux un boîtier commandé par Internet qui permet de couper le chauffage électrique ou le chauffage de l'eau (ou d'autres appareils) pendant des périodes de tension sur le marché électrique, c'est-à-dire quand l'offre devient légèrement inférieure à la demande. Ce faisant, le particulier qui a un boîtier Voltalis consomme moins d'électricité (10% en moyenne nous dit-on). Mais l'intérêt de l'offre de Voltalis n'est en réalité pas pour le client mais pour le gestionnaire du réseau électrique RTE. En effet, étant soumis à des tarifs réglementés, le consommateur particulier paye tous les jours l'électricité au même prix, quelque soit la tension du marché électrique : il n'a donc aucune raison de préferer couper son chauffage électrique aujourd'hui plutôt que demain. La réduction de consommation que lui permet Voltalis, il pourrait en fait l'obtenir tout seul, en coupant automatiquement tous les jours son chauffage électrique ou le chauffage de son eau chaude sanitaire (cela ne doit pas être trop compliqué à installer).

En revanche, comme je le disais, RTE est très intéressée par ce type d'offre. Pour bien le comprendre, il faut expliquer comment fonctionne le marché électrique. Pour simplifier nous dirons que deux entreprises se partagent le marché de la distribution d'électricité : EDF et POWEO. A J-1, ces deux entreprises font une prévision de la consommation de leurs clients et s'arrangent pour produire ou pour acheter sur le marché de gros la quantité nécessaire d'électricité. Puis le jour J, RTE est chargé d'assurer l'équilibre entre l'offre et la demande, ce qui n'est jamais assuré car il y a toujours des erreurs de prévisions de la part de EDF ou de POWEO. En cas de sous-production, RTE doit donc trouver d'urgence des moyens de rétablir l'équilibre. Trois possibilités s'offrent à lui, soit il fait appel à des centrales (à gaz ou à fioul) qui augmentent leur production, soit il fait appel à l'effacement de gros clients industriels, soit il fait appel à des sociétés comme Voltalis pour pratiquer ce qu'on appelle l'effacement diffus de consommateurs particulier. RTE organise une sorte d'enchère, selectionne le moins cher et fait payer ce prix à EDF et à POWEO en fonction de leurs erreurs de prévisions de consommation ou de leur sous-production.

Imaginons le cas limite suivant pour bien comprendre la décision de la CRE : POWEO prévoit une consommation de 100, EDF également et Voltalis a la capacité d'effacer une consommations de 100 chez des particuliers qui se trouvent tous être des clients EDF. En réalité, POWEO s'est trompé car ses clients demandent 200 le jour J. On a donc 200 du côté de la production (100 pour EDF et 100 pour POWEO) et 300 du côté de la consommation (200 POWEO et 100 EDF). Pour rétablir l'équilibre, RTE sélectionne l'offre de Voltalis qui efface toute la consommation des clients EDF. On a donc désormais 200 du côté de la production (toujours 100 pour EDF et pour POWEO) et 200 du côté de la consommation (200 pour POWEO et 0 pour EDF). RTE fait payer le prix de l'offre à POWEO qui s'est trompé et tout le monde est quitte ! Le problème, c'est qu'EDF n'est pas du tout d'accord car il est contraint à maintenir sa production à 100 pour assurer l'équilibre (ce qui lui génère des coûts) mais qu'il n'a plus aucun revenu puisque tous ses clients ont été effacés !

C'est pour remédier à cette situation que la CRE demande, dans un tel cas de figure, à Voltalis de compenser l'effacement à EDF. Cette "taxe" doit donc être inclue dans l'offre de Voltalis à RTE qui la refacturera ensuite à POWEO : la logique et la morale sont donc sauves ! Voltalis reconnaît que POWEO doit bien compenser EDF pour son erreur, mais il proposait que cette compensation se fasse après, directement entre POWEO et EDF sans que Voltalis ne rentre dans le circuit. Au premier abord on se dit que cela revient à peu près au même : pour EDF, Voltalis et RTE en tous cas. Mais pas pour POWEO cette fois !

En effet, imaginons que RTE se retrouve face à deux offres pour rétablir l'équilibre : une de Voltalis pour un montant de 75 (sans taxe à EDF à ce stade) mais qui implique une compensation de POWEO à EDF de 50 et une offre d'une centrale à gaz qui se propose d'augmenter sa production pour un montant de 100. RTE choisit l'offre la moins chère, celle de Voltalis et dit à POWEO : vous me devez 75 et par ailleurs vous devez compenser 50 à EDF. A ce moment, POWEO est en droit de répondre : vous devez par principe choisir l'offre la moins chère, or il m'en coûte au final 125 alors que l'offre de la centrale à gaz était à 100. On comprend bien dès lors que les deux mécanismes (compensation d'EDF ex ante ou ex post) ne sont pas équivalents car ils peuvent modifier la place de l'offre de Voltalis dans les enchères de RTE.

Dans les faits, il est toutefois difficile d'imaginer comment l'offre de Voltalis pourrait être moins compétitive que l'offre d'une centrale à gaz, même en tenant compte de la compensation à EDF. En effet, l'électricité effacée est presque toujours moins chère qu'une quantité équivalente d'électricité de pointe produite par la centrale à gaz. La taxe évite donc que Voltalis se fasse une marge colossale. Mais imaginons que l'offre de Voltalis soit parfois plus chère que celle d'une centrale à gaz. RTE ne devrait-il pas, au nom de l'efficacité énergétique choisir tout de même l'offre de Voltalis ? La réponse est non, car ce n'est pas à RTE de définir la politique énergétique de la France ! Cet organisme doit choisir l'offre la moins chère, si l'on souhaite à tout prix renchérir l'offre de la centrale à gaz, alors il faut mettre en place une taxe sur les émissions de CO2, mais de grace, ne confondons pas les problèmes et ne confondons pas les rôles.

Reste une question, qui permet peut-être de régler ce dilemme : comment rendre l'offre de Voltalis attractive pour les consommateurs (ce qu'elle n'est pas aujourd'hui au-delà de la bonne conscience qu'apporte l'idée d'éviter des émissions de CO2) ? La solution c'est de passer aux prix de marché de l'électricité, au moins pendant les périodes de pointes. Il faut en effet faire sentir au consommateur quand l'électricité coûte cher à produire, ce que ne fait pas un tarif régulé. Dès lors le boitier Voltalis permettrait de diminuer la consommation d'électricité d'un ménage au moment où cette électricité coûte cher. Dans ce cadre, où Voltalis n'interviendrait plus directement avec RTE mais avec les particuliers, EDF ou POWEO ne seraient plus légitimes à exiger la moindre compensation, à eux d'essayer d'estimer correctement le profil de consommation d'un de leur client qui possède un boitier Voltalis.

Quoi qu'il en soit, la décision de la CRE, contrairement aux apparences est pleine de bon sens. Le battage médiatique orchestré par Voltalis illustre parfaitement le manque total de fiabilité de la presse généraliste dès lors que les sujets deviennent un tant soi peu techniques.

09 juillet 2009

Comment l’Etat doit-il agir face aux discriminations ?


« Le plus grand malheur du siècle, c’est la discrimination dont le bonheur fait preuve. » Julien Féret

1. De quelles discriminations est-il question ?

La discrimination, au sens littéral, c’est l’exercice du goût. Il y a certaines choses que j’aime, d’autres que je n’aime pas et j’essaye d’adapter mon comportement en conséquence, par exemple en achetant un disque parmi des centaines à la Fnac ou en choisissant le morceau de viande le plus rouge lors d’un repas de famille.

La discrimination, telle qu’on l’entend aujourd’hui, a un sens négatif, il s’agit en fait de l’exercice de goûts douteux, c’est-à-dire contraire à la morale et quelque fois à la loi. Pour parler de discrimination, il faut donc discriminer entre les goûts pour dire lesquels sont légitimes et lesquels ne le sont pas. Cette discrimination des goûts elle est d’abord sociale et culturelle : si le racisme est combattu aujourd’hui, c’est d’abord parce qu’une grande partie de la société estime – en son for intérieur – que ce « goût particulier » n’a pas de fondement et qu’il est dommageable. Il en va de même pour le sexisme et plus récemment pour l’homophobie.

Ensuite, seulement, la discrimination peut être institutionnalisée par le politique, c’est-à-dire combattue par la loi. En cela, l’Etat permet de consolider un quasi-consensus social et utilise à bon escient la fonction civilisatrice du Droit. Il est donc légitime que certaines discriminations, sélectionnées avec soin, soient sanctionnées, pourvu qu’elles soient directes. Je ne dois pas pouvoir interdire aux Noirs de rentrer dans mon restaurant ; je ne dois pas être en mesure de réserver explicitement les postes de direction de mon entreprise à des hommes ; je ne dois être autorisé à injurier un individu parce qu’il est homosexuel.

La liste de ces discriminations répréhensibles figure dans le code pénal : il s’agit de l’origine, du sexe, de la situation de famille, de la grossesse, de l’apparence physique, du patronyme, de l’état de santé, du handicap, des caractéristiques génétiques, des mœurs, de l’orientation sexuelle, de l’âge, des opinions politiques, des activités syndicales et de l’appartenance (vraie ou supposée) à une ethnie, une race ou une religion déterminée. Cette liste est par nature imparfaite, pourquoi serait-il illégitime de discriminer quelqu’un sur physique et légitime de le discriminer sur sa voix ou son odeur ? Pourquoi serait-il illégitime de discriminer quelqu’un sur ses opinions politiques et légitime de le discriminer sur ses goûts artistiques ? Tout le problème de la loi est qu’elle doit être générale, et qu’elle a du mal à l’être à propos des discriminations qui recoupent une multitude de cas particuliers. Il s’agit là d’un mal nécessaire qui doit obliger le pouvoir politique, en fonction des évolutions de la société, à revoir périodiquement cette liste.

Le vrai sujet de débat concerne l’action de l’Etat vis-à-vis des discriminations indirectes, c’est-à-dire celles que ne sont pas reconnues par leur auteur. Il y a en effet une différence fondamentale entre publier une annonce pour la location d’un appartement stipulant que les handicapés ne seront pas acceptés et refuser, sans l’avouer ouvertement, de louer son appartement à une personne parce qu’elle est handicapée. Si le premier comportement doit être sanctionné par la loi, les choses sont beaucoup plus complexes en ce qui concerne le second. La question centrale est donc posée : l’Etat doit-il intervenir de manière positive contre les discriminations indirectes, et sous quelle forme ?

2. Un champ d’intervention assez limité

On peut d’emblée limiter le champ d’intervention de l’Etat pour combattre les discriminations indirectes, puisqu’il ne serait être question d’intervenir dans une composante pourtant essentielle de la vie sociale : la vie privée ou intime. L’Etat n’a pas son mot à dire sur le choix de mes amours et de mes amis, quand bien même mes critères de choix seraient discriminatoires. D’ailleurs, reconnaissons qu’ils le sont parfois : qui peut nier que l’apparence physique joue un rôle dans notre manière de nouer des relations ? Cette liberté totale laissée à l’intime est essentielle, sauf à tomber dans un régime purement totalitaire, où l’Etat est présent dans les relations entre chaque individu. Dans ce domaine privé, très sensible, la sanction de la discrimination directe pose même problème : doit-on condamner quelqu’un qui déclare publiquement ne jamais vouloir épouser un noir ? Doit-on condamner, ne serait-ce que moralement, quelqu’un qui refuserait de vivre avec une personne touchée par un lourd handicap ? A la vérité, ce champ du privé et de l’intime doit être protégé de l’action de l’Etat, fût-ce pour lutter contre les discriminations.

Reste donc le domaine des relations publiques, au premier rang desquelles les échanges économiques. Mais là encore, le champ d’intervention de l’Etat semble se réduire. Prenons la relation client --> commerçant, peut-on empêcher une dame qui fait son marché de n’acheter ses légumes qu’à des maraîchers blancs ? Plus subtil, doit-on condamner une femme qui refuse de se faire soigner par un médecin homme ? A l’évidence, la liberté du consommateur l’emporte là encore sur la lutte contre les discriminations. Il en va de même pour la relation salarié --> employeur, nul serveur de bar ne peut se voir sanctionné par la loi parce qu’il refuse de travailler pour un patron homosexuel. Inutile de multiplier les exemples pour ajouter que l’Etat ne saurait intervenir dans la relation locataire --> propriétaire.

En revanche, si l’on renverse les trois relations précédentes, la question de l’intervention potentielle de l’Etat apparaît sous un tout autre jour : qu’il s’agisse d’un restaurateur discriminant ses clients arabes, d’un employeur discriminant les femmes à l’embauche ou d’un propriétaire refusant de louer son appartement à un juif. Qu’est-ce qui explique que ce qui est inconcevable dans un sens semble légitime dans l’autre ? Probablement l’idée que ces relations sont déséquilibrées et que la loi doit donc protéger le plus faible contre la discrimination que le plus fort pourrait lui faire subir. Mais ce qui fait le rapport de force dans un échange économique, c’est principalement la loi de l’offre et de la demande, et il existe de multiples secteurs où la domination appartient au client plutôt qu’au commerçant, au salarié plutôt qu’à l’employeur ou au locataire plutôt qu’au propriétaire, d’autant plus que ces marchés sont concurrentiels.

Une autre relation sociale, l’acte civique, est totalement protégée d’actions de l’Etat pour empêcher la discrimination, dès lors que le vote est secret. Rien n’empêche donc un électeur de se déterminer sur des critères sexistes, racistes ou homophobes. Bref, par rapport à notre interrogation initiale, le champ d’intervention potentiel de l’Etat s’est considérablement réduit. Il s’agit désormais de se demander : l’Etat doit-il intervenir pour lutter contre les discriminations indirectes, dans le champ économique, dès lors qu’une relation de domination est supposée, et sous quelle forme ?

C’est paradoxalement à cette dernière question du « comment » que nous allons répondre tout d’abord, laissant pour plus tard la question du « faut-il ». Les moyens de l’Etat pour lutter contre les discriminations indirectes sont, en effet, assez limités et on peut les ranger dans deux ordres différents : les mesures de discrimination positive qui cherchent à compenser la discrimination indirecte que subissent certaines catégories et les mesures de « testing » qui cherchent à mettre en évidence, de manière statistique, des discriminations non revendiquées par leurs auteurs.

3. La discrimination positive est intenable dans ses principes

La discrimination positive, c’est une approche somme toute fataliste, qui consiste à penser que les discriminations indirectes persisteront quoi qu’il arrive et qu’il faut donc les contrebalancer par un volontarisme de l’Etat, ciblé sur certaines catégories de la population. Actuellement, la discrimination positive existe en France au travers de la loi sur la parité homme/femme en politique. Aux Etats-Unis, elle a surtout été définie sur des bases ethniques notamment pour les bourses d’enseignement supérieur. L’idée fait également son chemin (en France), d’un quota de femmes dans les conseils d’administration des entreprises.

Le principal reproche qu’on peut faire à la discrimination positive, c’est qu’elle est discriminatoire : aussi bien envers les populations non-ciblées par ces politiques (le Français moyen dirons-nous) que par les minorités qui ne bénéficient pas de ces mesures. C’est sur ce second aspect qu’il convient d’insister. Si l’on reste dans le domaine de la politique, force est de reconnaître que les femmes ne sont pas les seules qui soient discriminées par les partis politiques : les noirs, les Arabes, les fils d’ouvrier, les homosexuels (sauf à Paris), les moches et les handicapés le sont également certainement. Si une loi sur la parité existe, alors il faut d’autres lois pour chacune des discriminations reconnues par la loi. Et comme il n’y a pas que la politique dans la vie, ces lois doivent également s’appliquer dans tous les secteurs : conseils d’administration, universités, grandes écoles,…

Et que faudrait-il faire en cas de nouvelle discrimination démontrée par les statistiques ? Imaginons par exemple que les roux (dont certains furent victimes par le passé d’une forme extrême de discrimination : le bûcher) soient sous-représentés au Parlement, faudrait-il faire une loi pour lutter contre cet état de fait ? Ces exemples illustrent bien à quel point la discrimination positive, si on en pousse à bout les principes, nous conduit à l’insécurité juridique la plus totale. A l’inverse, si on n’en pousse pas les principes à bout, alors elle institue un clivage inacceptable entre les minorités discriminées que l’Etat aide et celles que l’Etat n’aide pas, comme s’il y avait une hiérarchie entre les discriminations et qu’être écarté parce que l’on est noir était moins grave que parce que l’on est une femme.

Il y a cependant un cas où les politiques de discriminations positives sont nécessaires : l’accès à l’emploi des personnes handicapées. Dans ce cas, nous nous trouvons face à une population qui a objectivement un désavantage compétitif par rapport aux autres employés et dont les membres auraient donc peu de chance de trouver un emploi et de s’intégrer pleinement dans la société si l’Etat n’intervenait pas. C’est pourquoi les obligations faites aux entreprises moyennes et grandes, ainsi qu’à l’administration, de compter une certaine proportion de personnes handicapées est une bonne chose. Elle pourrait théoriquement être étendue à toute minorité qui pourrait faire la preuve de sa moindre productivité « structurelle », ce qui ne s’applique évidemment pas aux femmes, aux noirs ni aux homosexuels (sauf à faire preuve, pour le coup, de discrimination directe à l’encontre de ces populations).

4. Le « testing » conduit à tordre les principes du Droit

Le deuxième moyen dont l’Etat dispose pour lutter contre les discriminations indirectes est l’approche statistique qui permet de confondre les auteurs de telles discriminations. Pour faire court, il s’agit du testing, popularisé à propos des boîtes de nuit mais qui s’applique également aux entretiens d’embauche ou aux locations immobilières. Cette pratique vient tout droit de la science expérimentale où elle a fait ses preuves. Pourtant, appliquée au droit pénal, elle conduit à en tordre les principes.

D’abord, en voulant lutter contre elles, ce procédé essentialise les discriminations. Il prétend en effet démontrer l’impact d’une variable (la couleur de la peau par exemple) dans un certain contexte (la location d’un appartement) « toutes choses égales par ailleurs », comme si l’on pouvait réduire les différents individus à cette variable en question. Ce que l’on peut faire en sciences physiques avec une population de photons qui ne diffèrent que par leur polarisation, il n’est pas vraiment possible de le transposer avec des êtres humains de couleurs différentes.

Ensuite, le testing contourne un des principes du droit français qui est l’obligation d’obtenir une preuve de manière loyale, c’est-à-dire sans tenter la personne que l’on cherche à condamner. Ce principe de sagesse, qui considère qu’à trop tenter un individu, il est légitime qu’il finisse par craquer, est un garde-fou essentiel contre la judiciarisation des rapports sociaux. Il vole en éclat avec le testing puisqu’il est désormais possible de faire intervenir des acteurs pour se présenter à des entretiens locatifs ou d’embauche pour confondre un individu suspecté de discrimination.

Le testing établit également un lien direct entre l’observation d’une corrélation (par exemple que tel employeur recrute principalement des hommes) et l’intentionnalité de commettre une discrimination, ce qui ne va pas de soi. Il est en effet possible de discriminer inconsciemment ou malgré soi, sans avoir la moindre mauvaise intention à l’origine. Nous ne sommes pas totalement libres des images véhiculées par la société : il peut suffire de n’avoir rencontré ou vu à la télévision que des informaticiens hommes pour inconsciemment favoriser les hommes pour ce type de poste. Ainsi, le testing, en admettant qu’il conduise à un résultat statistiquement incontestable, ne suffit à prouver l’intentionnalité de la faute, ce qui est pourtant la base de la culpabilité (c’est d’ailleurs pour cela que les fous ne sont pas tenus pour responsables de leurs crimes ou délits).

Enfin, et c’est peut-être le plus important, le testing ouvre une véritable boîte de Pandore qui, au lieu de lutter contre les discriminations, pourrait les promouvoir à un degré inégalé. Si la corrélation statistique suffit à motiver l’action de l’Etat, qu’est-ce qui pourra empêcher tel prévenu de mettre en évidence une autre corrélation statistique « comportementale » qui pourrait expliquer son geste. Prenons un exemple concret avec la discrimination sur la nationalité : il est avéré que les Français dégradent nettement plus les biens publics que les Japonais, le nombre de Vélib’ vandalisés chaque jour vient nous le rappeler tristement. Sur la base de cette corrélation, un loueur de vélo pourrait être amené à justifier une pratique discriminatoire contre les clients français. Souhaite-t-on vraiment entrer dans ce jeu très dangereux pour la cohésion nationale ? Qui sait ce qui pourrait sortir de ces corrélations comportementales ? Les études statistiques sont essentielles pour les sciences sociales, mais il est très dangereux de les utiliser dans le droit pénal.

Pour revenir au cas particulier de l’entrée dans les boîtes de nuit, il semble aller de soi que toute personne refusée l’est en raison d’une discrimination, souvent condamnée par la loi, qu’il s’agisse de la couleur de la peau mais aussi de l’apparence physique, de l’apparence vestimentaire ou le sexe (plus facile d’entrer pour une fille que pour un garçon). Le meilleur moyen de lutter contre toutes les discriminations dans ce cas particulier serait d’interdire qu’une boîte de nuit puisse refuser l’entrée à un client tant qu’il y a de la place à l’intérieur.

5. L’Etat doit-il lutter contre les discriminations indirectes ?

L’Etat peut donc difficilement lutter contre les discriminations indirectes, sauf à créer de nouvelles discriminations (entre minorités aidées et pas aidées) ou à tordre complètement les principes du droit. Revenons maintenant à la question initialement posée : l’Etat doit-il lutter contre les discriminations indirectes ? Il me semble que non.

En effet, l’Etat n’est pas l’organe directeur de la société : c’est une institution à laquelle est confiée un certains nombre de pouvoirs et de missions mais certainement pas celle de dicter ce que les gens doivent penser. La liberté de conscience ne peut se résumer à la liberté de bien-pensance. Pour le dire autrement, jamais le droit n’empêchera totalement les comportements racistes, sexistes ou homophobes dans la société.

Dans ces conditions, ne faut-il pas renoncer à sanctionner la discrimination directe ? Certainement pas, et cela pour deux raisons essentielles. La première concerne la mission civilisatrice du Droit. En posant l’interdit d’un certain nombre de discrimination, le Parlement agit comme s’il rédigeait une résolution (c’est-à-dire un texte non-contraignant sur le plan juridique) pour dire que la France condamne le racisme, le sexisme, l’homophobie et toutes les autres discriminations qui figurent au code pénal. Cet interdit a également une mission pédagogique qui peut influencer la société vers plus de tolérance à l’égard des minorités. La seconde raison est une question de maintien de l’ordre public : il faut à tous prix éviter que tel restaurateur puisse afficher qu’il ne sert pas les noirs ou que telle entreprise réserve toutes ses embauches à des hommes. Plus que la discrimination elle-même, c’est la publicité donnée à cette discrimination qui met à mal l’ordre public.

Faut-il conclure qu’il n’y a rien à faire contre les discriminations indirectes ? Certainement pas. Tout d’abord, l’Etat doit être lui-même exemplaire en ne discriminant, directement ou indirectement, aucune population. Il y a certainement beaucoup à faire, par exemple si l’on considère le droit des homosexuels à se marier et à adopter. Comment l’Etat peut-il d’un côté dire aux individus qu’il n’y a aucune raison qu’ils nourrissent des sentiments homophobes et qu’il menace de punir les récalcitrants s’il considère lui-même que les homosexuels ne sont pas aptes à adopter et élever un enfant ? Comment peut-il accorder des mesures de discriminations positives aux femmes et pas aux autres groupes victimes de discrimination ?

L’Etat doit donc revoir sa manière d’envisager les discriminations, il pourrait par exemple, dans une même loi, définir clairement les discriminations directes sanctionnées par la loi, interdire le testing, supprimer la parité, accorder le droit au mariage et à l’adoption aux homosexuels et maintenir les dispositifs de discrimination positive pour les travailleurs handicapés, comme j’ai essayé de le montrer au cours de cet article (bien d’autres mesures seraient nécessaires mais elles ne me viennent pas à l’esprit actuellement).

Pour le reste, c’est à la société d’évoluer puisque la discrimination est avant tout un phénomène social. Elle est déjà nettement plus tolérante que par le passé, même si beaucoup de chemin reste à parcourir. Je suis pour ma part convaincu qu’elle continuera à s’adoucir et que les discriminations finiront par faire plus de mal à leurs auteurs qu’à leurs destinataires, car elles restreindront leurs choix. Car le point commun, dans une société libre, entre un propriétaire qui veut trouver le meilleur locataire, sauf s’il est noir, un employeur qui veut trouver le meilleur employé sauf si c’est une femme et un commerçant qui veut servir le plus de clients sauf s’ils sont homosexuels, ce devrait être qu’ils se fassent d’abord du mal à eux-mêmes.

04 juillet 2009

Le Grand Emprunt n’est pas une Grande Idée

Photo : Antoine Pinay

Au milieu d’une avalanche de lieux communs désormais baptisés « Guainismes », Nicolas Sarkozy a fait une proposition forte lors de son discours historique (?) devant le Congrès : l’Etat lèvera un Grand Emprunt, d’un montant inconnu, à un taux inconnu sur une durée inconnue, auprès de souscripteurs inconnus pour financer des projets inconnus. L’objet des mois à venir consiste pour le gouvernement à lever ces inconnues. Le flou est donc total pour l’instant, ce qui n’empêche pas de livrer quelques idées sur ce « Grand Emprunt ».

1. L’idée même de Grand Emprunt

Avant de rentrer dans les détails de financement, la première question à examiner est la légitimité de ce Grand Emprunt. L’Etat se propose, en effet, de disposer de l’épargne d’acteurs privés (particuliers français ou institutionnels) pour financer des grands projets d’avenir. Il va donc, par conséquent, affecter à un nombre colossal de ressources certains emplois particuliers. Comme l’a très justement fait remarquer l’ancien Premier Ministre Jean-Pierre Raffarin : l’Etat est-il le mieux placé pour exercer cette tâche ?

Bien entendu, on nous a annoncé une grande concertation entre le gouvernement, les parlementaires, les partenaires sociaux ou encore les ONG, ce qui est mieux que rien, mais au maximum cela ne dépassera guère le millier de personnes qui auront un mot à dire sur le sujet. Ce millier de personnes utilisera donc l’épargne de plusieurs millions d’acteurs privés, ce simple chiffre devrait déjà nous faire réfléchir sur la perte en ligne potentielle d’information. Surtout, il est évident qu’un fonctionnaire, un parlementaire ou un syndicaliste n’ont pas avec l’argent de l’Etat, le lien étroit qui unit un acteur privé avec son propre argent : il y a donc fort à parier que les choix d’investissements retenus ne soient pas les plus pertinents en tous cas pas les plus productifs. Pour preuve, Michel Pébereau dans son rapport sur la dette, mettait en évidence que l’Etat surestimait systématiquement le retour sur investissement de ses dépenses productives. Enfin, si cet emprunt connaît un grand succès, il est susceptible de déstabiliser d’autres collecteurs d’épargne comme le Livret A qui sert à financer le logement social.

Surtout, au moment où chacun cherche à éviter que ne se développe de nouvelles bulles comme celle des subprimes, il est risqué de faire appel à l’Etat plutôt qu’au marché pour juger de la pertinence de grands investissements. En effet, le propre de l’économie de marché, ce n’est pas de générer des bulles (tous les systèmes en génèrent), mais c’est de les faire éclater. La crise des subprimes est la réponse du marché à une mauvaise allocation des ressources, notamment dans le secteur immobilier américain. Dès lors que ce n’est plus le marché mais l’Etat qui est à la manœuvre, il revient aux politiques et aux fonctionnaires de juger si les ressources sont correctement allouées ou pas. Bref, une nouvelle bulle serait générée que l’on ne s’en rendrait pas compte !

Bien entendu, comme l’Etat a une taille très importante et, donc, un grand pouvoir de marché, il peut estimer nécessaire de relancer la machine économique à son démarrage en mettant du carburant dans le moteur. Cette intervention prend d’autant plus de sens que les acteurs privés sont paralysés et n’osent plus réaliser le moindre investissement. Mais il y a un risque de cercle vicieux avec un effet d’éviction de la demande privée au profit de la demande publique, comme si l’économie privée toute entière était devenue une plante trop fragile pour se passer d’un tuteur, l’Etat. La deuxième justification possible d’investissements publics massifs, c’est le caractère risqué de ceux-ci. Il est clair que le parc nucléaire Français n’a pu se développer aussi rapidement que parce que l’Etat en était le garant au cours des années 70-80. Mais gare à l’idéalisation : un investissement risqué ce n’est pas quelque chose qui rapporte à tous les coups pourvu que l’on soit suffisamment « gros », c’est aussi un investissement qui peut échouer. Fort heureusement cela n’a pas été le cas pour le nucléaire car la politique énergétique de la France n’a pas varié depuis près de 40 ans, rien n’indique qu’il en ira de même pour d’autres projets à l’avenir.

2. La signification politique du Grand Emprunt

Beaucoup de bêtises ont été dites à propos de ce Grand Emprunt, mais la plus grande est certainement qu’il s’agirait d’une sorte de référendum sur la politique économique du gouvernement. En effet, ceux qui souscriront à l’emprunt ne jugerons pas cette politique, ils ne regarderont même pas la manière dont on se propose d’utiliser leur argent : ils considèreront simplement le taux d’intérêt qu’on leur propose. Pour le dire plus directement, j’ai beaucoup plus de chance de souscrire à un emprunt à 7% qui servira à creuser des trous puis à les reboucher qu’à un emprunt à 4% qui financera les biotechnologies.

Bien entendu, il ne faut pas sous-estimer le patriotisme des Français, dont certains seront prêts à apporter une partie de leur épargne pour aider leur pays à s’en sortir, ce qui pourrait s’apparenter (de très loin) à un soutien à la politique gouvernementale. Dans ce cas, il faudrait plutôt compter le nombre de Français qui souscrivent à l’emprunt que son encours.

En revanche, l’impact médiatique de cette opération est d’ores et déjà considérable : l’exécutif démontre ainsi sa volonté d’agir et de préparer l’avenir du pays. Si bien qu’on en est amené à se demander s’il ne s’agit du but essentiel de l’opération. Certains conseillers de l’Elysée ont du se dire : au lieu de faire ce que nous faisons tous les jours sur les marchés, emprunter, nous allons appeler cela Grand Emprunt, le proposer aux Français et réaliser ainsi une manœuvre politique de grande ampleur.

3. Le financement du Grand Emprunt

Venons-en au financement de ce Grand Emprunt, dont il semble presque assuré qu’il se fera, pour partie au moins, auprès des particuliers Français. Cette opération, qui rappelle les précédents Emprunts Pinay, Giscard ou Balladur (dont on dit qu’ils n’ont pas été très fructueux, en particulier l’emprunt Giscard), peut sembler étrange à une époque où les marchés financiers permettent à l’Etat de se financer sans aucun problème auprès d’acteurs institutionnels à des taux compétitifs, comme le prouve le graphique suivant :


Une première raison de solliciter les Français serait de leur demander un taux inférieur à celui du marché. Cela pourrait se faire en pariant sur le patriotisme évoqué plus haut, ce qui représenterait pour le coup une sorte de référendum sur le soutien à l’exécutif, mais il est très peu probable que le gouvernement prenne un tel risque. Une deuxième option, soufflée par le rapporteur du budget, le député UMP Gilles Carrez, connu pour son souci des finances de l’Etat, est celle de l’emprunt obligatoire pour les catégories les plus aisées de la population, mais cette idée a semble-t-il déjà était écartée par le Premier Ministre.

Ainsi, il semble probable que la formule retenue sera celle d’un taux proposé supérieur à celui du marché. Pour un emprunt de 5 ans, cela signifie un taux annuel supérieur à 2,8% soit environ 15% sur 5 ans. Dans ce cas, il en coûtera à l’Etat la différence entre le taux proposé et le taux de marché, ce qui se traduira par une nouvelle dégradation des finances publiques.

A moins que le succès attendu du Grand Emprunt permette de mobiliser des ressources inutilisées, les fameux bas-de-laine accumulés par les Français, surtout en période de crise. Personnellement, j’ai des doutes sur le caractère significatif de telles réserves (qui ne servent ni à la consommation ni à l’épargne) et surtout sur le fait que leurs propriétaires soient incités à les vider pour acheter des obligations d’Etat. Mais admettons…

Un peu de formalisme : soit A la fraction de l’emprunt E correspondant à ces ressources « bas de laine ». Soit T le taux proposé par l’Etat (sur la totalité de la durée de l’emprunt, avantage fiscaux inclus) et t le taux de marché pour une maturité équivalente. Enfin, soit P le taux de prélèvement obligatoires, c’est-à-dire la part du montant E qui reviendra dans les caisses de l’Etat via les impôts et les taxes. Alors, si l’Etat fait appel au marché, il lui en coûtera t*E en intérêts et s’il fait appel aux particuliers, il lui en coûtera T*E – P*A*E. L’opération sera donc rentable pour les finances publiques si, et seulement si, T – t – P*A < 0. Dès lors que T > t et que l’on suppose A marginal, on voit que cette condition est fortement improbable, même si le taux de prélèvements est élevé en France !

Conclusion

Il semble donc que l’idée de Grand Emprunt ne soit bonne ni dans son principe, ni dans le financement envisagé à ce jour. La seule chose qui la justifie véritablement est le « coup politique » qu’elle représente. Elle aura au moins un mérite : celui d’avoir ramené le PS sur le chemin de la rigueur budgétaire. En effet, ce parti qui proposait depuis des mois un nouveau plan de relance s’insurge aujourd’hui contre ce Grand Emprunt qui pourrait gravement endommager les finances publiques. Comme quoi il ne faut jamais désespérer de rien…