22 décembre 2007

Comment peut-on être conservateur ?


Le conservatisme est reconnu comme un grand courant politique, pourtant, qui aujourd'hui ose se définir publiquement comme un conservateur ? Ce qualificatif est devenu une sorte d'anathème que l'on jette sur l'adversaire pour le disqualifier. Ainsi, la droite stigmatise la gauche à propos de son conservatisme social et sa défense des droits acquis tandis que la gauche dénonce le conservatisme de la droite sur le plan des moeurs. C'est toute la difficulté de ce concept, qui recouvre des champs d'application très large : la politique, l'éducation, le social, le progrès scientifique, les moeurs ou encore l'environnement. Dans au moins une de ces catégories, chacun peut se considérer comme conservateur : les écologistes mettent l'accent sur la préservation, et donc la conservation, de l'environnement tandis que les "républicains" regrettent l'âge d'or de l'Ecole de la IIIème République. Dès lors, d'où vient la difficulté de s'afficher comme conservateur ?

Tout d'abord, il faut préciser que le conservatisme est davantage une attitude qu'une idéologie ou une doctrine politique. Il y a en effet autant de conservateurs différents qu'il y a de systèmes ou de cultures à conserver. La deuxième difficulté est que le conservatisme est avant tout défini par ses adversaires, à savoir les progressistes. Selon eux, l'histoire a un sens, elle suit une marche qu'il s'agit de promouvoir et de célébrer. Les conservateurs sont donc ceux qui refusent ce mouvement et qui s'accrochent aux temps anciens, tandis que les réactionnaires vont plus loin encore en souhaitant un renversement du sens de l'histoire c'est-à-dire un retour en arrière. Mais ce que constestent les conservateurs, c'est l'idée même d'un sens de l'histoire, idée fondatrice de la modernité qui a émergé dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Avant cette période, tout le monde était conservateur, c'est-à-dire que les évènements historiques étaient considérés pour eux-mêmes et pas comme des matérialisation d'un processus historique irrésistible. L'époque moderne nous a fait passer de la contingence à la nécessité et du particulier (les traditions) au général (la déclaration universelle des droits de l'Homme).

Mais on peut parfaitement être conservateur sans s'opposer au progrès humain, la véritable distinction sur ce point entre progressistes et conservateurs est que les premiers y croient quand les derniers le souhaitent. C'est une grande différence qui les conduit à être vigilant à chaque nouveau pas que fait l'humanité pour savoir s'il va ou non dans le bon sens. Selon eux, le progrès ne va pas de soi, il n'est pas un processus mais un objectif. On assiste actuellement d'ailleurs à un renversement complet des rôles par rapport à la fin de la monarchie absolue : à l'époque la pensée critique était du côté des Lumières face à l'Ancien Régime tandis qu'aujourd'hui, la cause moderne étant définitivement entendue, c'est du côté des conservateurs que l'on trouve les analyses les plus critiques, parfois les plus lucides, sur l'évolution de nos sociétés. Dans une optique de développement pérenne, ces phases de doute, de questionnement et parfois de retour en arrière sont essentielles, au même titre que l'apprentissage pour un élève doit alterner entre des phases de progrès et des phases de consolidation.

Dans le domaine social, le conservatisme apparaît comme une entrave délibérée à la mobilité sociale de la part des classes les plus favorisées. Cette critique est parfaitement fondée puisqu'à l'origine, c'était la motivation et le but commun de la "réaction". En plus de ces considérations personnelles, les conservateurs étaient très attachés à une société hiérarchisée en ordres et à l'idée d'autorité. Cette préoccupation est encore un trait typiquement conservateur, sauf que la République a substitué la méritocratie aux trois ordres et a ainsi rendu l'autorité plus légitime qu'elle ne l'était en la basant sur le talent et la compétence plutôt que sur la naissance. Etre conservateur aujourd'hui, c'est donc défendre ce nouvel ordre de la société face au progressisme qui voit l'égalité des conditions comme la réalisation ultime du processus historique. Ainsi, le conservatisme ne doit plus s'opposer mais favoriser la mobilité sociale dès lors qu'elle est justifiée par le mérite. Il est en effet essentiel de préserver une organisation de la société basée sur l'autorité car les deux seules alternatives sont la violence, qui est inacceptable, et la persuasion, qui est inapplicable en pratique.

Le conservatisme est également souvent opposé au réformisme, le conservateur cherchant à maintenir en l'état le mode de fonctionnement de la société, soit qu'il en soit satisfait, soit qu'il craigne les évolutions à venir. Pour résumer, pour chaque réforme, on sait ce que l'on perd et rarement ce que l'on gagne. Cette posture est évidemment condamnable en soi car un système politique qui se fige finit irrémédiablement par décliner puis par disparaître. Ce n'est donc pas à la réforme que le conservatisme doit s'opposer, mais aux révolutions, ou, pour utiliser un terme en vogue, à la rupture. Le conservatisme doit être la voix de l'humilité et du respect des générations passés qui ont construit progressivement la société que nous connaissons. L'homme moderne est souvent caractérisé par son arrogance et sa propension à tout réinventer comme si l'histoire qui le précèdait n'était qu'un simple brouillon et comme si du passé il fallait toujours faire table rase. Le progrès des sociétés humaines doit être réalisé de manière progressive, dans la durée, pas dans un climat de rupture systématique qui plonge les individus dans un climat d'insécurité permanent. Avant de vouloir changer un système, il importe de comprendre son évolution passée qui explique son fonctionnement actuel.

Un respect du passé, sans pour autant l'idéaliser, une exigence de bon fonctionnement du système présent, avec un attachement particulier à l'idée d'autorité, et une ambition raisonnée pour l'avenir, telles sont les trois conditions qui peuvent justifier le conservatisme. C'est un équilibre fragile, car bon nombre de conservateurs adoptent souvent une vision "religieuse" du passé, comme c'est le cas actuellement avec certains défenseurs de l'environnement. Il s'agit, au final, de faire mentir le Président Américain Woodrow Wilson qui disait "Un conservateur est un homme qui reste assis et qui réfléchit ; qui reste assis surtout".

10 décembre 2007

La Fayette et Talleyrand au Panthéon


A l'occasion du 250ème anniversaire de la naissance du marquis de La Fayette, et après l'hommage que le Président de la République lui a rendu lors de son voyage aux Etats-Unis, beaucoup d'intellectuels et d'élus réclament qu'il entre au Panthéon. Cette idée est juste, mais elle le serait encore davantage si on choisissait de le faire entrer en compagnie de Talleyrand, illustre ministre des Affaires Extérieures sous le Directoire, le Consulat et l'Empire.

En effet, ce qui rapproche La Fayette et Talleyrand, c'est leur appartenance à la mouvance libérale qui a mené la Révolution Française de 1789 à 1792, période glorieuse où furent élaborées la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ainsi que la première Constitution démocratique de la France. Ils sont également deux symboles de l'opposition à la dérive jacobine que prend la Révolution et qui la conduit vers la Terreur de Robespierre. Enfin, leur amour de l'Amérique les rapproche : le premier ayant combattu auprès de Washington pendant la Guerre d'Indépendance, le second y ayant trouvé refuge sous la Terreur sans pour autant faire partie des émigrés puisqu'il avait réussi à obtenir un passeport de la part de Danton.


Mais plus que leurs points communs, ce sont leurs différences et leur complémentarité qui justifie leur entrée commune au Panthéon. La Fayette, c'est l'homme des principes et le hérault du libéralisme politique en France. Mais, alors même qu'à plusieurs reprises sa popularité lui aurait permis de prendre le pouvoir (que ce soit lors de la Fête de la Fédération ou en 1830 quand il préfère installer Louis-Philippe), il recule et n'a donc pas eu une influence politique à la hauteur de ses capacités. Talleyrand, c'est tout le contraire : à la manière d'un Jospeh Fouché, il a toujours su manoeuvrer pour être en position d'exercer le pouvoir. Député en vue à l'Assemblée Constituante, ministre du Directoire, ministre de Napoléon, ministre de Louis XVIII sous la Restauration et enfin soutient décisif de Louis-Philippe en 1830. Ce comportement pourrait être condamnable s'il n'était motivé que par l'ambition personnelle et l'ego, il l'est beaucoup moins quand on connaît les services que Talleyrand a rendu à son pays dans les victoires comme dans les défaites, en particulier lors de la négociation du Traité de Vienne où il a su préserver l'intégrité du territoire de la France pré-impériale. Plus qu'un homme d'idéaux, Talleyrand est donc un homme d'exercice du pouvoir et en particulier de la diplomatie. La Fayette et Talleyrand, ce serait donc le mariage de l'idéalisme stérile et de l'opportunisme fécond.

Plus fondamentalement, ces deux hommes font le lien entre l'Ancien Régime et la Révolution : ils savent tous deux que quelque chose de fort et d'irréversible est né en 1789, mais que cela ne suffit pas pour autant à effacer 1000 ans de royauté et d'histoire nationale. La Fayette, qui vient de la noblesse, accepte de défendre la cause du Tiers-Etat en réclamant une monarchie parlementaire. Talleyrand, qui vient du clergé, porte la Constitution civile du clergé c'est-à-dire le transfert des biens de l'Eglise vers la République. Ces hommes-charnières renvoient à la magnifique phrase de l'historien March Bloch : "Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais rien à l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération".

Faire entrer La Fayette et Talleyrand au Panthéon, c'est également reconnaître deux perdants de l'histoire. En effet, ni leur vision de la Révolution, ni leur soutien à une Monarchie Parlementaire libérale n'ont été pérennes. L'Histoire a tranché : la Révolution fut Jacobine et la France, dès 1848 Républicaine. Même s'ils ont fini l'un sur l'échafaud et l'autre en exil à Saint-Hélène, Robespierre et Napoléon sont des vainqueurs de l'Histoire. Leur influence se fait encore sentir à ce jour et l'immense majorité des Français, à laquelle j'appartiens, sont gré à ces hommes d'avoir installé cette République si particulière en France. Le sang qui a coulé n'a fait qu'enraciner dans l'inconscient national les valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, aussi perverties qu'elles aient pu l'être. Ainsi, faire entrer Talleyrand et La Fayette au Panthéon, ce n'est pas faire un pas vers la réaction, mais rendre hommage à ce libéralisme politique, qui fait également partie de l'histoire nationale, même s'il ne s'y est jamais durablement imposé.

De toute façon, les grands idéaux républicains seront toujours bien gardés au Panthéon : Carnot veille !

02 décembre 2007

L'harmonie dans la société


"Avant tout nous devons constater qu'un progrès qui se peut additionner n'est possible que dans le domaine matériel. Ici, dans la connaissance croissante des structures de la matière et en relation avec les inventions toujours plus avancées, on note clairement une continuité du progrès vers une maîtrise toujours plus grande de la nature. À l'inverse, dans le domaine de la conscience éthique et de la décision morale, il n'y a pas de possibilité équivalente d'additionner, pour la simple raison que la liberté de l'homme est toujours nouvelle et qu'elle doit toujours prendre à nouveau ses décisions.", ces mots sont de Benoît XVI, dans sa dernière encyclique sur l'espérance, texte qui regorge d'érudition et qui pose clairement les termes du débat. Le souverain pontife souligne ici avec justesse le caractère non-cumulatif des connaissances qui ne sont pas scientifiques et en particulier de l'éthique. Mais entre la science et la morale personnelle, il oublie une catégorie : l'organisation de la société, part essentielle du processus de civilisation.

En effet, si on croit en la civilisation, on croit à l'amélioration progressive de l'organisation des rapports entre les êtres humains, parallèlement au progrès scientifique et technique, qui permet de favoriser l'harmonie au sein de la société. Ce processus-là, contrairement à la morale individuelle, est partiellement cumulatif car il tire les leçons du passé. Dès lors, une question centrale de la réflexion politique est de discriminer ce qui doit relever de la morale individuelle et de l'éthique de ce qui doit être déterminé par les règles de la société. Il s'agit de rechercher un optimum respectueux de la liberté individuelle et exigeant envers le genre humain.

Le premier objectif de l'organisation de la société doit être de garantir la paix en son sein. Pour cela, elle établit des règles, qui prennent la forme de lois, qui visent à tempérer les pulsions et les volontés individuelles contradictoires. Ces règles principales sont grosso modo les mêmes depuis les tables de la loi : interdits du meurtre, du vol, de l'adultère ou protection de la propriété. Ce sont des règles minimales, c'est-à-dire que leur respect ne nécessite pas de hautes qualités morales. Les principes du droit français sont à ce propos éloquents : l'idéal proposé est le "Bon père de famille prudent et avisé", cette notion, qui remonte au Code civil instauré par Napoléon, décrit un homme raisonnable, normalement avisé, prudent et pondéré, qui s’occupe de ses intérêts avec diligence. On est très loin d'un modèle de vertu et de courage, la loi n'attend pas du citoyen qu'il mette sa vie en danger pour défendre la veuve et l'orphelin, mais plutôt qu'il paye ses impôts, qu'il ne soit pas trop endetté et qu'il ne trompe pas sa femme. C'est là toute la force du Code civil, c'est qu'il connaît trop bien la nature humaine et ses faiblesses pour ne pas imposer à l'individu un standard moral inatteignable.

Pour illustrer ce propos, prenons le cas du droit de la preuve. Pour qu'une preuve soit considérée valide par un tribunal, il faut qu'elle soit obtenue de manière loyale, c'est là une grande différence avec le droit anglo-saxon. Ainsi, il est interdit, pour faire condamner quelqu'un, de lui tendre des pièges, d'enregistrer une conversation à son insu ou de le tenter. C'est cette caractéristique du droit qui a longtemps empêché la reconnaissance du testing pour mettre en évidence la discrimination à l'entrée des boîtes de nuit. Ainsi, le droit Français considère-t-il dans sa grande sagesse que si l'homme est trop tenté il n'est pas anormal qu'il finisse par céder, même s'il enfreint la loi à cette occasion. On est loin du puritanisme qui imprègne le droit anglo-saxon.

En n'exigeant de ses membres que le juste nécessaire, la société replace les actions de bravoure et les comportements exemplaires dans le cadre de l'éthique individuelle. Il est très important de ne pas banaliser la vertu et les qualités morales. Stigmatiser le grand nombre de Français qui sont restés passifs sous l'occupation, c'est diminuer le mérite et le courage des Résistants. Ainsi, pour garantir l'harmonie sociale, il est important que le niveau d'exigence de la société ne soit pas trop haut. Mais tout ne dépend pas de la loi, et le contrat ou les règles tacites de la société peuvent de ce point de vue aller beaucoup plus loin dans l'exigence que ne le fait le droit. La surveillance permanente de certains salariés au travail, qu'on va jusqu'à placer en "open space" afin qu'ils se surveillent les uns les autres, les garanties de plus en plus strictes imposées par les compagnies d'assurance à leurs clients, ou encore la traque organisée autour des responsables politiques pour voir si leur agissements privés sont en conformité avec leur parole publique, sont autant d'atteintes portées à la paix sociale. Il faut reconnaître le droit des individus à la faillibilité.

Parallèlement, un niveau d'exigence trop bas imposé par la société est contraire à l'épanouissement des individus. Il faut dénoncer le mythe libéral qui voit le salut de la société dans une confiance aveugle dans la liberté individuelle. C'est refuser de voir le penchant présent en chacun d'entre nous vers la facilité et le moindre effort. Prenons l'exemple des programmes de télévision stupides qui font des audiences colossales : à chaque fois que leurs animateurs ou leurs producteurs sont dénoncés, il répondent par le même argument "démocratique", à savoir que les gens sont libres de zapper ou de ne pas regarder et qu'en les stigmatisant, on insulte le public. C'est oublier qu'une même population peut être tirée vers le haut ou vers le bas selon les messages portés par la société. C'est le même peuple Anglais qui a célébré son Premier Ministre Chamberlain après qu'il se soit couché devant Hitler à Munich et qui a porté au pouvoir Winston Churchill avec pour seule promesse "du sang et des larmes". Dans une moindre mesure, les Français d'aujourd'hui ne sont pas plus friands de programmes stupides que leurs parents ou leurs grand-parents, c'est simplement qu'aujourd'hui on leur propose. Qui ne voit pas que cette société des médias et du show-biz met à mal tous les principes de la méritocratie, qu'elle est une célébration permanente de la médiocrité et de la fausseté. Dès lors, la société est en droit d'imposer des règles d'exigences que certains tenants du système actuel n'hésiteront pas à taxer de censure, on peut par exemple conditionner le nombre d'heures de publicité à la présence de programme culturels à l'antenne. Ce problème a des répercutions considérables sur l'Education Nationale : l'école ne peut pas être le dernier endroit où l'on promeut les idées d'effort et d'humilité.

Le niveau d'exigence de la société à l'égard des citoyens est un débat politique par excellence, il conditionne en grande partie le vivre ensemble et l'élévation des individus. Un individu doit être à la fois libre et incité par la société à développer ce qu'il a de meilleur en lui, il y a une voie entre le puritanisme et le libéralisme, que l'on pourrait qualifier de morale laïque. Contrairement à la morale individuelle, qui se reconstruit à chaque génération comme l'a justement remarqué Benoît XVI, cette morale laïque peut être cumulative, ce qui implique qu'elle peut également être régressive. Il faut se défaire de l'idée d'un développement conjoint du progrès technique et de la vie sociale qui irait de soi, le premier semble en effet sur le point de gagner son autonomie. On peut très bien vivre plus longtemps, être plus riche et être plus malheureux si la société se désagrège : si la civilisation avance sur une seule jambe, elle tombe.