05 décembre 2010

Non, la politique n'est pas un théâtre

On dit le peuple français épris de politique. Pourtant, à suivre l’actualité de ces derniers mois, il semble que ce soit plutôt le théâtre politique qui intéresse les Français et les médias. An nom de la Politique avec un grand « P », on néglige complètement les politiques qui sont concrètement menées. Ce n’est pas la lutte contre chômage, contre l’insécurité, la politique d’éducation, la politique judiciaire ou encore le positionnement international de la France qui fait débat, mais le spectacle souvent navrant de protagonistes appelés « responsables politiques » et qui s’affrontent sur la scène médiatique dans le but final d’accéder au pouvoir.

La vie politique française semble se résumer, particulièrement depuis 2007, à une série de matchs : Sarkozy contre Fillon, Fillon contre Copé, Copé contre Bertrand, Fillon contre Borloo, Villepin contre Sarkozy, Bayrou contre Sarkozy, Royal contre Aubry, Royal contre DSK, Hamon contre Hollande, Mélenchon contre Besancenot, sans oublier le traditionnel affrontement droite contre gauche, dont il faut considérer comme un axiome de la vie politique française qu’il va de soi. Rien de très nouveau me dira-t-on par rapport aux guerres précédentes entre Chirac et Balladur ou entre Mitterrand et Rocard, sauf que cette fois ci, c’est sur le caractère ou le fameux « style » des différents protagonistes que le débat semble porter.

En effet, qu’est-ce qui, dans la politique menée, distingue Sarkozy et Fillon ? Rien si ce n’est que le premier serait un excité et le second un sage. Quelle est la différence de positionnement politique entre Martine Aubry, Ségolène Royal et DSK ? Personne ne sait vraiment, à moins que la première soit légèrement plus à gauche que la seconde, elle-même un peu moins à droite que le troisième. Le problème, c’est d’expliciter ce que cela signifie « être plus à gauche », préoccupation qui passe au-dessus de la tête de nos commentateurs politiques qui vont même jusqu’à raffiner la zoologie politique jusqu’à définir sans difficulté la « famille centriste » qui se voit parfois accoler l’adjectif « humaniste » et qui aurait été malmenée lors du dernier remaniement car ses leaders, Jean-Louis Borloo en tête, ont été écartés. Ce qui est amusant dans cet exemple, c’est que quelques mois plus tôt, Jean-Louis Borloo n’était pas vraiment considéré comme un leader centriste, il lui a suffit de prendre la porte et de donner quelques interviews dont il a le secret, pleines d’aphorismes incompréhensibles où l’on croit parfois reconnaître les expressions « cohésion sociale » ou « solidarité », pour se voir propulser au rang de présidentiable.

Un trait marquant de cette personnalisation de la vie politique, qui va de paire avec une disparition complète du sens, c’est l’appellation que l’on donne aux grands courants politiques : on est passé en quelques années des socio-démocrates, des démocrates-chrétiens, des libéraux ou encore des souverainistes à des mouvances plus floues comme les royalistes, les aubrystes, les strauss-kahniens, les sarkozystes, les villepinistes et autres bayrouistes. Pour être plus précis, la grande opposition droite/gauche a été remplacée par l’affrontement des sarkozystes et des antisarkozystes, courant lui-même subdivisables en groupuscules étranges. Avec tout le respect que j’ai pour le Président de la République, je ne pense pas que son œuvre politique soit d’une telle force qu’elle puisse structurer le débat politique français.

Il est temps de revenir sur Terre, de quitter ces débats permanents sur la forme pour en revenir au fond de la politique qui est menée. Sarkozy c’est quoi ? C’est le paquet fiscal, l’autonomie des universités, la ratification du Traité de Lisbonne, la réforme des institutions, la réforme des collectivités locales, une politique restrictive en matière d’immigration, la TVA réduite pour les restaurateurs, la suppression de la taxe professionnelle, la réforme de la représentativité syndicale, la réforme des retraites, le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, la refonte de la carte militaire et de la carte judiciaire, le Grenelle de l’environnement. Le seul débat qui vaille c’est si ces changements vont globalement dans le bon sens ou pas ?

Définir le positionnement politique des personnalités de l’opposition est plus ardu, car ils entretiennent pour la plupart un flou sur leurs intentions, considérant à l’instar de François Mitterrand qu’on ne sort de l’ambigüité qu’à ses dépens. De ce point de vue, la palme revient à DSK, qui, ne disant rien, éveille tous les fantasmes et suscite toutes les espérances. Ainsi, il se voit conférer le titre de bon économiste et d’homme de gauche réaliste. Ainsi soit-il ! Pour ma part j’ai du mal à considérer que l’instigateur des 35h soit un si bon économiste que cela, et je me refuse à surinterpréter des propos aussi sibyllins que « l’âge légal de la retraite à 60 ans n’est pas un dogme », qui sont loin de constituer à eux seuls un programme politique précis. Pendant ce temps là, François Hollande s’affronte à la difficulté de définir des mesures concrètes et précises dans l’optique de 2012, dans l’indifférence la plus totale.

Les journalistes ont une responsabilité énorme dans cette dérive du débat politique. D’une part parce qu’ils se complaisent dans cette vision romanesque de la politique, avec ses trahisons, ses alliances et ses adoubements et d’autre part parce qu’ils peinent à maîtriser les tenants et les aboutissants des politiques sectorielles qui sont menées. En effet, il est plus facile de se prononcer sur la forme et sur le théâtre que sur le fond et sur la réalité des évolutions du monde. Il faudrait d’ailleurs s’interroger sur la catégorie même de « journaliste politique », qui tend à se confondre avec le temps avec celle de chroniqueur mondain appliqué au personnel politique. En effet, on voit ce qu’est un journaliste économique, un journaliste spécialisé dans l’environnement ou des les relations internationales, mais j’ai pour ma part la plus grande peine à définir quel est le sujet d’étude précis du journaliste politique. Et pourtant cette catégorie prospère, elle envahit les plateaux télés, les journaux et les magazines.

Je ne peux me résigner à cela. Tous ces commentaires et tous ces commentateurs sont méprisables, ils ne font pas bien leur travail, ils agissent par paresse tout en étant consacrés par le pouvoir social. Même si la forme et le style ne sont pas rien en politique, ils ne peuvent tenir le haut du pavé comme ils le font depuis 2007. Un pays qui se focalise pendant des mois sur un remaniement ministériel et qui ignore le discours de politique générale du nouveau (façon de parler) Premier Ministre est un pays qui a un rapport très malsain avec la politique.

J’ai bien peur qu’au tribunal de l’Histoire, toute cette période politique soit caractérisée par ce mot qu’affectionne tant notre pays : Ridicule !

13 novembre 2010

L'obsession de la réalité

Dans mon article consacré il y a quelques mois à la notion de vérité (« Quelle vérité ? »), je concluais qu’elle était assez inopérante pour caractériser la politique ou même les sciences économiques et sociales. Les succès des sciences positives (mathématiques et surtout physique) depuis la Renaissance ont poussés de nombreuses personnes à vouloir faire sortir cette notion de vérité de son lit naturel, afin de traiter des affaires humaines comme on traite des sciences de la nature. Ce positivisme ou ce scientisme conduisent à une impasse que j’ai essayé d’analyser dans un autre article (« L’esprit de système »). Adopter un esprit de système, c’est accorder la primauté du modèle sur le réel, c’est réduire l’immense complexité du monde à un nombre forcément très réduit de variables explicatives.

L’alternative à cet esprit de système ne peut être que l’obsession que l’on accorde à la réalité, en particulier en politique. A la vision axiomatique des mathématiques, il s’agit donc de substituer l’approche expérimentale de la physique, mais en ayant bien en tête que le réel dont il est question ici (les affaires humaines) est beaucoup moins facilement manipulable que le réel dont traite la physique et surtout qu’il est capable de réagir à ce que l’on dit de lui. En effet, l’ « attitude » d’une molécule de gaz est indépendante de la connaissance que nous avons des propriétés des gaz, en revanche, l’attitude d’un agent économique peut être influencée par les développements des sciences économiques, politiques et sociales.

S’il est difficile d’édicter des règles pour bien prendre en compte la réalité en politique, certains écueils peuvent être indiqués, c’est l’objet de cet article. Pour les repérer, rien de plus facile que d’observer les acteurs du paysage politique français, tant la réalité semble être absente des discours des uns et des autres.

Le volontarisme politique (l’UMP, les Verts)

La première manière de faire abstraction de la réalité, c’est de penser que les paroles suffisent à résoudre les problèmes qui sont posés. Le volontarisme politique consiste à tenir des propos très fermes et ambitieux et de penser que l’intendance suivra tout naturellement. Or c’est précisément dans les problèmes d’intendance que se jouent le succès ou l’échec d’une politique. Si un cap est nécessaire à l’action politique, il ne suffit assurément pas, sauf à tomber dans la pure incantation. La responsabilité politique consiste à associer le plus finement possible « je veux » au « je peux ».

L’exemple le plus marquant de cette dérive volontariste est évidemment Nicolas Sarkozy, qui avait promis d’aller chercher la croissance « avec les dents », d’être le Président du pouvoir d’achat ou encore d’éradiquer l’insécurité en menant une véritable guerre aux « racailles ». Ce discours ne peut conduire qu’à une série de désenchantements pour qui connaît la complexité des problèmes économiques ou sécuritaires. S’il lui a permis de gagner la dernière présidentielle, ce discours est aussi pour beaucoup dans la faible popularité actuelle du Président de la République : chaque médaille a son revers.

Mais Nicolas Sarkozy n’est pas le seul à verser dans l’incantation, les Verts constituent un autre bel exemple de volontarisme politique. Eux ne promettent pas une forte croissance économique, mais le facteur 4, c’est-à-dire une division par 4 des émissions de gaz à effet de serre par rapport au niveau de 1990, à un horizon 2030, alors que les objectifs nationaux visent plutôt 2050. Ces objectifs ne tombent pas du ciel, ils font l’objet de scénarios jugés réalistes par leurs auteurs. Le réalisme ici consiste à ne postuler aucune rupture technologique et à ne s’appuyer que sur les meilleures techniques actuellement disponibles et sur un changement des comportements. Mais l’erreur majeure de ce type de raisonnements (assez typique des ingénieurs), c’est que le réalisme ne se réduit pas à sa composante technique : il faut également prendre en compte le réalisme économique et le réalisme social. Les changements de comportements ne tombent pas du ciel, surtout s’ils coûtent chers (isolation de sa maison) ou qu’ils perturbent le mode de vie (moindre utilisation des transports individuels). Il est parfois moins audacieux de parier sur une rupture technologique que sur une révolution dans les modes de vie.

Le déni conscient de réalité (le PS)

La manière la plus simple de faire abstraction de la réalité, c’est évidemment d’adopter un déni conscient de réalité au motif qu’elle ne nous plaît pas ou qu’elle ne sert pas nos intérêts. Au bout de huit d’années consécutives dans l’opposition, le Parti Socialiste est devenu le spécialiste de ce type d’exercice, comme a pu le démontrer le débat récent sur les retraites. Le problème de fond pour les socialistes, c’est que la société mondialisée contemporaine met à mal le modèle social-démocrate et keynésien qui avait si bien fonctionnés en Europe après la guerre. En effet, nous vivons dans un monde de la compétition où le progrès économique et le progrès social ne vont plus a priori de paire.

Pour être tout à fait honnête, comme droite et gauche sont globalement social-démocrates en Europe, le déni de réalité a été assez partagé depuis les chocs pétroliers des années 70. L’accumulation de la dette publique et le creusement du déficit commercial ont été le symptôme de ce déni. Sentant que cette évolution n’est plus tenable, les socialistes doivent trouver une nouvelle échappatoire : si l’Etat n’a plus d’argent, les « riches » en ont bien assez pour assurer toutes les fonctions collectives de la société. Le bouclier fiscal (qui coûte environ 700M€ par an) est devenu le nouveau totem à abattre pour la gauche. Un problème de retraite ? Il suffit d’utiliser l’argent du bouclier fiscal. Un problème d’éducation ? Il suffit d’utiliser l’argent du bouclier fiscal. Voyant que cela ne suffit pas, le PS pense aux milliards d’allègements de charges actuellement consentis aux entreprises sur leurs bas salaires (dont une partie est venue en compensation du passage aux 35h) qui pourraient là encore être versés au pot commun, en oubliant que les emplois les moins qualifiés risqueraient ainsi de se retrouver au chômage. Cela ne suffit pas ? Il n’y a qu’à piocher dans les super profits de Total, peu importe que la valeur ajoutée de cette entreprise soit essentiellement réalisée à l’étranger.

Le PS a donc besoin de concilier réalisme et espérance, ce qui n’est pas évident dans le contexte économique actuel. Plus que jamais, l’expression du regretté Claude Chabrol prend tout son sens « Je suis de gauche, hélas », car être de gauche c’est plus difficile, plus exigeant, contrairement à ce que pensent tous ceux qui considèrent qu’être de gauche s’est être moralement supérieur.

Les discours généraux creux (le MODEM, République Solidaire)

Si la droite est trop à droite et que la gauche est trop à gauche, que dire de François Bayrou et de Dominique de Villepin, qui se disent tous les deux du centre (ou de la « droite sociale » sans que l’on sache exactement ce que cela signifie) ? A l’évidence qu’ils sont trop « au-dessus », c’est-à-dire à un tel niveau de généralité et de positions de principe que leur discours n’a plus aucun rapport avec la réalité. Ce qui est le plus dérangeant, c’est que ces grands discours généraux ne résultent que de positionnements tactiques : François Bayrou et Dominique de Villepin sont des oxymores vivants si l’on compare la grandeur des principes qu’ils prétendent porter et la petitesse de leurs calculs politiciens.

Un exemple symptomatique a été, pour François Bayrou, l’accent qu’il a porté sur le déficit public lors de sa campagne de 2007, avec raison. Tout une campagne de presse s’est ensuite exercée pour calculer ce que coûtait chacun des programmes politiques des trois principaux candidats : effectivement, celui de François Bayrou était le seul qui ne coûtait rien et pour cause : il ne proposait pas grand-chose à part ces grands principes. Or la dette publique ne se réduit pas par magie, simplement en évitant d’ajouter du déficit sur le déficit existant. De ce point de vue, le leader du MODEM est à l’image de nombreux français : il est contre le déficit public en général mais s’oppose à chacune des mesures individuelles qui permettent de le réduire.

Le simplisme (FN, extrême gauche)

Il ne me semble pas nécessaire de trop développer l’idée selon laquelle l’extrême droite et l’extrême gauche pêchent par simplisme, ce qui les éloigne de la réalité : il est des portes ouvertes qu’il est inutile de vouloir enfoncer. En revanche, ces deux mouvements politiques sont très habiles pour exhiber certains éléments du réel (les parachutes dorés des patrons pour les uns, les fraudes sociales de certains immigrés pour les autres) que les autres forces politiques aimeraient passer sous silence car elles dérangent.

Comme le dit Marcel Gauchet, les mouvements populistes sont nécessaires à une démocratie pour l’ancrer au réel et éviter que la politique soit petit à petit gagnée par l’abstraction propre au politiquement correct. Expliquer ces mouvements d’opinion par l’instrumentalisation des masses par les leaders politiques (Sarkozy avec la politique répressive face aux Roms ou Mélenchon avec sa dénonciation de la classe journalistique), c’est inverser l’ordre des causes : ces tendances de l’opinion existent à l’état latent dans la société et finissent, tôt ou tard, par resurgir sous une forme politique. Cela n’enlève rien à la responsabilité des politiques et il n’y a rien de plus condamnable que de souffler sur les braises d’un problème réel pour en tirer parti plutôt que de tenter de le résoudre.

Le filtre de la réalité (tout le monde)

Au-delà de ces formes courantes du déni de réalité en politique, il en est une qui nous concerne tous et dont il est presque impossible de se départir : c’est le filtrage inconscient que nous faisons de la réalité. En effet, personne n’aborde la réalité de manière brute, chacun possède ses préjugés, ses clefs de lecture, ses analyses, elles même le résultat d’observations passées. Pour prendre un exemple simple quand on découvre un nouvel acteur, une nouvelle marque ou un nouveau produit, on a ensuite l’impression de le voir partout alors que les publicités ou les articles de presse existaient auparavant. Il en va de même en politique, la manière dont nous filtrons la réalité conforte nos propres thèses et les rend presque auto-réalisatrices.

La même réalité peut ainsi servir des thèses complètement antagonistes : choc des cultures ou montée de l’intolérance en Europe pour expliquer les scores récents des partis d’extrême-droite ? Des médias français instrumentalisés par le pouvoir politique ou par le pouvoir social ? Des banquiers centraux responsables des crises économiques ou seuls capables d’en limiter les effets ? Sur chacun de ces sujets, il est difficile de se départir d’une sorte d’intime conviction qui préexiste en chacun de nous avant l’examen des faits. En plus de la divergence d’interprétation, qui est naturelle en démocratie, il faut souligner que chacun ne perçoit pas la même réalité.

Conclusion

Quelles clés apporter à ces écueils bien réels qui nous éloignent de la réalité ? A l’évidence, pour se frotter à la réalité, il faut faire preuve d’humilité devant ses propres capacités d’analyse, d’écoute à l’égard des opinions divergentes mais aussi d’esprit critique pour discerner les postures. J’en reviens toujours à cette citation d’Alain Finkielkraut qui figure en exergue de mon blog depuis plusieurs années déjà : « Penser, c’est chercher à tâtons la vérité sans se laisser intimider par l’opinion majoritaire ni séduire par la tentation du paradoxe à tout prix. »

24 octobre 2010

La réforme des retraites en détail

Après avoir brièvement évoqué le sujet lors de mon dernier billet d'humeur, j'ai bien compris que je n'étais pas allé suffisamment au fond du sujet sur la réforme des retraites. Mon opinion demeure inchangée : cette réforme est une bonne réforme, certainement la meilleure chose qui ait été faite durant ce quinquennat. Cet article a pour tâche d'étayer cette opinion. Il s'articulera autour de trois questions structurantes : en quoi une réforme du système des retraites est-elle indispensable ? Pourquoi toucher aux bornes d'âge et pas seulement à la durée de cotisation ? Cette réforme est-elle juste ?

En quoi une réforme du système des retraites est-elle indispensable ?

C'est le point central du débat, sur lequel beaucoup de personnes sensées (y compris des syndicats et des partis politiques d'opposition) se rejoignent. C'est en même temps un point contesté par certains opposants à la réforme puisqu'elle ne figurait pas dans le programme du candidat Sarkozy en 2007 et qu'elle serait donc entachée d'illégitimité.

Reprenons à la base : un système de retraite est un régime qui donne des droits (les pensions) en même temps qu'il impose des devoirs (les cotisations). Le déséquilibre financier des retraites, qui s'est fortement accentué suite à la crise économique, car moins de cotisations ont été versées, est le signe d'un excès des droits sur les devoirs. Pour le dire autrement : le régime des retraites français offre des prestations qu'il n'a pas les moyens de verser. Pour compenser cet excès des droits sur les devoirs, on a recours à l'endettement (1 retraite sur 10 financée par l'emprunt à l'heure actuelle). J'aimerais insister sur le caractère inacceptable, s'il était amené à perdurer, d'un tel déséquilibre : on passe d'un système où les individus payaient des cotisations pendant leur vie active pour toucher des pensions une fois à la retraite, à un système où les générations actives devront payer des cotisations mais également des impôts pour rembourser la dette laissée par les générations précédentes, tout cela sans certitude de toucher une pension une fois à la retraite.

On ne le dira donc jamais assez : réformer les retraites est un impératif moral en plus d'être un impératif économique et social. Beaucoup de personnes s'accordent sur ce point, mais tout dépend ce que l'on met derrière le mot « réforme . La réponse est très simple : toute modification du régime des retraites qui permet de réduire l'excès des droits sur les devoirs. On peut envisager plusieurs solutions : on peut réduire les droits (diminuer les pensions, augmenter l'âge à partir duquel on a le droit de toucher une pension, augmenter l'âge à partir duquel on a le droit de toucher une pension à taux plein quelques soient les annuités) ou on peut augmenter les devoirs (augmenter les cotisations ou augmenter le nombre d'années de cotisations). Tel est le cadre incontestable du débat.

Vient la question de la légitimité politique de l'exécutif pour conduire cette réforme, qui ne figurait pas dans le programme du candidat Sarkozy. Il faut au contraire mettre à son crédit de faire une réforme impopulaire (on le voit dans les sondages actuellement) qui prend acte d'une dégradation de la situation économique qui n'était pas prévisible en 2007. J'ajoute que le gouvernement aurait pu choisir la solution de facilité qui consistait à réformer pendant l'été, en catimini, mais qu'il a préféré que le débat ait pleinement lieu avec le travail préparatoire du Conseil d'Orientation des Retraites pour dresser un état des lieux et livrer des simulations financières incontestables, une phase de consultation des organisations syndicales et politiques, un débat plein et entier à l'Assemblée et au Sénat. Dire que cette méthode est illégitime, cela revient à dire que la démocratie représentative est illégitime, ce qui me semble très dangereux. Bien entendu, tout ne vient pas de la crise, et il est évident que la réforme est aujourd'hui nécessaire parce que la précédente réforme de 2003 était insuffisante, mais le corps social français a l'air de préférer des réformes progressives et à répétition. Ainsi, on peut d'ores et déjà affirmer que le problème des retraites ne sera pas réglé par cette réforme et qu'il faudra dans 5 ou 10 ans, remettre l'ouvrage sur le métier.

Pourquoi toucher aux bornes d'âges ?

En première approximation (qu'il conviendra de corriger par la suite), la réforme proposée par le gouvernement consiste en une réduction des droits du système de retraite, sans demander beaucoup de devoirs supplémentaires (à part pour les fonctionnaires qui vont voir leur taux de cotisation augmenter). Cette diminution de droits prend deux formes différentes : il ne sera plus possible (sauf si on a commencé à travailler avant 17 ans) de prendre sa retraite avant 62 ans et il ne sera plus possible de recevoir une retraite à taux plein sans avoir les annuités suffisantes avant 67 ans. Ces deux modifications s'appliqueront progressivement (4 mois de décalage par an à partir de juillet 2011). Avant d'entrer dans le détail, il faut comprendre l'orientation générale de cette réforme : diminuer les droits plutôt qu'augmenter les devoirs, c'est vouloir que le régime des retraites ne pèsent pas trop sur la richesse nationale produite. En gros, cette réforme permet de diminuer le coût (en point de PIB) du régime des retraites.

Deux autres réformes possibles consistent au contraire à maintenir les droits en augmentant les devoirs : l'augmentation des cotisations (ou des impôts) retenue par le parti socialiste ou l'augmentation de la durée de cotisation retenue par la CFDT. Ces deux réformes, ont pour conséquence d'augmenter le coût du régime de retraites en points de PIB (demander plus de cotisations, c'est demander qu'une plus grande part de la valeur ajoutée produite soit destinée au financement des pensions de retraite).

Pour être exact, le gouvernement a en fait choisi une réforme mixte, puisque en plus de ses deux mesures emblématiques qui limitent les droits du système, il confirme l'orientation de la loi de 2003 qui vise à augmenter la durée de cotisation. Celle-ci est passée de 40 à 41 ans pour le privé et de 37,5 à 41 pour le public, il est désormais acté qu'elle atteindra 41,5 pour tout le monde d'ici 2018. On a donc une réforme en deux temps : tout d'abord, ce qui rapprochera le régime de l'équilibre, c'est la diminution des droits (âge légal porté à 62 ans) jusqu'en 2015 environ puis ce sera l'augmentation des devoirs qui prendra le relais, étant entendu qu'avec 41,5 annuités de cotisation, presque personne ne pourra partir avant 62 ans en 2018 et donc que cette mesure ne rapportera plus grand chose. Tout cela est très clairement exposé dans le rapport du COR.

Pour certains, passe encore le passage de 60 à 62, mais pas celui de 65 à 67, c'est notamment l'opinion de François Bayrou et de Dominique de Villepin. Ils ont tort car il ne sert à rien d'augmenter la durée de cotisation si on maintient fixe l'âge à partir duquel on peut partir à taux plein sans avoir suffisamment cotiser. Si on retenait une réforme du type 62 ans – 41,5 annuités et 65 ans, alors elle rapporterait de l'argent au début mais ne rapporterait plus rien à partir de 2015 puisque l'augmentation de la durée de cotisation serait totalement neutralisée par le maintien de l'âge légal de 65 ans.

Certains s'interrogent sur la dualité du système français : pourquoi combiner durée de cotisation et âge légal ? Une autre réforme aurait pu consister à supprimer les âges légaux, les gens ne pouvant partir à la retraite qu'une fois les 41,5 annuités faites, sauf à subir une très forte décôte. J'invite chacun à réfléchir aux conséquences d'un tel système qui serait certainement socialement beaucoup plus dur, puisqu'il est très difficile pour les personnes qui ont connu de longues périodes d'inactivité d'atteindre ces 41,5 annuités, ils toucheraient donc des retraites misérables. Je pense qu'il est sain que la présence de l'âge légal permette d'amortir les décôtes du régime, afin que chacun puisse in fine bénéficier d'une retraite convenable (signe d'un système redistributif). Ne jouer que sur la durée de cotisation, en accentuant les décôtes et les surcôtes reviendrait à une très forte diminution des pensions des personnes en difficulté. Par ailleurs il faut rappeler qu'un individu qui travaille de 20 à 60 ans et qui meurt à 80 ans coûte plus cher qu'un individu qui travaille de 25 à 65 ans et qui meurt également à 80 ans, alors qu'ils ont cotisé la même période : bref, la durée de cotisation n'est pas l'alpha et l'oméga d'une système de retraite par répartition.

Une réforme plus profonde est possible, avec le système par points souvent vanté : on accumule des droits pendant sa période d'activité qui dépendent des cotisations que l'on a versé, puis quand on liquide sa retraite, on convertit ces droits en pension, en fonction de l'espérance de vie de la population, de manière à ce que le régime soit structurellement équilibré. Ce régime a l'avantage de la clarté, et de la justice entre les cotisants mais il consiste en un bouleversement du régime actuel, ce qui est techniquement très complexe. Il est bon qu'un amendement accepté au Sénat ouvre la voie vers un tel système en proposant un nouveau débat après la présidentielle, mais il reste beaucoup de travail à faire pour définir les paramètres précis de ce système : faire une grande réforme systémique dans la précipitation aurait été dangereux. Il est bon de dissocier deux questions fondamentales : comment résorber maintenant le déséquilibre financier de notre système de retraite (ce que fait la réforme du gouvernement) ? Et comment rendre notre système plus lisible à moyen terme (ce que ferait une prochaine réforme vers un système par points).

Cette réforme est-elle juste ?

Le grand reproche adressé à cette réforme est qu'elle serait injuste, cela me semble exagéré, on peut même dire que des avancées sociales (qui ont inévitablement un coût) sont présentes dans le texte du gouvernement. Je vais reprendre les critiques qui sont faites à cette réforme une par une.

« Cette réforme fait peser 75% de l'effort financier sur les seuls salariés ». Effectivement, une contribution minoritaire est demandée à la fiscalité, notamment celle du patrimoine. Mais cela est bien normal car le système de retraite bénéficie à 100% aux salariés ! Avant cette réforme, 100% de l'effort était donc porté par les seuls salariés (y compris du temps de Mitterrand) sans que cela n'émeuve personne. Je considère même que le gouvernement a eu tort d'introduire des prélèvements fiscaux supplémentaires pour financer les retraites : une réforme fiscale est sans doute nécessaire mais l'impôt n'est pas fait pour financer les retraites ou le chômage.

« En augmentant l'âge légal, cette réforme est injuste envers ceux qui ont commencé à travailler très tôt ». Tout d'abord, il est bon de rappeler que quelqu'un qui commence à travailler tôt et qui cotisera plus longtemps que 41,5 annuités touchera une surcôte lors de sa retraite et qu'il aura eu des années de revenus supplémentaires par rapport à quelqu'un qui entre tard sur le marché du travail (et il n'y a pas que les futurs riches qui sont dans ce cas loin de là). Ce serait envoyer un mauvais signal à la population que de dire que les années de formation sont un handicap pour toucher sa retraite ! Il faut également retenir que le gouvernement a étendu le mécanisme des « carrières longues », mis en place dans la réforme de 2003 et qui permet à ceux qui ont commencé à travailler à 16 ans de partir plus tôt. Désormais ceux qui ont commencé à travailler à partir de 16 ou 17 ans pourront continuer à partir à 60 ans et pas à 62 ans. Il faut noter qu'avant 2003, aucun système de ce type n'existait alors que beaucoup plus de personnes avaient commencé à travailler tôt : un ouvrier qui partait à la retraite à 60 ans en 1982 pouvait donc très bien avoir cotisé pendant 44 ans sans que cela ne semble choquer personne ! On peut à la limite soutenir que les nouveaux droits sur les carrières longues ne vont pas assez loin, mais on est forcé de reconnaître qu'ils constituent des avancées par rapport à la situation précédente.

« Cette réforme ne prend pas assez compte de la pénibilité ». La question de la pénibilité est objectivement très complexe : tous les métiers peuvent être considérés, d'une manière ou d'une autre comme pénible (pénibilité physique, intellectuelle, stress...). Or dire que tous les métiers sont pénibles revient à dire qu'aucun ne l'est. Un critère « objectif » est avancé par certains : l'espérance de vie des différents groupes sociaux, qui diffère sensiblement par exemple entre les ouvriers et les cadres. Mais comment savoir quelle part de cet écart est expliquée par les métiers exercés ? Il est difficile de contester que les cadres ont une meilleure hygiène de vie (alimentation, tabac, alcool) que les ouvriers, notamment parce qu'ils sont plus riches : est-ce au système de retraite de compenser aussi ce différentiel d'hygiène de vie ? Il me semble que non, que d'autres instruments politiques, notamment de santé publique, de conditions de travail ou de temps hebdomadaire de travail, sont plus appropriés. J'ajoute qu'un métier pourra être pénible pour un individu (qui a mal au dos par exemple) et pas pour un autre. Dans ces conditions, la seule façon de tenir compte de la pénibilité, c'est de la constater lors du départ à la retraite, à travers le taux d'incapacité retenu par le gouvernement. Bien entendu, on dira que les gens qui sont morts de l'amiante étaient souvent en bonne santé en partant en retraite, mais cette objection est rhétorique : par définition on ne connaît pas les grands problèmes de santé qui sont à venir, il est impossible d'en tenir compte avant qu'ils ne se manifestent, charge à l'Etat de les compenser par la suite.

« Si on fait partir plus tard les personnes à la retraites, les jeunes ne vont plus trouver d'emplois ». Cette vision malthusienne qui pose que la France possèderait un « stock » de travail à peu près constant est certainement la plus grande erreur économique qui est communément commise. Il faut le redire avec force : il n'y a pas de stock d'emploi donné pour un pays, qu'il ne sert à rien de le diviser le plus possible pour que tout le monde ait un emploi. Au contraire, en procédant ainsi on appauvrit le pays et que c'est en fait le travail qui appelle le travail car il génère des revenus supplémentaires. La réforme du gouvernement est en fait objectivement dans l'intérêt des jeunes puisqu'elle fait principalement contribuer les quadragénaires et les quinquagénaires !

Conclusion

J'espère avoir été suffisamment dans le détail pour convaincre que la réforme des retraites qui est en passe d'être votée par le Parlement est à la fois nécessaire, plutôt intelligente et plutôt juste. Je répète qu'il s'agit à mes yeux, de loin, de la meilleure réforme de ces dernières années, et qu'il faut donner acte à l'exécutif d'avoir eu le courage de la mener à son terme. Il faut maintenant réfléchir au moyen terme avec une transition vers un système par points qui sera plus lisible par nos concitoyens. Mais que l'on ne s'y trompe pas : le passage à un tel système ne changera pas la donnée de fond selon laquelle quand on vit plus longtemps (surtout quand c'est en bonne santé), il faut travailler plus longtemps. Une telle évolution ne me semble pas être une régression sociale puisqu'au final les gens vivront plus longtemps en retraite en partant à 62 ans en 2018 que ceux qui partaient à 60 ans en 1981 : cela mérité d'être dit !

10 octobre 2010

Billet d'humeur

Le temps me manque depuis que je suis entré dans la "vie active", pour remplir les pages de ce blog. C'est, le temps, beaucoup plus que l'envie ou l'inspiration, qui m'en empêche. Je vais donc me livrer à un exercice inédit, celui du billet d'humeur sur les évènements récents de l'actualité.

1. Le débat sur les retraites

C'est toujours prodigieux de voir comment ce sujet est traité par les uns et par les autres : on invente des luttes politiques là où n'existe que la nécessité économique. Cela est dû à une grande confusion sur les conquêtes sociales (congés payés, retraite à 60 ans, réduction du temps de travail...), que l'on présente comme des conquêtes politiques alors qu'elles sont principalement des conquêtes économiques. En effet, c'est l'amélioration de la productivité qui permet les avancées sociales, qui ne sont que la juste récompense du travail accompli et pas un "cadeau" que le premier politicien de gauche viendrait promettre. Pour être plus précis, une conquête sociale, c'est la conjonction d'une bonne santé économique et d'une volonté politique. Le problème aujourd'hui, ce n'est pas la volonté politique mais la mauvaise santé économique, couplée à l'augmentation de l'espérance de vie. Nicolas Sarkozy le voudrait qu'il ne pourrait pas offrir le statu quo en matière de retraites, pas plus que ne le pourra Martine Aubry si elle revient au pouvoir.

Il est prodigieux, dans ces conditions de présenter les derniers aménagements de la réforme des retraites (sur les mères de famille nombreuse notamment), comme des choses que le gouvernement aurait "lâché", comme si il avait cela en réserve dans sa hotte. Il faut bien prendre conscience que tout aménagement coûte de l'argent et que c'est autant qu'on demandera aux autres travailleurs pour financer le système.

Le fond a toutefois été atteint avec l'annonce par les syndicats lycéens (un curieux concept) de rejoindre les salariés dans les manifestations. Si cela se produit, on aura la confirmation définitive que le niveau de formation de la jeunesse baisse : pire, qu'il chute à une vitesse vertigineuse. En effet, les lycéens en sont à ne plus comprendre où est leur intérêt objectif (que les générations qui les précèdent participent au maximum au financement du régime de retraite). Un calcul rapide indique pourtant qu'aucun d'entre eux ne sera touché par les mesures d'âge actuellement en discussion puisque leur durée de cotisation sera telle (41,5 annuités au minimum) qu'ils ne pourront pas partir plus tôt ! C'est fou ce que l'anti-sarkozysme peut conduire à faire...

2. La déchéance de la nationalité

Je préfère le dire tout de suite : je pense que l'élargissement de la déchéance de la nationalité qui vient d'être votée ne sert à rien, tant le nombre de cas concernés sera restreint. C'est du pur affichage politique. Mais il y a de quoi être choqué quand on entend qu'une telle mesure contrevient aux Droits de l'Homme, qu'elle salit l'image de la France ou qu'elle est d'inspiration xénophobe.
Il faut revenir un peu sur terre : on parle d'individus qui tuent un agent dépositaire de l'ordre public (policier, magistrat,...), ce qui n'est tout de même pas une mince affaire. Les discours enflammés des germanopratins sonnent terriblement faux sur ce sujet. Comment expliquer qu'ils ne se soient pas manifestés auparavant contre la disposition qui prévoit la déchéance de la nationalité aux terroristes et aux espions pour le compte d'une puissance étrangère ? Est-il plus grave de déchoir quelqu'un de sa nationalité parce qu'il a espionné ou parce qu'il a tué un juge ? Ce problème métaphysique est emblématique de notre pays qui adore ces débats de principes complètement déconnectés de la réalité.

3. Le remaniement ministériel

Les derniers sondages en attestent : Nicolas Sarkozy est mal parti pour 2012. Mais il reste maître du calendrier, ce qui est essentiel. Il est prématuré d'annoncer sa défaite. La prochaine échéance sera le remaniement ministériel et de l'UMP qui peut lui redonner une bouffée d'air pur s'il s'y prend correctement. Sa seule chance selon moi c'est de se mettre en retrait pendant une bonne année en laissant véritablement le prochain gouvernement gouverner. Cela lui permettra de prendre de la hauteur et de reconstituer petit à petit sa popularité. Le problème pour lui, c'est de trouver des "poids lourds" pour rentrer dans le prochain gouvernement, voici mes petites suggestions... Christine Lagarde nommée Ministre d'Etat, ministre des Affaires Etrangères et des négociations internationales (G20, G8). Alain Juppé ministre de l'économie, des finances et de l'industrie. Bruno Lemaire ministre de l'environnement, de l'énergie et du développement durable. François Baroin ministre de l'Intérieur. Michèle Alliot-Marie ministre du travail. Pour le poste de Premier Ministre, je me méfie beaucoup de Jean-Louis Borloo, même s'il est particulièrement populaire au centre et chez les écologistes, cela semble aujourd'hui l'hypothèse la plus probable.

Pour l'UMP, il faut tout changer, du sol au plafond. L'idéal serait certainement que François Fillon en prenne la tête (il est difficile de savoir où le mettre), ou à défaut Jean-François Copé qui peut difficilement être plus terne que celui qui occupe actuellement le poste. Il faut surtout que Frédéric Lefebvre (que je surnomme parfois le "repoussoir à électeurs") quitte ses fonctions de porte-parole. A la place, je verrai bien le très sérieux Hervé Mariton, très à l'aise dans les médias, et dont le quotient intellectuel est aussi élevé que celui de Lefebvre est bas.

Voilà pour ce mélange entre mes pronostics et mes souhaits...

29 août 2010

Roms et délinquance

Une réflexion rapide autour du sujet qui a animé l'été : l'expulsion de Roms par le gouvernement. La majorité justifie cette politique par les faits de délinquance de membres de cette communauté, notamment l'occupation illégale de terrains. L'opposition, de Dominique de Villepin à l'extrême-gauche, dénonce une politique discriminatoire qui jette l'opprobre sur une communauté toute entière et, de ce fait, jette une tâche sur l'image de la France.

Martine Aubry a ainsi déclaré : "Les charters de Roms sont indignes. Je suis maire et il arrive que les Roms commettent des délits et il faut des sanctions appropriées. Quand ils respectent les règles, on ne peut leur refuser les droits de tous les citoyens de l'Union européenne".

Rappelons qu'à ce stade, le gouvernement n'a rien commis d'illégal et qu'il respecte les droits européens des Roms. La libre circulation des personnes ne s'applique pas encore pleinement à cette communauté en raison de l'entrée récente de la Bulgarie et de la Roumanie dans l'Union Européenne. Le gouvernement a donc le droit de reconduire, sous certaines conditions, des Roms dans leur pays d'origine.

Mais la question de fond n'est pas légale : un gouvernement agit aussi (et peut-être principalement) par le verbe. Ce qui lui est reproché, c'est la stigmatisation d'une communauté. Bien entendu, l'affirmation "tous les Roms sont des délinquants" est discriminatoire et inacceptable, mais elle n'a jamais été prononcée par un responsable de la majorité. Que dire en revanche de l'affirmation : "il y a plus de délinquance chez la communauté Rom que dans le reste de la population" ? Peut-on qualifier cette affirmation d'inacceptable ? Martine Aubry ne la reprend-elle pas en partie à son propre compte quand elle dit "Il arrive que les Roms commettent des délits" ?

Indépendamment de la réalité de cette affirmation, le soutien de l'opinion aux mesures du gouvernement montre qu'une majorité de la population pense "qu'il y a plus de délinquance chez les Roms que dans le reste de la population". Il s'agit là d'une réalité sociale qui peut être alimentée par une réalité objective (recrudescence de faits divers quand des Roms s'installent dans une ville), par les médias ou encore par une peur des populations sédentaires vis-à-vis des populations nomades. On aurait tort de rejeter d'emblée la première hypothèse.

On arrive donc à cette situation ubuesque où le gouvernement dit "nous agissons, dans le respect du droit, parce que la présence illégale de Roms pose des problèmes de délinquance" et où l'opposition répond "nous reconnaissons qu'il y a des problèmes de délinquance posés par les Roms, mais nous n'acceptons pas que le gouvernement stigmatise l'ensemble de cette communauté", chose qu'il s'est pour l'instant gardé de faire. Une fois de plus, on assiste à un débat politique stérile où l'on reproche à l'adversaire ce qu'il n'a pas dit.

Pour finir, un petit mot sur le racisme. Est-ce que la thèse défendue par le gouvernement et soutenue par une majorité de Français est raciste ? Pour répondre à cette question, il faut décomposer l'identité d'un individu en plusieurs composantes : ethnique, culturelle et sociale. Tenir un discours raciste, c'est faire de l'origine ethnique la cause de comportements délictueux. A l'opposé, on trouve (surtout à gauche) les discours qui font de la condition sociale la cause unique de la délinquance. Mais entre le racial et le social, il y a le culturel qui entre en ligne de compte dans le comportement des individus, notamment en matière de délinquance. La dégradation des services publics (vélibs, transports en commun...) par les Français est supérieure à bien d'autres pays, notamment le Japon, de même que la fraude sociale est beaucoup plus acceptée et pratiquée en France que dans les pays Scandinaves. Les explications de ces deux faits sont surtout culturelles et certainement un peu sociales. Dire que le rapport à la délinquance n'est pas le même dans une culture nomade que dans une culture sédentaire n'est donc pas un propos raciste. L'aspiration à la sécurité est certainement une préoccupation plus forte des sociétés sédentaires. 

Ce qui reste de cette polémique estivale sur les Roms, c'est que le gouvernement doit agir dans le cadre du droit, qu'il faut répondre à l'aspiration des Français à la sécurité et à leur inquiétude vis-à-vis des Roms et qu'enfin, il est de bien mauvaise politique que de vouloir surfer sur ce type de sujets pour reconstruire sa popularité.

25 juillet 2010

L'unilatéralisme européen

On a longtemps stigmatisé l'unilatéralisme américain, qui a connu son heure de gloire au moment de l'invasion de l'Irak, réalisée sans mandat de l'ONU. Cet unilatéralisme, qui semble aujourd'hui révolu, était en fait la marque de la puissance assumée sans complexe. Selon le raisonnement de l'équipe de George W. Bush, le multilatéralisme est toujours réclamé par les faibles, afin d'avoir l'impression qu'ils ont prise sur des événements qui les dépassent. L'Europe s'est longtemps affirmée sur la scène diplomatique en tant que garante et défenseur du multilatéralisme, il peut donc sembler contradictoire, à première vue, de stigmatiser un quelconque « unilatéralisme européen ». C'est qu'il faut regarder ce terme sous un jour nouveau : ce qui semble caractériser l'Europe aujourd'hui, c'est la manière unilatérale avec laquelle elle prétend agir pour le bien commun : respect du droit international, lutte contre le changement climatique, devoir de repentance pour les anciennes puissances coloniales... Que penser de cette façon de procéder ? Est-ce le signe d'une nouvelle forme de puissance européenne ou d'une sortie progressive du vieux Continent de la marche du monde ?

La question théorique du libre-échange

Cette question de l'unilatéralisme et du multilatéralisme a été posée de manière très précise en économie politique à propos du libre-échange. Il y a deux façons d'être libéral en matière de commerce extérieur : la première consiste à penser que deux pays ont mutuellement avantage à baisser leurs barrières douanières respectives. C'est ce que l'on pourrait appeler la vision multilatérale du libre-échange. Même si cette théorie est attaquée par certains protectionnistes aujourd'hui au motif que les deux pays en question doivent être comparables pour bénéficier des bienfaits de l'ouverture des échanges, elle est partagée par un grand nombre d'économistes et de responsables politiques. La seconde façon de promouvoir le libre-échange, c'est d'affirmer qu'un pays a toujours intérêt à baisser ses droits de douane, même si ses homologues ne le font pas. Dans cette conception unilatérale du libre-échange, on met en avant le fait que le droit de douane fait plus de mal au consommateur intérieur qu'à l'exportateur étranger, et qu'il serait de bien mauvaise politique d'empêcher sa demande nationale d'accéder à des produits au plus bas coût possible. Cette vision plus maximale du libre-échange a été prônée et appliquée avec succès par l'Angleterre du XIXème siècle, avec l'abolition des Corn Laws. Le débat entre unilatéralisme et multilatéralisme, dans quelque domaine que ce soit, est donc une forme de prolongation du débat qui a pu opposer Malthus à Ricardo à l'époque.

L'unilatéralisme européen en matière de libre-échange

Revenons à l'époque moderne, mais restons sur cette question du libre-échange. Il semble bien que ce soit la vision anglo-saxonne du libre-échange, c'est-à-dire son acception maximale et unilatérale, qui tienne le haut du pavé aujourd'hui en Europe. Si ce n'est sur la question de l'agriculture, l'Europe s'efforce d'apparaître comme le bon élève du libre-échange et de son institution-phare : l'Organisation Mondiale du Commerce. L'Union Européenne s'est clairement construite autour de la défense du consommateur plus que du producteur. Je ne peux personnellement qu'approuver les principes libéraux qui guident cette politique, je suis en revanche plus circonspect sur la qualité stratégique d'un tel positionnement : en affichant trop ouvertement là où elle voudrait aller (une réduction des droits de douane), l'UE obère ses marges de négociation. Le risque existe qu'en épousant unilatéralement le libre-échange, l'Europe voit une partie de la production fuir son territoire au profit de pays qui ne joueraient pas le jeu. Petit à petit, la puissance de la demande intérieure européenne fléchirait immanquablement, car il n'est de consommation sans production ou d'augmentation du pouvoir d'achat sans augmentation de la productivité. La dynamique du déclin européen serait donc la suivante : de puissance productrice et consommatrice, elle passerait dans un premier temps à une simple puissance consommatrice (n'est-ce pas déjà le cas aujourd'hui hormis l'Allemagne et les Pays-Bas ?) puis à une non-puissance. C'est cette dynamique que l'acception unilatérale du libre-échange ne prend pas en compte, car elle se repose sur un modèle d'équilibre stationnaire qui ne fait aucune place à l'écoulement du temps.

L'unilatéralisme monétaire européen

La politique monétaire européenne porte également la marque de l'unilatéralisme. En effet, la théorie économique nous apprend avec Mundell que, dès lors que l'on exclue le contrôle des changes, il est impossible de poursuivre à la fois un objectif intérieur (maîtriser l'inflation) et extérieur (maîtriser son taux de change). En choisissant de n'assigner à la Banque Centrale Européenne qu'un seul objectif d'inflation et à laisser le marché déterminer le taux de change de l'euro avec les autres monnaies, l'Union Européenne a une fois de plus placé l'intérieur, c'est-à-dire la consommation, avant l'extérieur, c'est-à-dire la production. En l'occurrence, je serais plutôt d'avis qu'elle a fait le bon choix, car la stabilité monétaire peut être une condition de la croissance à long terme. Il semble en effet assez logique qu'une politique prévisible soit davantage susceptible de susciter la confiance, qu'une politique discrétionnaire. Mais il s'agit peut-être, là encore, d'un raisonnement de « bon élève » : force est de constater que la croissance européenne est à la traîne d'autres zones économiques qui jouent sur leur taux de change. On retombe sur le même problème que précédemment : la meilleure solution théorique n'est pas forcément la meilleure solution stratégique, et il est parfois dangereux, dans la compétition mondiale, de renoncer à se comporter de façon discrétionnaire.

L'unilatéralisme écologique européen

Sortons un peu de la sphère économique pour aborder un sujet d'ampleur mondiale : le réchauffement climatique. Là encore, il n'est pas contestable que l'Europe joue le jeu en étant la seule région au monde à s'inscrire dans le protocole de Kyoto et à respecter ses objectifs (le cas des pays de l'ex-URSS est à part car c'est la récession économique, seule, qui leur permet de respecter facilement leurs objectifs). Plus récemment, l'UE est arrivée à la conférence de négociations internationales sur le climat de Copenhague avec l'offre suivante : « si les autres pays ne font rien, nous baissons nos émissions de 20% et si un accord solide se dégage, alors nous les baissons de 30% ». Cette position, adoptée par l'ensemble des États membres a le mérite de la clarté et de la visibilité. Si chaque participant à la conférence avait agi de la sorte, un accord aurait pu sans aucun doute être conclu. Mais cette posture du « bon élève » a pour effet de sortir de facto l'Europe des discussions car elle n'a plus rien à négocier. Elle a donc subit l'humiliation d'être absente de la dernière réunion à laquelle participaient les États-Unis, la Chine, l'Inde, le Brésil et la Russie et où a été rédigé le compromis final. La question de la taxe carbone aux frontières de l'Europe est une autre illustration de ce que l'on peut appeler la naïveté européenne : en refusant de taxer les industries étrangères émettrices de CO2 comme elle entend taxer ses propres industries, l'UE ne règle pas le problème du réchauffement climatique, puisque les émissions ne sont que déplacées, mais elle règle le sort tragique de l'industrie européenne.

L'unilatéralisme européen pour la dénonciation des crimes passés

Le dernier exemple qui me vient à l'esprit est en fait l'élément déclencheur qui m'a fait écrire cet article. Un échange entre Michèle Tribalat (démographe spécialiste de l'immigration) et Jean-Louis Bourlanges (ancien député européen), portait sur la repentance des anciennes puissances coloniales qui pourrait miner l'intégration des nouveaux arrivants. En effet, comme le remarquait la démographe : comment pourrait-on demander à des immigrés d'aimer un pays qui ne s'aime pas lui-même et qui affirme avoir commis les pires atrocités. Ce à quoi Jean-Louis Bourlanges objectait que les atrocités reprochées n'en étaient pas moins réelles. La réponse de Michèle Tribalat tenait en ce que tous les pays ont à un moment donné de leur histoire commis des choses ignobles, et qu'il convenait de mettre en regard nos propres atrocités, celles commises par les autres pays. Une fois de plus, il semble que l'Europe, la France en particulier, ait décidé de jouer seul le rôle de « bon élève » qui exerce un regard critique sur sa propre histoire. Idéalement, il faudrait que chaque pays procède de la même façon, mais force est de reconnaître que tel est loin d'être le cas. L'Europe ne doit donc pas unilatéralement décréter son ignominie passée, qui se couple bien souvent par un dénonciation de son ignominie actuelle à travers les discriminations. C'est oublier que l'Europe est un des endroits les plus accueillants au monde, qui combine protection sociale et liberté politique, et qui a le plus avancé sur une relecture critique de son histoire.

Conclusion

Tous ces exemples accréditent la thèse selon laquelle la position de « bon élève » est incompatible avec celle de puissance. L'Europe, sur tous ces sujets, semble incapable du moindre rapport de force. Elle se fait le chantre du soft power mais oublie consciencieusement le sens du deuxième terme en se focalisant sur le premier. L'Europe est à ce point soft, à ce point sûre, à ce point prévisible qu'elle semble ne plus compter dans les affaires du monde. C'est un allié tellement confortable pour les États-Unis, qu'il n'est même plus consulté pour les sujets importants. Le seul intérêt de l'UE pour les États-Unis, c'est qu'elle s'étende le plus possible pour faire profiter à d'autres nations de la stabilité politique et économique.

Cette construction de l'Europe est loin d'être médiocre, on pourrait même penser qu'apporter la paix et la prospérité est la plus belle mission qui puisse être confiée. Sauf que cela se fait en contrepartie du renoncement au statut de puissance qui peut imposer ses vues. Même si Fukuyama est un Américain d'origine japonaise, il semble que ce soit l'Europe qui ait été le plus sensible à sa thèse de « la fin de l'Histoire » : un monde où chacun jouerait le jeu des modèles (économiques, écologiques, politiques), agirait pour le bien universel et renoncerait à son pouvoir discrétionnaire, source d'instabilité. Mais si l'Histoire n'est pas morte, alors le temps non plus, ce qui vient redonner toute sa place à l'action stratégique et, d'une certaine manière, à l'imprévisibilité. L'Europe, par son mode de fonctionnement nécessairement transparent, peut-elle encore jouer un rôle dans un monde où l'Histoire continue ?

Une voie stratégique pour l'Europe, qui lui permettrait de continuer à peser sans renier ses convictions, pourrait consister à exiger la réciprocité en matière économique ; à placer la lutte contre le changement climatique sous l'angle de la réduction de sa dépendance aux hydrocarbures ; à vanter haut et fort le modèle politique, social et culturel européen ou encore à s'émanciper de la tutelle américaine en politique internationale, ce qui passe par un renforcement des moyens en matière de défense. Ce chemin tranche avec l'unilatéralisme décrit plus haut, dont nous n'avons plus les moyens : en effet, comme le montre l'exemple des Corn Laws, seule la puissance dominante (l'Angleterre au XIXème siècle puis l'Amérique au XXème) peut se permettre cet « unilatéralisme du bien commun ».

17 juillet 2010

L’ « Affaire »

Après l’avoir abondamment commentée sur Facebook, il me paraît nécessaire de faire la synthèse des réflexions que m’inspire l’affaire Woerth. Même si ce blog n’est pas destiné à commenter l’actualité politique, les proportions prises par cette affaire en font un véritable fait de société qu’il convient d’analyser. Cet article sera composé de trois parties : tout d’abord ce que m’inspire le fond de cette affaire, puis les commentaires médiatiques et politiques qu’elle génère et enfin ce qu’elle révèle de la société française.

1. Le fond de l’affaire Woerth

Il faut tout de suite abandonner le singulier pour prendre une à une « les » affaires auxquelles est confronté Eric Woerth. Ce pluriel est dangereux quand il mélange tout, c’est pourquoi il est essentiel de bien distinguer les affaires les unes des autres. Plusieurs d’entre elles font mention d’un conflit d’intérêt, il me semble donc important de traiter de manière générale de cette question avant d’entrer dans le détail de ce qui est reproché à l’ancien Ministre du Budget.

La notion de conflit d’intérêt

La notion de conflit d’intérêt est assez floue, selon Wikipédia, il s’agit « d’une situation injuste dans laquelle une personne ayant à accomplir une fonction d'intérêt général […] se trouve avec des intérêts personnels qui sont en concurrence avec la mission qui lui est confiée, l'intérêt de son administration ou de sa société. De tels intérêts en concurrence peuvent la mettre en difficulté pour accomplir sa tâche avec neutralité ou impartialité. Même s'il n'y a aucune preuve d'actes préjudiciables, un conflit d'intérêts peut créer une apparence d'indélicatesse susceptible de miner la confiance en la capacité de cette personne à assumer sa responsabilité. »

Beaucoup de choses peuvent rentrer dans la catégorie du conflit d’intérêt : un analyste financier qui détient des informations sur une entreprise dont il possède des actions, un couple qui travaille dans deux sociétés concurrentes, un homme politique qui nomme quelqu’un de proche… A plus petite échelle, un coup de pouce donné à un ami pour trouver un emploi dans une structure où l’on a des relations relève également du conflit d’intérêts, de même qu’un professeur qui a l’un de ses enfants en classe,… Les situations de conflits d’intérêts sont nombreuses pour chacun d’entre nous, pour peu qu’on y réfléchisse. La plupart du temps, on ne s’en rend même pas compte : c’est souvent a posteriori que l’on relève les conflits d’intérêts et qu’on les trouve évidents. Mais il faut se méfier de cette évidence a posteriori, symptôme classique de l’erreur de narration chère à Nassim Nicholas Taleb.

Deux éléments permettent de lutter au quotidien contre les conflits d’intérêts : la loi, par exemple quand elle interdit les délits d’initié, et la morale personnelle qui doit permettre de faire la part des choses. Un conflit d’intérêts ne constitue pas un délit, c’est un élément qui peut faciliter un délit, de même que posséder une arme me permet de tuer plus facilement mon voisin. Heureusement, la loi et la morale m’empêche de passer à l’acte, de même qu’elles peuvent m’empêcher de succomber à un conflit d’intérêts. On ne peut pas uniquement baser des accusations sur la notion de conflit d’intérêts.

1er conflit d’intérêts : la femme du Ministre du Budget gérait la plus grande fortune française

C’est par là que l’affaire à débuté : des écoutes clandestines entre Liliane Bettencourt et son gestionnaire de patrimoine Patrick de Maistre laissaient entendre que Florence Woerth avait été recrutée en raison des activités de son époux alors Ministre du Budget. Plus récemment, Patrick de Maistre aurait confié lors de sa garde à vue, qu’Eric Woerth lui aurait demandé de recevoir sa femme pour discuter de sa carrière.

En quoi cette situation pose problème, au-delà de l’éventuelle incohérence d’avoir dans le même couple quelqu’un qui lutte contre la fraude fiscale et quelqu’un qui fait de l’optimisation fiscale ? La première possibilité, c’est que la famille Bettencourt ait recruté Florence Woerth afin de s’attirer les bonnes grâces du Ministre du Budget, notamment en matière de contrôle fiscal. C’est cette affirmation qui a été réfutée par le rapport de l’IGF, disant qu’Eric Woerth n’est pas intervenu d’une quelconque manière dans ce dossier. La deuxième possibilité, c’est qu’Eric Woerth ait abusé de sa situation de Ministre pour faire embaucher sa femme. Notons que cette accusation est infiniment moins grave que la précédente et qu’elle est monnaie courante dans de nombreux couples. Surtout, dans ce scénario, la famille Bettencourt ne serait plus coupable mais victime.

Notons également que la situation de Florence Woerth était connue de nombreux médias (LePost, Libération, la Lettre A notamment ont fait des articles à ce sujet), sans que cela n'ait créé la moindre polémique à l’époque. Cela illustre parfaitement que ce conflit d’intérêts, qui paraît aussi évident aujourd’hui aux yeux de tous, ne l’était pas avant l’éclatement de l’affaire.

2ème conflit d’intérêts : Ministre du Budget et trésorier de l’UMP

Le deuxième conflit d’intérêts concerne le cumul des fonctions de trésorier de l’UMP et Ministre en charge des contrôles fiscaux. Cette situation d’Eric Woerth était pourtant connue de tous depuis son entrée au gouvernement de Jean-Pierre Raffarin en 2004, sans que personne n’y trouve véritablement à redire. Ce conflit d’intérêts m’avait échappé à l’époque, et je dois avouer qu’il continue à me rendre perplexe. En effet, si conflit d’intérêts il doit y avoir, c’est entre un mouvement politique (l’UMP en l’occurrence) et des grandes fortunes, c’est pour cela que la loi sur le financement des partis politiques est si stricte. La personne d’Eric Woerth est ici seconde. En effet, si les grandes fortunes ont de quoi être satisfaites du gouvernement actuel, ce n’est certainement pas parce que les contrôles fiscaux ont été stoppés, mais plutôt parce que le bouclier fiscal a été voté, ainsi que la défiscalisation de l’ISF investi dans les PME. En faisant l’hypothèse audacieuse que c’est la Ministre de l’Economie Christine Lagarde qui est à l’origine du paquet fiscal de 2007, c’est plutôt elle qui aurait été en conflit d’intérêts si elle avait été trésorière de l’UMP. On voit que c’est assez tiré par les cheveux, d’où cette question plus générale : un trésorier d’un parti qui continue à exercer des activités politiques n’est-il pas de facto en situation de conflit d’intérêts ?

Eric Woerth a contribué à la multiplication des partis associés à l’UMP pour contourner la loi électorale

Cette accusation est quasiment avérée aujourd’hui. Elle n’en constitue pas pour autant un délit. Au plus peut-on dire que la loi du financement des partis a été habilement contournée et qu’il est certainement temps de remettre de l’ordre dans tout cela comme le propose François Bayrou. Beaucoup de formations politiques sont concernées : en quoi l’association en faveur d’Eric Woerth ou de Laurent Wauquiez serait-elle moins légitime que Désirs d’Avenir de Ségolène Royal ? Il semble cependant que l’UMP a mis un zèle particulier à multiplier ces structures. Une solution pourrait être d’interdire à une même personne physique de subventionner plusieurs partis ou associations politiques. Quoi qu’il en soit, les sommes ainsi récupérées sont faibles par rapport aux subventions publiques auxquelles ont droit les partis politiques en fonction des scores électoraux qu’ils réalisent. La situation française depuis quelques années peut, à mon avis, être qualifiée de saine et équitable. Rappelons que dans certains pays, notamment les Etats-Unis, ces limitations des dons des personnes physiques n’existent tout simplement pas, ce qui ne les empêche d’être des démocraties exemplaires.

Eric Woerth aurait participé à un financement occulte de l’UMP et de la campagne de Nicolas Sarkozy

A l’évidence cette accusation est la plus grave de toutes. Elle ne s’appuie pour l’instant que sur la parole de l’ancienne comptable de Liliane Bettencourt. C’est donc parole contre parole pour l’instant, et il est bien évident que la justice doit faire toute la lumière sur cette affaire, ce à quoi le procureur Courroye s’emploie avec un certain zèle. En attendant, c’est la présomption d’innocence qui doit prévaloir.

Eric Woerth aurait vendu un champ de course au dixième de sa valeur à Chantilly

Cette dernière accusation est réfutée par le Ministre au motif que le locataire du terrain était propriétaire des bâtiments et ne pouvait pas être forcé de partir. Dans ces conditions, la vente est une option qui permettrait d’optimiser les revenus de l’Etat. Ces déclarations devraient être facilement vérifiables par des professionnels du patrimoine de l’Etat et ne paraissent pas absurdes a priori.

Au final, c’est l’accusation de financement occulte de la campagne de Nicolas Sarkozy qui est de loin la plus grave. Si elle était avérée, Eric Woerth devrait démissionner et serait à coup sûr poursuivi par la justice puis condamné. Si tel n’est pas le cas, on ne voit pas très bien ce qu’il y reste de très grave dans « l’affaire Woerth », sauf à penser que, contrairement à ce qu’affirme le rapport de l’IGF, Eric Woerth aurait fait pression sur son administration pour stopper des contrôles fiscaux contre Liliane Bettencourt.

2. Les commentaires médiatiques et politiques de l’affaire Woerth

Ce qui frappe dans cette affaire, c’est la force de la tempête médiatique et politique qui s’est abattu sur Eric Woerth, au mépris de toute présomption d’innocence. Certains ont accusé Internet de cette dérive, d’autres le parti pris anti-Sarkozy de certains journalistes, il ne me semble pas que ce soit là le cœur du problème. Ce sont surtout des principes de base qui ne sont pas respectés, je vais donc essayer de mettre dans la peau de chacun des acteurs/commentateurs de cette affaire en explicitant ces principes auxquels j’ai fait allusion.

Dans la peau d’Eric Woerth

Si Eric Woerth est coupable, alors il doit démissionner sur le champ et coopérer tout de suite avec la justice. S’il est innocent, alors il doit être le plus transparent possible dans cette affaire, répondre à toutes les attaques dont il fait l’objet, accepter toutes les interviews afin de réhabiliter son honneur.

Dans la peau de Nicolas Sarkozy

Il n’y a pas lieu aujourd’hui d’exiger la démission d’Eric Woerth. Ce serait une atteinte grave au principe de présomption d’innocence. Ne connaissant certainement pas le fond exact de cette affaire, le Président serait toutefois avisé de ne pas exagérer son soutien à son Ministre afin de ne pas se retrouver en position délicate si des faits nouveaux étaient révélés. Enfin, le Président, comme il l’a dit dans son entretien à France 2, serait bien mal inspiré de s’immiscer dans le travail de la justice, et n’a donc pas à écarter tel procureur ou tel juge d’instruction.

Dans la peau de l’opposition

L’opposition n’a pas à réclamer des têtes dès lors que les faits ne sont pas établis. Elle était, en revanche, tout à fait légitime à le faire à propos de Christian Blanc ou d’Alain Joyandet puisque les faits étaient établis et reconnus et que tout n’était qu’affaire d’interprétation politique de ces faits. Dans l’affaire Woerth, il n’y a donc qu’un discours à tenir pour l’opposition : dire que les faits reprochés sont graves mais que la présomption d’innocence prévaut et que la justice doit faire toute la lumière sur ces affaires. Il n’est que sur le contournement de la loi du financement des partis politiques qu’elle peut se montrer plus véhémente, en exigeant que cette loi soit revue et que les structures de l’UMP ainsi mises à jour soient démantelées.

Dans la peau de la justice

La justice serait bien inspirée de respecter la loi, en particulier sur le secret de l’instruction. Il est en effet invraisemblable que des PV d’auditions se retrouvent dans la presse le jour même ou le lendemain. Ces informations sont souvent mal ou sur-interprétées et viennent perturber le travail serein de la justice.

Dans la peau de la presse

Il est normal que la presse informe et qu’elle soit totalement libre de « sortir » des affaires. Une bonne façon de concilier cela avec la présomption d’innocence et de demander un droit de réponse aux personnes mises en cause avant publication. Pour l’affaire du terrain de Chantilly, il est assez difficile à admettre que le Canard Enchaîné et Marianne n’aient pas demandé ses explications à Eric Woerth, charge à eux ensuite d’enquêter sur ces explications et de juger de leur véracité.

3. Ce que l’affaire Woerth révèle de la société française

Ce qui est très intéressant dans cette affaire, c’est ce qu’elle révèle sur la société française. N’ayant pas de sympathie particulière pour le pouvoir en place ou de lien privilégié avec Eric Woerth, c’est même la seule chose qui m’intéresse véritablement. Bien entendu, d’aucuns s’indigneront que de telles analyses sociologiques sont une manière de noyer le poisson et d’aider le pouvoir en place. C’est pourquoi les membres du Gouvernement seraient bien avisés de ne pas y avoir recours, car ils sont juges et parties (on pourrait également dire en position de conflit d’intérêts !). Tel n’est pas mon cas.

Cette affaire est un symptôme supplémentaire de l’éloignement du peuple et de ses élites, avec une crise majeure de confiance. On sent bien que le « tous pourris » n’est pas très loin et que la démocratie est aujourd’hui très exigeante en matière de morale, elle est même parfois moralisatrice. Bien entendu, il est sain qu’une société exige de ses élites qu’elles se comportent de façon morale et je n’ai pour ma part aucune considération ni commisération pour les élites en tous genres qui ont été pris la main dans le sac.

Mais il faut bien comprendre que la morale, ou plutôt le caractère moralisateur, nous éloigne de la politique. Les questions politiques sont plus grandes que ceux qui les portent : la réforme des retraites est plus importante que la personne d’Eric Woerth, les visions différentes de la politique économique entre la droite et la gauche sont plus importantes que les liens respectifs de Nicolas Sarkozy et de Martine Aubry avec l’argent. Le risque, c’est que dans une période très contrainte où les programmes politiques ne se distinguent plus vraiment, le débat politique ne devienne un débat sur la moralité des dirigeants.

Historiquement, la recherche absolue de la vertu a pu conduire à des catastrophes politiques : Robespierre était certainement d’une moralité abstraite exemplaire, il a pourtant causé beaucoup plus de dégâts au peuple Français qu’un homme aussi peu recommandable que Talleyrand. Fondamentalement, je pense que le peuple surestime le mal qu’un dirigeant malhonnête peut causer à la société et qu’il sous-estime le mal qu’une mauvaise politique peut entraîner. Cela n’empêche bien évidemment pas, en parallèle, la presse et la justice de faire leur travail.

Dans plusieurs de mes derniers articles, j’ai dénoncé avec force la vision cynique, qui prospère certainement plus à droite qu’à gauche. L’affaire Woerth m’a fait comprendre que la vision moralisatrice était également dangereuse et qu’elle prospérait actuellement, notamment à gauche. Toute parole politique devrait avoir conscience de ces deux écueils.

07 juin 2010

Du bon usage des pronoms personnels en politique


Crise politique, incapacité à faire accepter les réformes par l'opinion, stigmatisation... et si tous ces maux propres au fonctionnement politique français étaient dus avant tout à un problème de système d'énonciation et plus précisément à un mauvais usage des pronoms personnels dans le discours politique.

Le "vous" de la droite

Commençons par la droite, souvent prompte à dresser certaines catégories de la population les unes contre les autres. "Vous êtes des paresseux", "Vous êtes des délinquants", voici un discours qui stigmatise tantôt les fonctionnaires, tantôt les chercheurs, tantôt les jeunes de banlieue... Mais ce "vous" là n'est pas prononcé si fréquemment en public, convenons-en. Contrairement au "vous" du clientélisme, qui cherche à caresser une partie de la population dans le sens du poil en suivant des visées purement électoralistes. "Vous êtes la France qui travaille tôt le matin", "Vous êtes les défenseurs de l'identité nationale", "Vous méritez une baisse de la fiscalité". La liste des multiples bénéficiaires de ces louanges et promesses serait trop longue à dresser ici, d'aucuns auront reconnus les ouvriers, les agriculteurs et autres restaurateurs. A priori, ce "vous" n'a rien de gênant puisqu'il valorise des catégories certainement très méritante,s ce qui est détestable en revanche, c'est le non-dit qui lui succède. Implicitement, on oppose ceux qui travaillent et ceux qui profitent du système, ceux qui défendent et ceux qui salissent l'identité nationale, ceux qui sont méritants et ceux qui ne le sont pas. Derrière le clin d'œil électoraliste, il y a donc un sourire entendu et malsain.

Le "ils" de la gauche

Au "vous" de la droite, répond le "ils" ou le "eux" de la gauche : qu'il s'agisse des spéculateurs, des banquiers, des actionnaires, des riches,... ce sont à "eux" de payer. Mais ce pronom personnel ne s'arrête pas aux personnes physiques, le plus souvent, il désigne des personnes morales, c'est-à-dire fictives, comme l'Etat ou les entreprises. "De l'argent il y en a, il s'agit de le prendre dans les bonnes poches", tel est le discours dominant à gauche. Ce discours se nourrit des malheureux effets d'annonce du Président de la République au moment du sauvetage des banques : beaucoup de personnes ont du mal à comprendre qu'un Etat qui apporte des milliards d'euros aux banques (en garantie) puisse se déclarer en quasi-faillite. Le discours du "ils", c'est fondamentalement un discours qui refuse la réalité telle qu'elle est pour chercher une forme d'arrière-monde, un endroit où l'argent coule à flot et où il suffit d'ouvrir les vannes.

Le "nous" de la politique

Mais la politique ce n'est pas cela : ni le "vous" de la stigmatisation et du clientélisme, ni le "ils" du déni de réalité. Le seul pronom personnel pertinent pour le discours politique, c'est le "nous". Ce "nous" signifie que la plupart des grands problèmes politiques, qu'il s'agisse de protection sociale, de rapport au travail, de sauvegarde de l'environnement..., opposent la société à elle-même. C'est ensemble qu'il nous faut trouver les solutions, qu'il nous faut arbitrer, qu'il nous faut nous organiser. Le problème des retraites, par exemple, ne se réglera ni en montrant du doigt les fonctionnaires prétendument privilégiés ni en pensant qu'il suffit de taxer les riches ou que le déficit est tenable : il impose de trouver un compromis social entre actifs et inactifs, entre salariés du public et du privé.

Le "nous" réfute l'existence de tout arrière-monde, c'est le pronom personnel de la responsabilité : "c'est à nous qu'il incombe de répondre aux nouveaux défis", celui qui voit la contrainte budgétaire comme l'élément clé de l'élaboration des choix en politique. Ainsi, plutôt que dire que l'Etat n'a qu'à payer pour telle politique, il convient de se demander en permanence si la société que compose ce "nous" entend transférer une partie de sa richesse pour telle politique. Derrière ce "nous", il y a en fait le concept essentiel de l'utilité sociale qui est la justification ultime de toute politique. En montant les catégories les unes contre les autres ou en pensant qu'il existe des échappatoires, la droite et la gauche, chacune à leur manière mettent finalement à mal ce concept.

Ce qui est intéressant avec le "nous", c'est qu'il oblige à dire qui l'on est, à tracer une frontière. Que faut-il entendre par "nous" ?, voici la question politique par excellence. S'agit-il des Français ? Des Européens ? De l'humanité ? Derrière le "nous" on trouve donc les grandes questions qui nous animent : l'identité nationale, la construction européenne, la gouvernance mondiale. Pour faire renaître un véritable débat politique la solution semble simple : proscrivons le "vous" et le "ils" et promouvons le "nous" !

15 avril 2010

Le concours de lâcheté sur la taxe carbone

Après avoir été versée au débat public suite au bon score des Verts aux élections européennes, la taxe carbone aura été la curieuse victime de la défaite de l’UMP aux élections régionales, selon une logique bien difficile à appréhender. Cette issue vient couronner un débat où la classe politique et le corps social français ont montré une lâcheté et une hypocrisie absolument ahurissante. Revue de détail…

La démagogie du Parti Socialiste

Dès l’annonce du projet du gouvernement de mettre en place une taxe carbone, ou plutôt une contribution climat énergie selon la terminologie officielle, Ségolène Royal s’y est opposé avec force. N’avait-elle pas pourtant signé le pacte écologique de Nicolas Hulot pendant la campagne de 2007 qui prévoyait ladite taxe ? Au diable la cohérence idéologique quand il est question d’opportunisme politique.

L’argumentation de Ségolène Royal consiste à dire que les gens ne peuvent pas se passer d’essence pour se déplacer ni de gaz ou de fioul pour se chauffer et donc que la taxe carbone est antisociale. On peut lui rétorquer que la consommation d’hydrocarbures n’est pas si inélastique que cela et que les prix records du pétrole en 2007 ont conduit à une baisse sensible de la demande en France, notamment grâce au développement du covoiturage. Par ailleurs, comment voir émerger des technologies alternatives aux énergies fossiles si on ne fait pas monter progressivement le coût de ces dernières ?

Dans un premier temps, le PS s’est démarqué de la position de Ségolène Royal, en se disant favorable au principe de la taxe carbone, mais regrettait que le gouvernement restituât le produit de la taxe de manière inégalitaire. Sauf qu’à cette époque l’exécutif n’avait pas encore évoqué la façon dont il entendait effectuer cette redistribution : curieux procès d’intention. Dans un second temps, sentant l’opinion défavorable au projet, le PS tourna casaque dans un beau mouvement de courage politique.

Le maximalisme des écologistes

On attendait que les Verts soutinssent la taxe carbone comme une des mesures phares permettant la transition post-pétrole qu’ils appellent de leurs vœux. Tel n’a pas été le cas, la plupart des écologistes préférant critiquer une taxe trop faible (13€/tonne de CO2 contre 35€ proposé dans le rapport de la commission Rocard) pour infléchir les comportements.

Certes, les Verts ont eu raison de souligner que le dispositif gouvernemental manquait de lisibilité sur le moyen terme puisqu’aucune perspective de progression de la taxe au fil des ans n’était tracée, mais ce n’était pas une raison pour se joindre au concert de critiques sur ce dispositif qui constituait un premier pas. Comme le soulignait avec justesse Raymond Aron, « en politique il ne faut jamais comparer ce qui proposé à l’idéal, mais choisir la solution pratique la plus favorable ». En refusant ce pragmatisme, la plupart des écologistes ont fait montre d’un maximalisme coupable.

L’ingérence politique du Conseil Constitutionnel

Une fois adopté par le Parlement, les députés et sénateurs de l’opposition ont décidé de porter le texte devant le Conseil Constitutionnel. Ce dernier, outrepassant son rôle, a décidé de censurer la taxe carbone au motif qu’elle créait une rupture d’égalité devant les charges publiques entre les gros émetteurs industriels non soumis à la taxe et les particuliers. Cette argumentation est fallacieuse à plusieurs titres.

Tout d’abord, il est faux de dire que les industriels ne sont pas concernés par les émissions de gaz à effet de serre puisqu’ils participent au système européen de quotas de CO2, système que le Conseil Constitutionnel n’était pas censé méconnaître. Certes, l’allocation initiale de ces quotas est gratuite jusqu’en 2013 mais cela n’enlève rien au fait qu’un industriel qui dépasse son quota doive payer et qu’un autre en dessous de son quota puisse vendre ses permis d’émission. On a donc dès aujourd’hui un système incitatif qui fonctionne sous réserve que les quotas initiaux ne soient pas trop importants. A partir de 2013, l’industrie devra globalement supporter la charge des quotas initiaux qui deviendront payants.

Ensuite, il est faux de dire que la taxe carbone peut être assimilée à une charge publique. En effet, puisqu’elle est intégralement reversée aux ménages sous la forme d’un crédit d’impôt ou d’un chèque vert, il s’agit d’une taxe pigouvienne, c’est-à-dire incitative, qui ne vient pas augmenter la pression fiscale globale. On pourrait donc complètement renverser l’argumentation du Conseil Constitutionnel puisque la taxe carbone est strictement équivalente à un système de quotas alloués gratuitement à chaque ménage, alors que les quotas de l’industrie ont vocation à devenir payants.

Ajoutons enfin qu’en opposant ainsi particuliers et entreprises, le Conseil renoue avec une tradition marxiste que l’on pensait dépassée. On ne peut pas mettre sur un pied d’égalité des entités abstraites comme les personnes morales avec les personnes physiques. Si tel était le cas, comment le Conseil peut-il tolérer plus longtemps la TVA, qui représente l’essentiel des ressources de l’Etat et qui n’est payée que par les consommateurs ?

La lâcheté de l’exécutif

Après cette censure, le gouvernement a décidé de remettre l’ouvrage sur le métier, puis a complètement changé d’avis après la défaite des régionales. L’argumentation avancée est extravagante : la taxe carbone en France ne se fera que si le projet de taxe carbone aux frontières de l’UE voie le jour, afin de ne pas pénaliser les entreprises françaises. Autant dire que le projet est reporté aux calendes grecques.

Cette façon de botter en touche ne résiste pas longtemps à l’examen : alors que la taxe carbone aux frontières de l’UE concerne les industriels en dehors de l’Europe, la taxe carbone française concernait essentiellement les consommateurs. Si l’objectif est de protéger les entreprises françaises, alors c’est le système de quotas de CO2 européen qu’il faut supprimer ! Une taxe dont le produit est réaffecté aux citoyens n’est pas globalement pénalisante pour le pouvoir d’achat des ménages, elle ne saurait donc pas avoir un impact négatif sur nos entreprises.

La réalité est plus prosaïque : une fois de plus le gouvernement français se réfugie derrière l’Europe pour ne pas assumer une mesure impopulaire.

La bonne opération du MEDEF

Le MEDEF s’est félicité de l’abandon de la taxe carbone, il s’agit en effet pour les entreprises d’une belle opération financière. La contrepartie à la levée de la taxe carbone sur les consommations de gaz et de pétrole des entreprises était la suppression de la taxe professionnelle, qui a bien été réalisée. Avec le report sine die de la taxe carbone, le MEDEF est donc gagnant sur toute la ligne.

Il est toujours plus facile pour les entreprises d’afficher la préoccupation environnementale au cœur de leur politique de communication que de soutenir un dispositif contraignant qui permet d’internaliser certaines externalités négatives comme les émissions de CO2.

Un parlement inconsistant

Le renoncement à la taxe carbone était paraît-il une concession de l’exécutif aux parlementaires de l’UMP, ces mêmes parlementaires qui avaient voté le dispositif quelques mois plus tôt. Ont-ils changé d’avis ou avaient-ils voté en faveur d’un texte qui ne leur convenait pas ? Dans tous les cas, cet épisode illustre l’inconsistance et le caractère baroque du Parlement Français.

Plutôt que de répéter à l’envi qu’il faut renforcer les pouvoirs du Parlement pour faire entrer notre démocratie dans un âge adulte, il faut mettre fin à ces comportements infantiles du Parlement qui réclame à l’exécutif l’abandon d’un texte qu’il a lui-même voté.



Auquel de ces acteurs faut-il décerner la palme de la lâcheté politique ? Et si c’était tout simplement à l’opinion publique française, si prompte à se gargariser de petits gestes quotidiens pour sauver la planète et qui a constamment rejeté la mesure la plus sérieuse du Grenelle de l’environnement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Finalement, le corps social français a la classe politique qu’il mérite…

20 mars 2010

La loi de Moore et la retraite à 65 ans

Comment ne pas être émerveillé devant la loi énoncée en 1965 et rectifiée en 1973 par l’ingénieur d’Intel Gordon Moore selon laquelle le nombre de transistors par circuit allait doubler tous les 18 mois à prix constant ? Cette curieuse loi empirique a en effet été respectée jusqu’à aujourd’hui avec une redoutable précision. Cette prouesse technologique ne doit toutefois pas tout au hasard : l’industrie des microprocesseurs est un secteur où il est très important pour une entreprise de ne pas être trop en retard, sous peine de disparaître, ni d’être trop en avance, sous peine de ne pas trouver de débouchés à ses produits.

La loi de Moore est donc plus qu’une simple loi empirique : c’est une loi normative qui permet de coordonner tous les acteurs de la filière pour qu’ils avancent au même rythme. Bien entendu, cela n’est possible que grâce aux trésors d’inventivité déployés par les ingénieurs pour pouvoir suivre ce rythme infernal. D’un point de vue microéconomique, cette loi permet à tous les acteurs de disposer du même ensemble d’information : je sais que le nombre de transistors par circuit va doubler dans 18 mois et je sais que l’entreprise d’à côté le sait également. Par une telle construction sociale, la loi de Moore devient auto-réalisatrice.

C’est par un raisonnement analogue qu’il faut promouvoir le report de l’âge légal de départ à la retraite. Jusqu’ici, les gouvernements qui se sont attelés à la réforme des retraites ont choisi de relever la durée de cotisation donnant droit à une retraite à taux plein : le gouvernement Balladur a fait passer cette durée de 37,5 à 40 annuités pour les salariés du privé, le gouvernement Raffarin a aligné les fonctionnaires sur cette durée de cotisation et a prévu de la faire passer progressivement à 41 ans pour l’ensemble des actifs d’ici 2012. Aucun de ces gouvernements n’est revenu sur l’âge légal de départ en retraite à 60 ans instauré par François Mitterrand en 1981.

En relevant cette durée de cotisation, on diminue le montant des droits de ceux qui partent à 60 ans, ce qui est une manière de les inciter à travailler plus longtemps et donc d’augmenter l’âge effectif de départ à la retraite. Toutefois, les réformes passées n’ont pas eu les effets escomptés et le taux d’emploi des seniors (entre 55 et 64 ans) est resté très faible en France par rapport à la moyenne européenne. Fort de ce constat, on peut recommander de renforcer les incitations à partir plus tard à la retraite, soit en augmentant encore la durée de cotisation, soit en augmentant la décote pour ceux qui partent trop tôt. Cette approche présuppose que le départ à la retraite relève avant tout d’une décision individuelle. On peut, au contraire, estimer que si les salariés partent trop tôt, c’est parce qu’ils n’arrivent pas à trouver de travail quand ils sont trop âgés. Les entreprises peuvent en effet se montrer réticentes à embaucher et à former des personnes qui pourront les quitter assez vite, c’est un investissement qui n’en vaut pas la peine. Ce qui compte ici, c’est la croyance que les employeurs se forgent sur l’âge effectif moyen de départ à la retraite.

Une bonne réforme des retraites doit donc jouer sur deux leviers : l’incitation des salariés à travailler plus longtemps et la croyance des employeurs qui vient d’être évoquée. Reste à trouver les bons outils. Si l’augmentation de la durée de cotisation a un effet certain sur le premier levier, elle ne semble pas en mesure d’infléchir beaucoup le second : les employeurs ont beau savoir qu’il devient plus dur pour un individu de prendre sa retraite à 60 ans, ils ne peuvent pas écarter ce risque ni se faire une opinion précise de l’âge effectif de départ en retraite. Le report de l’âge légal de départ à la retraite permet, au contraire, de jouer sur ces deux leviers à la fois.

Cette mesure permettrait d’unifier et de rationnaliser les croyances des employeurs, un peu comme la loi de Moore permet de le faire pour les acteurs de l’industrie des microprocesseurs. Dans les deux cas, il s’agit de fixer une norme exogène qui devient peu à peu une norme sociale autoréalisatrice. Reporter l’âge légal de départ en retraite aurait donc un meilleur impact qu’une augmentation équivalente de la durée de cotisation sur le taux d’emploi des seniors et donc sur l’équilibre financier du système par répartition. Cela permettrait d’optimiser le rapport efficacité/coût de la réforme.

Reste à savoir à quel niveau il faut fixer ce nouvel âge légal. Le gouvernement, momentanément appuyé par Martine Aubry, a commencé à évoquer l’idée de le porter à 62 ans. Cela ne semble guère suffisant quand on se compare à nos voisins européens : l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni, l’Espagne, les Pays-Bas, la Belgique, l’Autriche ou encore la Pologne sont déjà passés à 65 ans quand ce n’est pas 67. Qui peut croire que la France peut échapper à cette évolution ? La bonne tenue de notre natalité permet tout au mieux un allongement plus progressif que chez certains de nos voisins.

L’équilibre financier de la protection sociale est un impératif moral pour chaque génération, une réforme est donc impérative, mais rien n’empêche de la rendre la plus efficace possible. S’inspirer de l’exemple de la loi de Moore, c’est mettre toutes les chances de notre côté pour que notre système de retraite soit aussi prospère que l’industrie des microprocesseurs !