29 mars 2009

Citoyen du Monde ?


L’expression « Citoyen du Monde » est aujourd’hui couramment utilisée et de plus en plus acceptée. Elle semble prendre sa source dans des idéaux très nobles tels que l’humanisme et la non-discrimination. Pourtant, elle élude volontairement une grande partie des problèmes propres à la politique, je dirais même qu’elle est une contradiction dans les termes, une sorte d’oxymore.

Se nomment Citoyens du Monde certaines personnes estimant que les habitants de la Terre forment un peuple commun avec des droits et des devoirs communs, en dehors des clivages nationaux, et qui placent l’intérêt de cet ensemble humain au-dessus des intérêts nationaux. Bien entendu, ce mouvement de pensée s’est en grande partie développé en réaction aux atrocités commises au nom du nationalisme à partir de la fin du XIXème siècle. Il porte l’évidence que ce qui sépare deux humains de nationalités différentes est beaucoup plus faible que ce qui les unit. L’organisation politique est en effet en grande partie contingente, elle est le résultat d’une histoire, de hasards, tandis que l’appartenance à l’espèce humaine est une réalité biologique qui saute aux yeux. Tocqueville explique très bien que le mouvement démocratique est porté par le fait que l’Autre est considéré comme un semblable. Levinas, quant à lui, insiste sur la sacralité du visage d’Autrui : même si j’éprouve de la haine à l’encontre d’un individu, le fait de me retrouver face à face avec lui me pose comme un interdit, qui témoigne que dans cet Autre il y a un peu de moi. Dès lors, la guerre, la compétition économique ou la rivalité sportive entre nations paraissent complètement dérisoires.

Mais qu’est-ce que la citoyenneté ? C’est l’appartenance à une communauté et la participation à sa vie politique. Je suis citoyen dès lors que je souhaite participer à un projet collectif, qui dépasse ma propre existence et qui prend, très souvent, les contours d’une Nation. Il faut bien noter que l’appartenance à la Nation ne suffit pas, c’est d’ailleurs ce qui distingue le sujet du citoyen. A ce titre, l’appartenance à l’espèce humaine évoquée précédemment ne suffit à faire de moi un Citoyen du Monde, tout au plus serais-je alors un sujet-du-monde. Si l’on revient au projet politique qui sous-tend la citoyenneté, il prend tout son sens parce qu’il existe un « extérieur » à la communauté ou à la Nation. Régis Debray explique d’ailleurs que la Fraternité, qui est une des facettes du projet politique, est d’abord définie contre cet extérieur, en remarquant que les grands épisodes de la Fraternité ont eu lieu quand la patrie en danger faisait face à une menace extérieure. La Fraternité ce n’est donc pas l’humanisme, c’est au contraire une fille directe de la politique, qui se définit, comme chacun sait, comme l’art de désigner l’ami et l’ennemi, c’est-à-dire de discriminer entre les hommes.

Car que signifierait un projet politique qui engloberait toute l’humanité ? Cela impliquerait qu’entre l’individu et l’humanité, il n’y aurait plus d’ensembles intermédiaires, ce serait, à dire vrai, le triomphe de l’individualisme. Que signifie se sentir solidaire de tout le monde sinon ne se sentir solidaire de personne ? La suppression du lien national, c’est en réalité la suppression du devoir de loyauté à l’égard d’une communauté politique, c’est-à-dire la suppression de tous les devoirs exigés par cette appartenance spécifique. Quelle loyauté resterait-il pour un citoyen du monde ? Je suis un homme un point c’est tout, c’est ce qui me définit et cela suffit à m’incorporer à la communauté des hommes, je ne suis comptable d’aucun héritage culturel, d’aucun système de protection sociale, d’aucune organisation politique. Quelle serait le projet politique d’une telle communauté mondiale ? Sans aucun doute la réalisation, en tous lieux, des Droits de l’Homme. Mais comme le fait très justement remarquer Marcel Gauchet, les droits de l’homme ne sont pas une politique. Ils ne sont pas un projet, ils sont un état, surtout, ils refusent cette spécificité propre à la politique d’arbitrer entre les priorités et entre les groupes sociaux. Il n’y a pas de choix dans les droits de l’homme, c’est une table de la loi, beaucoup plus proche en cela d’une religion ou d’une philosophie que d’une politique.

Qui sont ceux qui, aujourd’hui, se revendiquent réellement citoyens du monde ? Ce ne sont pas les altermondialistes, qui utilisent cette expression pour masquer un autre projet, politique celui-là, qui est celui de l’anticapitalisme. En réalité, les citoyens du monde sont aujourd’hui bien davantage l’avant-garde du capitalisme que l’avant-garde du prolétariat. Ce sont les individus pour qui la mondialisation est une chance et pour qui le cadre national est un carcan. Face à un monde qui leur tend les bras et leur offre d’innombrables opportunités, ils sont retenus par un Etat qui leur demande des comptes, qui leur réclame de l’argent afin de mettre en oeuvre, en particulier, la solidarité et qui demande fidélité à une histoire et à des valeurs. Toutes ces contraintes sont vécues comme des entraves illégitimes à la liberté de l’individu, surtout quand cet individu à l’impression de tout devoir à son propre mérite.

En réalité, cette liberté de l’individu, l’existence même de l’individualisme est une illusion. Car ce sont les organisations politiques, c’est-à-dire les Etats, et pour être plus précis les Etats-Providence qui ont créé l’individualisme en rendant cette aspiration possible. Ces structures politiques ont en effet substitué la dépendance vis-à-vis de la société en général à la dépendance vis-à-vis de chacun en particulier. Si je suis dépendant de tout le monde, de manière impersonnelle à travers l’action de l’Etat, j’ai en fait l’impression de ne dépendre de personne. Ma liberté et le sentiment de tout devoir à mon mérite sont alors des illusions qui naissent tout naturellement. J’oublie que je suis le fruit de l’organisation politique dans laquelle j’ai vécu, qui m’a apporté une formation, une culture, une autonomie vis-à-vis des structures traditionnelles (famille, corporation,…) et une liberté politique.

Ironie de l’Histoire donc, que l’Etat-Providence, forme la plus aboutie de socialisation et de solidarité ait pu donner naissance à l’individualisme moderne. Ironie, toujours, que les Citoyens du Monde doivent tant, souvent sans s’en rendre bien compte, à la Nation dont ils sont issus. Il y a donc une double raison de combattre cette expression de Citoyen du Monde : soit il s’agit d’une manière bien commode de justifier un individualisme total, qui refuse toute loyauté (culturelle, politique, financière) à l’égard de sa communauté d’origine ; soit il s’agit d’un projet politique visant à créer une sorte de Nation mondiale, dont l’ONU pourrait être l’ébauche d’un gouvernement et les Droits de l’homme l’ébauche d’un programme et alors ce serait, en réalité, la mort de la politique et donc de la citoyenneté.

22 mars 2009

Faut-il sortir de la crise au plus tôt et à tout prix ?


Une question obsède actuellement l’ensemble des gouvernements mondiaux, les partis politiques et les économistes : comment sortir au plus vite de la crise économique et financière dans laquelle nous sommes plongés. L’essentiel du débat porte donc sur les moyens les plus efficaces à mettre en œuvre pour remédier au mal, faut-il relancer par l’investissement ou par la consommation ? Faut-il interdire les licenciements aux entreprises qui font des bénéfices ? Faut-il modifier les règles du capitalisme mondial pour redonner confiance aux acteurs ? L’objet de cet article est de s’interroger sur le bien-fondé même de cette volonté de sortir de la crise au plus tôt et surtout à n’importe quel prix. Plus qu’une réponse complète, il s’agit plutôt ici d’une réflexion ouverte sur le sujet, tant les certitudes manquent actuellement en matière économique.

Il faut pour cela distinguer deux problématiques assez largement différentes. La première consiste à savoir quelle préférence on doit collectivement accorder au présent, c’est-à-dire aux générations actuelles. Il va sans dire, en effet, que le sort de la génération actuelle nous importe plus que celui des générations passées ou à venir, ce serait faire preuve d’hypocrisie que de le nier. Comme le dit Keynes, la seule certitude c’est qu’à long terme nous seront tous morts, il est donc légitime d’essayer de régler en priorité les problèmes qui se posent aujourd’hui. Cependant, cette préférence pour le présent ne saurait être totale, elle doit cohabiter avec le souci de laisser un monde vivable aux générations futures, mais aussi, et on l’oublie trop souvent, de respecter l’héritage des générations passées. C’est cet altruisme intergénérationnel qui explique que l’on puisse se soucier du réchauffement climatique ou encore du niveau de la dette publique.

Il n’est donc pas question de remettre en cause l’endettement en soi, dès lors qu’il s’agit de construire des choses utiles, surtout quand l’Etat peut se financer à peu de frais sur les marchés. En revanche, la question devient légitime si la relance n’a d’autre buts que conjoncturels, c’est-à-dire qu’elle aide à faire passer la crise sans rien laisser de durable une fois celle-ci passée. La vraie question devient, par exemple, jusqu’à quel point a-t-on le droit de risquer la signature de la France sur ses bons au Trésor au nom de la lutte contre la crise ?

La deuxième problématique concerne l’efficacité économique globale de la relance. Il s’agit de savoir ce qu’il convient de faire aujourd’hui pour maximiser la situation dans les années à venir. Trois visions s’affrontent : pour la première, ne rien faire aujourd’hui, c’est compromettre gravement la situation future, pour la seconde, quoi que l’on fasse, rien ne changera véritablement, ni en bien ni en mal, pour la dernière, enfin, vouloir à tout prix corriger les effets de la crise aujourd’hui aggravera la situation demain. Plutôt que de trancher entre ces différentes hypothèses, ce dont je suis bien incapable, essayons au moins de les expliciter.

La première thèse est retenue par la quasi-intégralité des acteurs politiques et économiques aujourd’hui. Elle consiste à dire que le coût de l’inaction pourrait être considérablement plus important que celui de la relance. Ainsi, quand bien même le niveau de la dette serait l’objectif à retenir, il serait plus judicieux de dépenser aujourd’hui beaucoup d’argent pour relancer la machine économique plutôt que de subir plusieurs années de récessions qui coûteront également très cher au budget de l’Etat. On suppose ainsi un fonctionnement de l’économie non-réversible, c’est-à-dire que dépenser aujourd’hui pour rembourser demain n’est pas considéré comme quelque chose de neutre mais de bénéfique. L’explication sous-jacente s’appelle l’effet d’hystéresis : en essayant de lisser la conjoncture économique, on évite que des gens se retrouvent au chômage, que des entreprises fassent faillite, ce qui évite que des compétences soient définitivement détruites, de même on essaye de maintenir de la confiance dans l’économie. Dès lors qu’il y a un coût à la formation de personnes longtemps éloignées de l’emploi ou la création de nouvelles entreprises, cet effet d’hystérèse est justifiable. Bien entendu, dès que la situation économique s’améliore, il faut cesser ces politiques conjoncturelles et commencer à rembourser leur coût, ce qui est rarement le cas (particulièrement en France). Pour résumer cette thèse en une proposition, on dirait qu’une conjoncture stable a un impact positif sur la croissance structurelle de l’économie, en évitant les pertes dues aux multiples hystéresis.

La deuxième thèse est celle de la neutralité. Elle postule, au contraire de la précédente, que la politique conjoncturelle (budgétaire et monétaire) n’a d’impact que sur … la conjoncture, par définition. Elle est donc en particulier totalement neutre sur le long terme. Le choc positif provoqué par les mesures de relance aujourd’hui se traduira donc, vraisemblablement, par un choc négatif de même ampleur quand il s’agira de rembourser le coût de ses mesures. Bien entendu, ce choc négatif peut-être dilué dans le temps, au rythme du désendettement et de la hausse des impôts. L’exemple le plus probant est celui de l’équivalence Ricardienne, où chaque agent anticipe une dépense publique comme une augmentation future des impôts, et qui épargne donc l’argent qui pourrait lui être distribué, d’où une annulation des effets de la politique conjoncturelle. Cette thèse ne signifie toutefois pas qu’il ne faille rien faire, on peut très bien envisager que, même si elles n’ont aucun impact économique à long terme, les mesures conjoncturelles permettent d’amortir les variations des cycles économiques pour éviter les crises sociales. C’est un peu ce qui a inspiré les 2,6 milliards de dépenses supplémentaires qu’a consenti le gouvernement français après le sommet social du 18 février dernier.

La troisième thèse, plus « Shumpeterienne », pense que les crises sont inhérentes au système capitaliste et qu’elles ont leur vertu. Dès lors, il est vain et même contreproductif, d’essayer d’en limiter les effets. Le meilleur exemple est certainement celui de l’industrie automobile. Les aides apportées aujourd’hui par les gouvernements à cette filière peuvent être un frein à sa restructuration nécessaire. En refusant de regarder la réalité en face, on ne fait alors que prolonger artificiellement une situation dont on sait qu’elle n’est pas durable (encore que je ne sois pas tout à fait convaincu que l’automobile soit dans la crise structurelle décrite par beaucoup). Bref, mieux vaut laisser agir la crise, le monde qui en sortira pourra alors repartir sur des bases saines pour un bon moment. Là encore, cela n’empêche pas des dépenses publiques pour permettre la reconversion des salariés dans les industries en difficulté.

Face à ces trois thèses semble émerger un consensus parmi les politiques, les économistes et les syndicalistes : il faut agir tout de suite. C’est donc la première thèse qui serait la bonne. Doit-on être rassuré par un tel consensus ? Je n’en suis pas convaincu. Tout d’abord, la science économique est actuellement en plein doute, et tous les consensus qui émergent devraient donc nous sembler suspects, tant les vérités absolues sont rares dans cette science. Mais surtout, la plupart des acteurs précités sont à la fois juges et parties dans cette affaire : ils ont tous plus ou moins intérêt à ce que ce soit la première thèse qui soit juste. Les responsables politiques sont incités, de par la durée limitée de leur mandat, à rechercher des solutions aux résultats rapidement visibles, les syndicalistes se doivent de répondre à l’urgence sociale du moment, enfin, les économistes sont jugés sur la capacité à sortir de « cette » crise-là, quand bien même leurs solutions seraient le germe de la crise future.

La réponse apportée à l’éclatement de la bulle Internet est de ce point de vue éclairante : à l’époque, il existait également un consensus pour que la Réserve Fédérale baisse fortement ses taux, ce qui a été fait par son président de l’époque, Alan Greenspan. Pourtant, tout le monde reconnaît aujourd’hui que cette politique monétaire accommodante est l’une des causes principales de la crise que nous connaissons aujourd’hui. Pour faire un raccourci, pour sortir de la dernière crise, on a créé les conditions de la suivante. Le soldat Greenspan a servi de fusible, on lui a imputé l’entière responsabilité de cette décision, mais ce « lâchage » est d’autant plus facile à réaliser a posteriori, une fois que les conséquences des décisions prises sont connus. Dès lors, on est en droit de se demander si la résolution de la crise actuelle, qui passe par des déficits publics massifs et des politiques monétaires encore plus accommodantes n’est pas en train de préparer le terrain à une prochaine crise, qui pourrait être celle de la faillite des Etats ou de l’hyperinflation.

Personnellement, je pense que chacune des trois thèses à sa part de vérité : les effets d’hystéresis existent, les mécanismes de neutralisation également, tout comme les éléments bénéfiques de la crise pour assainir la situation économique, la politique choisie dépend donc de la pondération que l’on apporte à ces différents éléments. Une réponse possible consiste à trouver des mesures qui sont compatibles avec chacune des trois thèses, afin d’être sûr de ne pas se tromper. J’en retiendrai deux : tout d’abord, les dépenses sociales conjoncturelles, ciblées sur les plus fragiles semblent nécessaires, au pire elles n’ont aucun impact économique majeur au mieux elles favorisent le retour à l’emploi mais dans tous les cas elles permettent d’amortir le choc économique pour qu’il ne se transforme pas en choc social. Ensuite, il semble opportun que les Etats limitent au maximum leurs dépenses de fonctionnement, afin de pouvoir éventuellement agir de manière massive et temporaire en investissant quand la crise se fait sentir. Pour pouvoir assurer cette politique conjoncturelle ambitieuse, l’Etat ne doit pas être paralysé par un déficit structurel. Ainsi, la volonté actuelle du gouvernement de poursuivre le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite est non seulement compatible avec la lutte contre la crise, elle est même nécessaire.

La question reste donc ouverte, faut-il sortir au plus vite de cette crise et à tout prix ? Je suis particulièrement intéressé par les réponses que les lecteurs assidus et avisés de ce blog apportent à cette question.

14 mars 2009

Morale et politique


Une citation d’André Malraux m’a toujours fasciné, au point qu’elle a longtemps figuré comme citation principale de ce blog : « On ne fait pas de la politique avec de la morale, mais on n’en fait pas davantage sans ». A première vue, ce propos a tout l’air du sophisme, du paradoxe qui n’apporte rien au débat. Pourtant, il me semble que se trouve là condensé en le moins de mots possibles, toute la question des liens entre morale et politique. Mon interprétation de cette citation est la suivante : si la morale doit inspirer tous les principes politiques, elle n’est pas pertinente dès qu’il s’agit de mettre en pratique des politiques.

Faire de la politique, c’est vouloir défendre ce que l’on croit être juste. De ce point de vue, en creusant dans les convictions politiques de chacun, on finit irrémédiablement par tomber sur des valeurs morales. Etre de gauche, de droite, libéral, conservateur… ne peut se comprendre qu’au nom d’une certaine vision de l’Homme. C’est donc principalement sur le terrain moral que se forgent les convictions politiques des individus. La morale a donc pleinement sa place pour tout ce qui concerne la philosophie politique. Dans l’espace démocratique et libéral, les différents acteurs de la vie politique s’accordent pour dire que les convictions de l’autre sont légitimes. Un socialiste qui participe au processus démocratique reconnaît qu’il est possible d’être de droite et que cela n’a rien d’infâmant. De même pour un conservateur qui accepte que soient également représentés les libéraux. Ainsi, chacun reconnaît que la morale de l’autre est défendable, même s’il ne la partage pas tout à fait.

La morale, dans ce contexte ne devrait pouvoir être employée que dans des débats de philosophie politique, c’est-à-dire plutôt réservée aux intellectuels qu’aux hommes politiques. En effet, en pratique, on ne fait pas de grands débats sur les bienfaits comparés du libéralisme et du conservatisme tous les matins en se rasant. L’essentiel du débat politique est beaucoup plus terre-à-terre, c’est-à-dire qu’il doit parler de la réalité et agir sur cette réalité, au nom de principes politiques. Dans ce débat politique « concret », les questions morales paraissent hors sujet. Pourtant, elles inspirent l’immense majorité des arguments employés par les principaux responsables politiques. Cette critique morale est principalement le fait de la gauche, qui prétend représenter le bien et stigmatise la politique de la droite non pas au nom de son inefficacité mais parce qu’elle chercherait à aggraver la situation des plus fragiles et des plus faibles. Mais la droite n’est pas exempte de tous reproches en la matière, surtout quand elle accuse la gauche à demi-mot de mener une politique qui va systématiquement contre les intérêts de la France. Si on radicalise un peu ces deux points de vue, on peut dire que le débat droite/gauche dans notre pays se résume en une opposition entre l’Anti-peuple d’un côté et l’Anti-France de l’autre.

Ainsi, une politique est déclarée mauvaise en raison de l’immoralité des principes qui la sous-tendent. Le paquet fiscal du gouvernement est jugé inefficace parce qu’il a voulu avantager les riches contre les pauvres, le capitalisme est en crise parce que les « puissants » ont voulu exploiter la misère humaine. Il faut donc tout moraliser : interdire à Total de supprimer des postes, interdire aux entreprises qui font des bénéfices de licencier, interdire les fortes rémunérations des patrons,… Soudain, tout devient clair et limpide : en ramenant toute la réalité à sa composante morale, chacun se croît libre d’émettre un avis sur la politique menée par le gouvernement ou sur les réponses à apporter à la crise. Tout le monde, en effet, se sent capable de juger ce qui est bien de ce qui est mal, pas besoin d’expertise pour cela, pas besoin de connaître l’état des finances publiques, pas besoin de comprendre ce que sont les subprimes, pas besoin de comprendre le fonctionnement d’une entreprise.

« Je ne comprends pas donc j’interdis », tel semble être le discours de bon nombre de responsables politiques face à la crise, soutenus en cela par une majorité de la population. Pourtant, la politique c’est tout sauf cela. Quelque soient les positions morales de principes adoptées, la difficulté de la politique réside dans la prise en compte de la complexité du réel. La politique n’est pas l’arbitrage systématique entre le bien et le mal, c’est l’art du choix, en tenant compte de multiples contraintes. De ce point de vue, la phrase la plus anti-politique qui existe est « l’intendance suivra ». En tenant un discours essentiellement moral, on fait comme si ces contraintes n’existaient pas : la santé est quelque chose d’essentiel alors augmentons les crédits de la santé, l’éducation est fondamentale alors embauchons plus de professeurs, la pauvreté est intolérable alors distribuons du pouvoir d’achat. Ce discours n’a aucun sens s’il n’est pas accompagné par une réflexion sur la manière de dégager les moyens nécessaires pour mettre en œuvre de telles politiques.

Comme l’indique le philosophe Marcel Gauchet, le retour de la logique des Droits de l’Homme dans le débat public depuis l’écroulement de l’idéologie marxiste a largement contribué à cette vision moralisatrice de la politique, qui s’insurge contre le réel quand il se traduit par la souffrance, sans proposer les moyens de le corriger. Selon les Droits de l’Homme « les faits sont les faits, le mal est le mal, l’écart entre l’être et le devoir-être se signale comme un scandale appelant correction immédiate. Chercher à savoir, chercher à comprendre, c’est vouloir différer par rapport à l’urgence de l’intolérable, c’est commencer à pactiser avec l’inacceptable, c’est chercher des excuses à l’inexcusable. Ruses de politicien ou déformations d’intellectuel qui ne peuvent pas tromper un homme ou une femme de cœur. Il faut quelque chose, séance tenante, et on peut faire quelque chose. » (Marcel Gauchet, Quand les Droits de l’Homme deviennent une politique).

En plus de cette tendance de fond propre à toutes les sociétés occidentales, vient s’ajouter un simplisme qui fait porter la responsabilité des difficultés posées par le réel sur les épaules de quelques uns. Si le monde ne tourne pas rond, c’est uniquement à cause de quelques politiciens malhonnêtes, de quelques banquiers avides et de quelques patrons inhumains. Sans nier les dérives et les excès de certains comportements individuels, il faut réfuter cette façon d’aborder la politique. En réalité, l’essentiel des problèmes qui se posent aux sociétés sont de nature systémique, la politique consiste alors à arbitrer entre peuples, entre groupes sociaux ou encore entre générations. Les difficultés rencontrées par les systèmes de protection sociale (retraite, assurance maladie…) s’expliquent bien plus par l’augmentation globale de l’espérance de vie, qui est tout de même une très bonne chose, que par l’incurie des gouvernements ou encore par les fraudes relevées ici ou là. De même, la crise des subprimes n’est pas le mythe avancé par certains d’affreux banquiers qui ont cherché à s’enrichir en ruinant des pauvres ménages américains, c’est plutôt l’alliance objective pendant de nombreuses années des banques et des ménages qui ont pu bénéficier de taux relativement bas pour accéder à la propriété.

Comprendre le monde, ce n’est donc pas chercher où se cachent les « méchants » mais analyser les rapports de force, les intérêts souvent divergents de différentes catégories de la population. L’imaginaire collectif a petit à petit donné une existence propre et extérieure à l’humanité à des entités abstraites comme l’Etat ou les entreprises. L’opinion publique a cru tenir ses boucs émissaires, en oubliant que derrière ces entités il y avait des « vraies gens », à savoir les citoyens qui élisent leurs représentants, les salariés, les consommateurs ou les actionnaires. Quelles que soient la complexité de l’organisation sociale, la politique reste un dialogue entre la société et elle-même, elle ne doit pas chercher d’ « arrière-monde » qui serait responsable de ses tourments et de ses malheurs.

La moralisation croissante du débat politique a provoqué son appauvrissement. A la complexité du réel s’est substitué le manichéisme de la morale. Quand on écoute l’extrême gauche ou le parti communiste se complaire dans cette critique morale des puissants, on en vient à regretter le bon vieux temps du marxisme. Dans le Manifeste du Parti Communiste écrit par Marx et Engels, on ne trouve pas de trace d’une critique morale de la bourgeoisie, les deux auteurs expliquent même que la prise de pouvoir de la bourgeoisie sur l’aristocratie a constitué un progrès qui allait dans le sens de l’Histoire et qui a permis un plus fort développement économique des sociétés. Ce sont les crises de surproduction du XIXème siècle qui font penser aux deux auteurs que la bourgeoisie a accompli son office historique et qu’elle doit désormais passer la main à la véritable force vitale de la société : le prolétariat. C’est donc dans une perspective historique et d’efficacité de l’organisation sociale qu’a été fondée le communisme, pas par une dénonciation du mal absolu que représentait la bourgeoisie, comme on peut l’entendre aujourd’hui dans la bouche de bon nombre de responsables politiques (pas seulement d’extrême gauche).

Pour répondre au paradoxe soulevé par la citation de Malraux, on serait donc tenté de dire que la politique se décompose en deux parties. La philosophie politique, pour laquelle la question morale est essentielle et l’action politique, pour laquelle c’est la complexité du réel qui importe. Une politique san morale, ce serait donc une gestion du monde sans savoir où se diriger, une politique réduite à la morale, ce serait une négation pure et simple du réel. C’est ce dualisme qui fait la richesse et l’intérêt de la politique.

06 mars 2009

Deux bonnes raisons ne valent pas mieux qu’une


Qui n’a jamais essayé, pour justifier un retard, d’invoquer un malencontreux concours de circonstance ? « Mon réveil n’a pas sonné, et en plus ma voiture a eu du mal à démarrer ». Cette surabondance de bonnes raisons est très souvent un révélateur efficace de la tromperie : en voulant faire plus vrai que nature, le menteur se révèle au grand jour.

Il en va de même pour le débat public, où chaque acteur tente de multiplier les bonnes raisons, toutes sur un plan différent, pour justifier une opinion ou une mesure politique. Tel militant écologiste explique que la lutte contre l’effet de serre, en plus d’être nécessaire pour l’équilibre de la planète, permettra de créer de la croissance économique « verte ». Tel leader syndical voit dans la relance globale du pouvoir d’achat un moyen de répondre à une aspiration légitime qui contribue, de surcroît, à lutter contre la crise économique. Tel Président de la République voit dans le nouveau mode de financement de la télévision publique l’occasion de hausser la qualité des programmes tout en sécurisant France Télévisions à un moment où les recettes publicitaires s’érodent.

Tous ces discours sonnent faux, de la même manière que celui de notre individu en retard. En cherchant à multiplier les arguments d’ordre complètement différent (efficacité, nécessité, justice…) on perd le fil directeur, « la » raison essentielle qui justifie ce que l’on cherche à prouver. Comme si la conviction s’obtenait par un système de points accordé à chaque argument avancé. Cette vision comptable du débat d’opinion ne rend pas compte du fait que l’accumulation de plusieurs raisons mineures ne saurait l’emporter face à une position de principe. Quitte à faire une analogie, il faut préférer celle du comptage des points au judo : une accumulation de koka ne battra jamais un yuko, de même qu’une série de yuko restera inférieure à un waz-ari. L’obsession de celui qui monte sur le tatami du débat public, doit donc être de trouver « la » bonne raison, l’ippon qui lui permettra d’emporter la conviction de la majorité en rendant caduques tous les autres arguments invoqués par ses contradicteurs.

La juxtaposition des arguments de nature différente est par ailleurs assez risquée. Prenons le cas de la peine de mort aux Etats-Unis : en plus d’une position philosophique qui sacralise la vie humaine, certains opposants agitent de plus en plus fréquemment un argument économique selon lequel un condamné à mort coûterait nettement plus cher qu’un prisonnier à vie. Plutôt que de renforcer leur thèse, cet argument supplémentaire la fragilise : qu’adviendrait-il en effet si le fait économique avancé se retournait, si les Etats-Unis, à l’image de la Chine, pratiquaient une exécution sommaire en faisant payer la balle à la famille du condamné ? Devrait-on renoncer alors à la position de principe de refus de la peine capitale ? A l’évidence, non, ce qui prouve bien que l’argument supplémentaire invoqué n’en est pas un et qu’il contribue à altérer la force de « la » raison essentielle, qui ne peut être ici que philosophique. Pareil péril semble guetter le paradigme très en vogue de « croissance verte » : devrait-on renoncer à lutter contre le réchauffement climatique s’il était prouvé que cela entraîne un coût et non un bénéfice économique supplémentaire pour la société ? Prendre en considération un tel argument, c’est reconnaître de facto qu’il y a un arbitrage à faire entre la nature et l’économie. Y recourir de façon systématique, cela revient, en définitive, à évacuer la question écologique.

Multiplier les approches argumentatives, c’est également prendre le risque de passer pour un rhéteur opportuniste qui tente de faire feu de tout bois. Tel est le problème posé, par exemple, aux opposants aux éoliennes qui s’appuient tantôt sur des arguments esthétiques de dégradation des paysages, tantôt sur des arguments économiques de surcoût important pour la collectivité. Il est évident que deux arguments de nature aussi différente ne peuvent être avancés sur un pied d’égalité comme justification du refus de l’implantation d’éoliennes. L’un doit nécessairement prendre le pas sur l’autre chez chacun des opposants et c’est sur cet argument qu’il doit concentrer son propos, au risque de manquer de sincérité. Plus généralement, il est très rare que les questions du beau, du juste ou de l’efficace, qui sont complètement disjointes, s’emboîtent de façon si harmonieuse dans l’argumentation qu’il devienne impossible de les démêler les unes des autres.

Surtout, la multi-argumentation est un moyen de refuser de regarder en face les véritables problèmes et d’éloigner du débat public la question, pourtant centrale, du choix. Citons à cet effet l’un des postulats de la social-démocratie qui fait de la justice sociale une condition du progrès économique. Cette présentation, qui s’accorde de plus en plus mal avec les faits depuis l’essor de la mondialisation, a tout d’une croyance naïve qui évite de se poser la vraie question du maintien de la justice sociale sous la pression de la compétition économique. Le débat politique gagnerait à poser comme principe l’adage populaire selon lequel « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ». Plutôt que de se placer a priori dans la situation ou le juste rencontre l’efficace, il convient de réfléchir comme si tel n’était pas le cas, afin de faire ressortir les vraies priorités et de trancher les choix fondamentaux.

Cette vigilance envers la multiplicité des bonnes raisons invoquées pour justifier une même opinion dans le débat public est une forme d’esprit critique assez proche de celle qui consiste à nous méfier, à titre individuel, des idées qui nous font plaisir et qui peuvent éloigner ainsi notre Raison de la recherche de la vérité. Il ne s’agit pas de dire que tout ce qui est vrai doive nous faire du mal, ni que chaque idée ou chaque mesure ne puisse être justifiée que par une raison unique. Mais rien n’indique, a priori, que des arguments de nature différente entrent en parfaite harmonie sans que l’un ne domine l’autre. De la même façon qu’il n’y a aucune raison qu’un individu qui a un problème avec son réveille-matin ait également du mal à faire démarrer sa voiture.