12 février 2008

Du mauvais usage de l'économie en politique


Peut-on encore dire, à l'instar d'un Lord Anglais du début du XXème siècle qu'il y ait deux types de problèmes dans la vie : les problèmes politiques, qui sont insolubles, et les problèmes économiques, qui sont incompréhensibles ? En effet, aujourd'hui, la politique semble se fondre entièrement dans l'économie tant et si bien qu'on ne parvient plus à les distinguer. Bien entendu, il est légitime que les préoccupations économiques et sociales soient profondément ancrées dans la population, surtout dans une période de déclin relatif, mais c'est aujourd'hui tout le raisonnement politique qui est complètement calqué sur l'économie. Cette dernière est passée du statut de science sociale descriptive et explicative à une science plus dure et normative.

Pour Keynes, qui restera certainement l'économiste qui aura le plus marqué le XXème siècle, les hommes politiques appliquent sans le savoir les recommandations d'économistes dont ils ignorent le nom. Il faut désormais inverser complètement le raisonnement : les hommes politiques mettent en avant les recommandations d'économistes de renom dont ils ne comprennent pas le contenu. Pour chaque nouvelle mesure, le gouvernement s'appuie sur les conseils de certains économistes, puis c'est au tour de l'opposition et de a presse de solliciter d'autres économistes pour en chiffrer les résultats et, dans la plupart des cas, pour en démontrer l'inutilité. Comme le Conseil d'Etat, les économistes sont aujourd'hui juges et parties : ils conseillent et ils sanctionnent l'action gouvernementale.

Ce phénomène a atteint son paroxysme lors de la dernière campagne présidentielle, à propos du chiffrage des programmes des différents candidats. A force d'arguments d'autorité, certains économistes ont calculé au million près le coût des mesures préconisées par Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal ou François Bayrou. Cela tenait déjà du miracle quand on connaît les incertitudes gigantesques qui entourent ces chiffrages : comment évaluer, en effet, le coût du passage du SMIC à 1500 euros sur le prochain quinquennat quand la candidate socialiste ne précise pas quelle année cette mesure entrera en vigueur ? Mais surtout, c'est regarder la politique par le tout petit bout de la lorgnette, on ne peut pas se contenter de chiffrer les dépenses en faisant abstraction des recettes qui doivent résulter de la mise en place des nouvelles mesures. La polémique actuelle sur le paquet fiscal est du même ordre : dire qu'il "coûte" 15 milliards d'euros n'a aucun sens puisque cet argent, d'une manière ou d'une autre sera réinjecté dans l'économie et qu'il reviendra donc pour une bonne partie dans les caisses de l'Etat. Un économiste de l'Institut de l'Entreprise (qui réalisait les chiffrages des programmes) expliquait à l'époque que les incertitudes sur les recettes étaient trop grandes et qu'il préférait s'en tenir aux dépenses. En d'autres termes, il avouait à mots couverts que cet exercice ne servait strictement à rien, sauf à considérer que le futur Président doit être celui qui propose le moins-disant en terme de programme.

Le problème de fond dans la relation entre la politique et l'économie est avant tout une confusion entre le descriptif et le normatif. Il faut, en effet, savoir de quelle économie on parle. Il y a tout d'abord l'économie générale, qui s'apparente principalement à de la comptabilité, et qui définit et relie certaines grandeurs entre elles, comme la monnaie, les prix, l'investissement, l'épargne, la consommation, la production, les exportations, les importations... Cette branche de l'économie cherche avant tout à décrire les moyens que les hommes ont de s'échanger certains produits et selon quels mécanismes se répartissent les richesses. Il n'est nullement question ici de théories, tout le monde doit bien reconnaître, par exemple, que la richesse produite est soit consommée, soit épargnée, soit exportée. Toutefois, si l'économie générale et en particulier la comptabilité nationale (PIB, balance commerciale,...) n'est pas sujette à l'idéologie, elle est le résultat d'un grand nombre de conventions comptables qui peuvent sembler arbitraires et qui doivent coïncider au maximum avec celles utilisées par les autres pays. On peut prendre l'exemple du calcul du produit intérieur brut, qui est censé représenter la somme de toutes les valeurs ajoutées produites sur le territoire Français. On comprend très bien ce raisonnement pour ce qui est d'une usine qui créé un bien utile à partir de matières premières et de consommations intermédiaires qui le sont moins, mais il est beaucoup plus discutable d'intégrer les services à ce calcul ou d'en exclure la valeur ajoutée produite dans chaque ménage (bricolage, cuisine, ménage,...). Malgré ses imperfections, l'économie générale est un domaine relativement solide, qui doit être impérativement maîtrisée par tous ceux qui entendent donner leur avis sur les problèmes économiques. C'est cette partie qui devrait être enseignée en priorité aux élèves de la filière ES.

A côté de cette branche de l'économie, on trouve une multitude de théories économiques, qui proposent des modèles de fonctionnement de certaines parties de l'économie réelle et qui se regroupent en grandes familles de pensée : les keynésiens, les classiques, les monétaristes... On peut prendre l'exemple de la théorie du commerce : des modèles très simples, formulés par Smith puis par Ricardo, montrent que tous les pays ont intérêt au libre-échange, chacun se spécialisant selon ses avantages comparatifs (pour Smith il s'agissait seulement d'avantages absolus). Ces théories ont mis fin à l'idée que dans un échange, il y avait forcément un gagnant et un perdant, leur portée est à ce point considérable qu'elles justifient, à l'heure actuelle, la baisse des barrières douanières ou l'existence de l'OMC. Cependant, comme toute théorie, elles reposent sur des hypothèses et sont soumises à controverse, il est donc inexact de les présenter comme une vérité scientifique. On peut, par exemple, fonder une autre théorie qui suppose que le bonheur des peuples ne dépend pas du niveau absolu de leur richesse mais du niveau relatif par rapport à ses voisins. Dans ce cas, le libre-échange ne va plus forcément de soi.

Plus récemment, en particulier grâce aux développements de l'informatique, on a vu se développer l'économétrie. Cette science, qui dérive directement des statistiques, consiste à rechercher, de manière empirique, des corrélations entre différentes variables économiques. Par exemple, on peut s'intéresser à l'impact de l'âge, du sexe et de l'ancienneté sur le salaire en France, ou encore à la relation statistique entre la criminalité et la présence policière dans les villes. L'économétrie se présente donc sous l'apparence de l'objectivité la plus totale, rompant ainsi avec le temps des modèles économiques où l'on essayait de se mettre à la place des divers acteurs pour prévoir certaines de leurs réactions. Pourtant, quand il choisit son modèle de régression (c'est-à-dire les paramètres qui doivent expliquer la valeur d'une variable), l'économètre a déjà mis beaucoup d'idéologie. En effet, on ne peut pas partir de rien et il faut bien quelques idées avant de mettre en place un modèle statistique, il n'est pas innocent de penser que le salaire varie en fonction de certains paramètres comme le sexe ou l'âge. En outre, il y a un pas entre la corrélation et la causalité, de ce point de vue, l'économétrie est soumise aux mêmes écueils que la sociologie : si l'on constate que les droitiers sont moins payés que les gauchers (ce n'est qu'une simple hypothèse), est-ce parce qu'ils sont moins productifs ou parce qu'ils sont discriminés ?

Enfin, vient la politique économique qui est, par essence, normative puisqu'elle entend prescrire la politique à suivre pour réaliser certains objectifs économiques. Pour cela, il convient de s'appuyer sur d'autres branches de l'économie : classiquement les théories économiques mais de plus en plus l'économétrie ou le "benchmarking" par rapport à d'autres pays comparables. Et c'est là que le bât blesse : il faut faire très attention pour transcrire des modèles remplis d'hypothèses ou des mesures remplies d'incertitudes en action à entreprendre. Là où une théorie économique devient de l'idéologie, c'est quand, par soucis de simplification, on ne mentionne plus les hypothèses qui sous-tendent le modèle : quel député libéral est actuellement en mesure d'expliquer les raisons profondes qui motivent le libre-échange ? Quel député socialiste peut justifier la pertinence des mesures de relance budgétaire ? Il ne faut pas non plus sous-estimer les difficultés techniques propres à l'économie : on ne peut pas se contenter de mesurer l'impact de telle ou telle mesure "toutes choses égales par ailleurs". De même qu'ils ne parviennent que très rarement à prévoir les crises ou à mesurer la croissance, les économistes sont souvent bien incapables de chiffrer l'effet d'une flexibilité accrue du marché du travail sur l'emploi ou encore d'une mesure de relance budgétaire sur la consommation et le PIB. Bien entendu il ne s'agit pas de tomber dans un excès inverse en ôtant tout intérêt aux analyses des économistes en matière de décisions politiques, mais d'être conscient des limites et des hypothèses qui leur sont propres plutôt que de les boire comme des paroles d'évangile. La faible culture économique des milieux politiques et journalistiques les rend aujourd'hui dépendants de ces "dires d'experts" souvent contradictoires.

Plus on fait d'économie, plus on se rend compte que l'on n'est pas sûr de grand chose. Comme toutes les autres sciences sociales, celle-ci se heurte à l'imprévisibilité des comportements humains, à la complexité et à la variabilité des systèmes étudiés. La politique économique ne doit, par conséquent, pas être laissé aux seuls économistes, elle doit surtout être coordonnée, cohérente et menée au bon moment.

1 commentaire:

Erik a dit…

Vincent,

Je ne voudrais pas te laisser dire que les economistes sont des ideologues chacun attaches a leur ecole de pensee (neo-keynesiens vs. neo-classiques) et que leurs recommandations n'engagent que leurs differentes theories. Il me semble que la majeure partie des economistes qui se sont engages dans la presidentielle etaient en accord sur les reformes fondamentales - marche du travail pour aller vite.

Aghion et Blanchard s'ils se sont engages l'un pour le PS, l'autre pour l'UMP, l'ont fait pour des raisons aussi politique qu'economique. Ecopublix rappelle dans ce billet que sous des convictions politiques se cache un accord quant a la politique economique a engager - Les conseillers.