21 décembre 2009

Contre l'esprit de système

La pensée est un exercice difficile. Nombreux sont les écueils dans lesquels elle doit éviter de tomber : incohérence, absence de rigueur, trop forte subjectivité, volonté de jouer un jeu social, soit en épousant les thèses du moment ou en se réfugiant dans les niches du paradoxe systématique. A ces pièges un peu grossiers, qui sont facilement repérables, il est nécessaire d’en ajouter un beaucoup plus subtil, et par là-même beaucoup plus dangereux : l’esprit de système.


Qu’entend-on par « esprit de système » ?

Le monde est une succession de faits plus ou moins connectés les uns aux autres, parfois contradictoires et souvent chaotiques. Pour saisir cette réalité complexe, notre entendement cherche à repérer des invariances, des relations de causalités ou des éléments explicatifs. Le monde extérieur est ainsi modélisé par chacun d’entre nous en quelque chose de plus simple et de plus cohérent. Cette démarche est nécessaire, car personne ne peut vivre dans un monde complètement chaotique, sans aucun repère. L’esprit de système ne consiste donc pas en une modélisation du monde, mais il s’agit d’une perversion de cette modélisation. C’est en cela qu’il est plus difficilement repérable.

L’esprit de système procède d’une inversion : à la primauté du réel il substitue la primauté du modèle. Plutôt que de reconnaître que tout modèle est une approximation imparfaite de la réalité, il postule que le réel finit toujours par se conformer au modèle, même s’il emprunte parfois pour cela des détours tortueux. Avoir l’esprit de système, c’est penser que le monde a une structure, c’est adopter une approche d’algébriste. Cette structure, c’est une sorte d’ « arrière-monde », ce qui introduit une certaine filiation de l’esprit de système avec la religion. Ceux qui adoptent l’esprit de système sont les prêtres de cette religion de la logique, ils affirment que leur système ou leur arrière-monde est plus réel que la réalité elle-même.

Quelques exemples d’esprit de système

L’esprit de système transcende les clivages idéologiques traditionnels. Pour le montrer, on peut prendre deux exemples diamétralement opposés : le communisme (à la Badiou) et les bases microéconomiques du libéralisme.

Le communisme radical consiste en une division du monde en deux : les dominants et les dominés, division qui recouvre exactement celle entre oppresseurs et opprimés. Ce modèle rudimentaire est à la base de tous les raisonnements communistes. La culture aristocratique ou bourgeoise n’a par exemple aucune valeur en soi, elle n’est considérée que comme un moyen en vue d’un fin politique : la domination des masses par une certaine classe sociale. Surtout, il n’y a pas de place pour la nuance dans ce modèle où l’on ne compte jamais au-delà de deux. Dès lors chacun doit choisir son camp, tout autre objectif que la question politique devient une diversion et toute tentative de compromis social devient une compromission, voire une trahison.

A l’autre bout du spectre, on trouve l’ultralibéralisme qui se fonde sur une approche microéconomique selon laquelle l’homme est un homo œconomicus qui connaît et maximise son intérêt matériel. Dans ce cadre, toute intervention étatique est par nature sous-optimale par rapport à la solution apportée par des marchés supposés efficients. Cette vision postule également un individualisme total et ne considère le social que comme la résultante d’un ensemble d’individus libres et indépendants les uns des autres. Ainsi, il n’y a pas de sociologie possible des homo œconomicus, seule l’approche microéconomique et son formalisme mathématique peut prétendre à la recherche de la vérité.

On pourrait multiplier les exemples d’esprit de système, qu’il s’agisse du crypto-marxisme nationaliste (à la Eric Zemmour) qui ne voit la mondialisation et l’immigration que comme un moyen pour le grand Capital de faire pression à la baisse sur les salaires en Occident, de l’antiracisme qui reprend la distinction opprimés/oppresseurs chère au communisme ou encore du conservatisme sociétal pour qui l’éducation des enfants n’est possible que dans le cadre classique d’une famille avec un père et une mère. Le point commun de toutes ces idéologies, c’est qu’elles refusent de traiter les cas particuliers pour mettre en avant des abstractions : le dominé, l’homo œconomicus, le capitaliste, l’immigré ou encore « la figure du père ».

La plausibilité plutôt que la vérité

L’erreur originelle propre à tous les types d’esprit de système consiste à substituer la plausibilité à la vérité. En effet, tous les systèmes ou les modèles évoqués ci-dessus sont plausibles, en ce sens qu’on peut trouver une interprétation logique et rationnelle qui les justifie. Il est par exemple plausible que les dominants n’aient comme seul objectif de conserver leur pouvoir social au mépris de toute considération de justice et de mérite et que la seule solution pour les dominés soit la lutte à mort contre cette classe ennemie. Il est plausible que toutes les actions des individus soient guidées par l’intérêt matériel, à travers un calcul coût/avantage précédant chaque prise de décision. Il est plausible que certains actionnaires de firmes multinationales poussent à la délocalisation pour bénéficier de salaires plus bas et poussent à l’immigration pour faire baisser le coût de la main d’œuvre dans les pays riches. Il est plausible que l’explication du plus fort taux de chômage et d’un plus grand nombre d’actes de délinquance chez les populations d’origine immigrée tienne uniquement au racisme dont elles sont victimes dans la société. Il est plausible, enfin, que le cadre biologique (un père et une mère) soit également le cadre idéal et indépassable pour élever des enfants.

En effet, dans tous ces cas, on comprend le raisonnement sous-jacent et on connaît des cas concrets où le modèle s’applique. Mais la véritable question, à laquelle ne répond jamais l’esprit de système, n’est pas de savoir si le modèle est plausible, mais s’il est vrai. Dans le cas du communisme, le démenti a été apporté par l’histoire, puisque la suppression de la classe dominante n’a pas entraîné le bien-être de la société, bien au contraire. Dans le cas de l’ultralibéralisme, on ne compte plus les expériences d’économie qui montrent que les hypothèses utilisées, en particulier la logique de l’intérêt, ne sont pas conformes aux faits. La logique du don, par exemple, semble irréductible à une explication au travers de l’intérêt.

On touche là au cœur du problème : l’esprit de système remplace le monde réel par le monde de la logique et il substitue comme critère d’évaluation la plausibilité à la vérité. Ainsi, l’abstraction peut se déployer sans limite et faire fi de la réalité : dès lors que le critère de plausibilité est respecté dans le monde logique, on finira bien par trouver une explication, une manière de regarder la réalité qui s’accordera avec le modèle.

Un exemple a été récemment fourni par l’actualité : à quelques mois d’intervalle, on a vu deux personnalités politiques, Brice Hortefeux et Jacques Chirac, se prêter, sans se rendre compte qu’ils étaient filmés, à une mauvaise blague sur un jeune d’origine maghrébine. Mais beaucoup de commentateurs ont refusé de traiter ces informations sur le même plan, car dans leur « modèle », Brice Hortefeux, ancien ministre de l’immigration et actuel ministre de l’intérieur incarne la droite raciste tandis que Jacques Chirac incarne cette France tranquille et accueillante. Comme la réalité des faits ne correspondait pas au modèle, on a choisi de chausser les lunettes déformantes de la réalité et d’aucuns sont venus expliquer que la teneur des deux propos n’avaient absolument rien à voir et que s’il on pouvait sans hésiter parler de racisme chez Hortefeux, il s’agissait juste d’un lapsus regrettable pour Chirac.

Pour résister à l’esprit de système, il faut donc refuser de faire de la cohérence l’alpha et l’oméga de la pensée philosophique et politique et affirmer avec force que la réalité ne doit jamais être sacrifiée sur l’autel de la cohérence logique. En effet, la logique est manichéenne alors que la réalité ne l’est pas, l’esprit de système a donc une tendance naturelle à mener à des positions extrémistes (communisme, ultralibéralisme, nationalisme, antiracisme ou conservatisme radical).

Quels avantages à adopter l’esprit de système ?

Dès lors que sont pointés les erreurs et les dangers propres à l’esprit de système, il convient d’expliquer pourquoi certaines personnes peuvent avoir naturellement tendance à en faire usage. Trois raisons principales peuvent être mises en avant. Tout d’abord, comme toute idéologie qui postule un arrière-monde (religion, théorie du complot,…), il y a un côté grisant dans l’esprit de système. Il s’agit en effet de ne pas s’arrêter aux prétendus faux-semblants : « la réalité ment, la vérité est ailleurs », tel est le credo de tous les systèmes. L’esprit de système permet en ce sens de dépasser une certaine naïveté en proposant sa vision explicative de la marche du monde.

La deuxième raison qui peut expliquer l’attrait pour l’esprit de système est de nature esthétique, au sens où les mathématiques relèvent de l’esthétique. Un raisonnement logique est plus beau qu’un raisonnement complexe, il y a un côté « jardin à la française » dans la recherche de la cohérence. On trouve ainsi des penseurs qui préfèrent avoir tort élégamment que raison fastidieusement (Jacques Attali, Claude Riveline,…). Pour le dire autrement, adopter l’esprit de système, c’est placer la beauté et sa pureté au-dessus de la vérité et de sa complexité.

La troisième raison, c’est un esprit critique inachevé. Plus précisément, l’esprit de système, c’est un esprit critique, qui doute de tout sauf de lui-même. C’est une absence d’humilité qui empêche de dire « je ne sais pas ». Les climato-sceptiques sont un bon exemple de cette forme particulière d’esprit de système : ils doutent des résultats scientifiques de la communauté des climatologues tels Galilée s’opposant à la communauté scientifique de son temps, sous prétexte que la science n’est pas démocratique. Mais ce qui vaut pour Galilée ne vaut pas pour l’étude de systèmes complexes où la collégialité est une nécessité et où aucun scientifique ne peut prétendre comprendre tous les tenants et tous les aboutissants. Les climato-sceptiques ne sont pas condamnables parce qu’ils doutent, mais parce qu’ils refusent de douter de leur doute.

L’empirisme radical comme alternative à l’esprit de système ?

Face à l’impasse constituée par l’esprit de système, la tentation peut être de dépasser toute idée de système et de modèle en essayant de prendre la réalité directement comme elle nous arrive, de manière totalement empirique. Mais il s’agit là également d’une impasse, qui ne consiste pas cette fois à placer la plausibilité au-dessus de la vérité mais à supprimer purement et simplement la plausibilité. Il est impossible d’appréhender le monde sans a priori et sans modèles préétablis, ce sont ces préjugés qui doivent être ensuite soumis à la réalité.

Une illustration pratique de ces considérations théoriques se trouve dans la science économique. Pour caricaturer, certains économistes écrivent des systèmes à partir de leur seule intuition et de leur subjectivité, qu’ils traduisent ensuite sous forme mathématique, pour expliquer la réalité. Face à eux, on trouve certains économètres qui prétendent adopter une démarche purement objective, basée sur des mesures et des régressions statistiques. Ces deux démarches sont toutes les deux vouées à l’échec : de même que la confrontation au réel est une nécessité pour l’économiste, l’adoption d’un modèle préalable (de régression par exemple) est indispensable pour l’économètre.

C’est ce va-et-vient permanent entre la confrontation à la réalité et l’élaboration de modèles que mettent à mal l’esprit de système comme l’empirisme radical.

Modèle explicatif ou modèle normatif ?

Là où l’esprit de système est particulièrement dangereux, c’est quand le modèle explicatif qu’il met en avant tend à devenir un modèle normatif. C’est le passage du « je crois » au « il faut » : il faut que les dominés et les dominants soient ennemis l’un de l’autre, il faut que l’homme devienne un homo œconomicus,…

Bien entendu, les modèles normatifs ne sont pas condamnables en soi, c’est même ce que l’on appelle couramment la morale, en revanche, il est dangereux de faire de la morale sans le dire. En assénant un système, il finit par devenir auto-réalisateur : le fait de modéliser l’homme par un homo œconomicus uniquement mu par son intérêt matériel finit par faire exister cet individu jusque là purement fictif. Il est rare en effet, qu’un système ne serve qu’à décrire ou commenter le réel, très souvent, il cherche également à influer sur le réel, c’est là où la frontière entre le descriptif et le normatif devient poreuse.

Conclusion : la littérature comme solution ?

Un domaine résiste farouchement à l’esprit de système, c’est la littérature. C’est en tous cas la thèse développée par Alain Finkielkraut dans son dernier ouvrage « Un Cœur intelligent ». La littérature réintroduit la particularité et la pluralité des cas, elle renâcle à faire rentrer ses personnages dans des cases caricaturales. De ce point de vue, la littérature a une fonction éminemment philosophique puisqu’elle permet de nous faire sentir la complexité du réel, qui ne sera jamais réductible à une modélisation définitive.

Bien entendu, la littérature ne fournit pas un principe d’action, elle ne répond pas à la question « que faire ? » de même qu’elle ne fournit pas un modèle pour appréhender le monde. Elle nous alerte juste sur le fait que les modèles et les systèmes sont imparfaits et qu’il faut en avoir conscience. C’est déjà une grande leçon de sagesse qui peut permettre à ceux qui la reçoivent de penser plus justement.

02 décembre 2009

Les conditions du désendettement public


L’objet de ce papier n’est pas de détailler un ensemble de solutions techniques qui permettraient de faire revenir les finances publiques à l’équilibre, les rapports des Commissions des Finances de l’Assemblée et du Sénat ou ceux de la Cour des Comptes constituent certainement de saines lectures à ce sujet, il s’agit plutôt pour nous ici de dresser les conditions générales nécessaires au désendettement de l’Etat.

  1. La clarté, préalable à la pédagogie

Dans une optique de désendettement qui demandera des efforts importants à tous nos concitoyens, il convient de clarifier les concepts et les outils utilisés afin de bien faire comprendre à l’opinion publique où se situent les marges de manœuvre.

    1. Cotisations patronales et salariales

La question du financement de la protection sociale ne va pas tarder à se poser avec insistance : avec des recettes limitées car pesant sur le coût du travail et des dépenses en hausse du fait de l’augmentation de l’espérance de vie, le système peut devenir très vite largement déséquilibré. Il faut donc éviter que l’opinion publique se tourne vers de fausses solutions, la principale étant « il suffit de faire payer les entreprises en augmentant les cotisations patronales ».

En effet, cette dichotomie entre cotisations patronales et salariales est source de confusion. Il convient de rappeler que la protection sociale est un grand service de mutualisation des risques qui bénéficie aux salariés et dont le coût repose intégralement sur les épaules des salariés. Ce qui intéresse l’entreprise, c’est le salaire hyper-brut, elle n’a pas à se soucier a priori du partage entre le salaire net et les cotisations sociales. Il serait donc opportun de fusionner les cotisations salariales et patronales, d’adapter le SMIC en fonction (pour qu’il soit homogène à un salaire hyperbrut) et de sortir les organisations patronales de la gestion de la protection sociale. Ce sujet doit concerner les salariés (via leurs syndicats) et l’Etat.

Ainsi, les salariés comprendront mieux sur leur fiche de paye ce qu’ils coûtent à l’entreprise et quelle part de leur salaire va au financement de la protection sociale. Ils seront donc mieux à même de comprendre et de donner leur opinion sur les arbitrages nécessaires.

    1. Cantonnement de la dette sociale et de la dette de crise

Le principe du cantonnement de la dette sociale est absolument essentiel. Il interdit le mélange de la dette sociale avec la dette publique et contraint chaque génération à faire face à ses déficits sociaux, via le paiement de la CRDS qui vient alimenter la CADES (caisse d’amortissement de la dette sociale). Même si le gouvernement n’a pas voulu faire ce choix, il aurait été opportun de transposer ce dispositif de cantonnement à la dette générée par la crise économique, il n’est d’ailleurs peut-être pas trop tard pour le faire.

Pour que ce cantonnement soit crédible, il faut se fixer un horizon temporel de remboursement et essayer de s’y tenir. Cela signifie que toute dette supplémentaire à amortir doit se traduire par une augmentation de la CRDS ou de son équivalent pour la dette de crise. En effet, reporter toujours plus tard le remboursement de ce type de dette, c’est faire payer aux générations futures notre protection sociale ou notre politique économique conjoncturelle, ce qui n’est pas acceptable.

    1. Etablir un moratoire sur les nouvelles dépenses fiscales et fixer une limite budgétaire à chaque niche existante

Le Parlement est le seul habilité à décider du montant des dépenses de l’Etat et à en assurer le contrôle. C’est ce qu’il fait dans le cadre des dépenses budgétaires, dans le cadre de la loi de finances et des lois de finances rectificatives. Il en va tout autrement de la dépense fiscale qui connaît un essor considérable depuis quelques années (passage de 30 à 70 milliards d’euros par an) et dont le montant n’est absolument pas contrôlé par le Parlement. Pire : il est même difficile de l’estimer correctement.

La dépense fiscale est le subterfuge trouvé par les gouvernements qui n’ont plus les moyens de la dépense budgétaire. Désormais, il n’y a plus de projets de loi sans exonération fiscale ou sociale, ce fut en particulier le cas de la loi TEPA. Pour stopper cette dérive, il convient, comme le suggèrent Didier Migaud et Gilles Carrez, de poser une sorte de moratoire sur les dépenses fiscales à venir en demandant que pour chaque nouvelle exonération proposée, on justifie l’intérêt de la dépense fiscale par rapport à la dépense budgétaire.

Par ailleurs, afin de redonner au Parlement un pouvoir de contrôle sur ces moindres recettes fiscales, il conviendrait que pour chaque niche fiscale, une enveloppe soit votée en loi de finances qui constituerait le maximum d’exonération que pourraient se partager les contribuables utilisant cette niche.

    1. Exprimer le déficit en fonction des recettes fiscales et non du PIB, remplacer dette/PIB par intérêts/budget

Les questions de vocabulaire peuvent sembler accessoires, elles sont au contraire tout à fait majeures car elles structurent souvent le débat politique. L’habitude a été prise de rapporter le déficit public au PIB, ce qui ne permet pas à l’opinion publique de bien se rendre compte du déséquilibre réel des finances publiques. Il serait beaucoup plus approprié de rapporter ce déficit aux recettes fiscales de l’Etat. Ainsi, en 2009, le déficit public vaut environ 8% du PIB mais plus de 25% des recettes publiques !

Dans le même ordre d’idées, il nous semble plus parlant de rapporter la charge des intérêts de la dette au budget voté plutôt que d’utiliser le ratio dette/PIB qui est beaucoup plus abstrait. Comme indiqué précédemment, la comparaison entre cette charge d’intérêt et les grands postes budgétaires de l’Etat, en particulier l’Education Nationale, exprime bien à quel point l’endettement de notre pays limite les marges de manœuvre politiques des différents gouvernements.

  1. Responsabiliser les Français à la dépense publique par une grande réforme fiscale

Pour revenir à l’équilibre des finances publiques, il faut s’interroger sur ce qui empêche la dérive des dépenses publiques dans une démocratie. Le stabilisateur le plus important, au-delà de la sagesse de la classe politique, c’est le fait que les contribuables rechignent à payer trop d’impôts. Pour que ce stabilisateur joue véritablement son rôle, il ne suffit pas que les Français paient beaucoup d’impôts, il faut qu’ils aient l’impression d’en payer trop. Or ce n’est pas le cas en raison de la trop faible part de la fiscalité directe dans les ressources de l’Etat.

La comparaison avec les Etats-Unis est de ce point de vue édifiante : alors que la fiscalité dans ce pays est moindre, les contribuables ont l’impression de payer beaucoup d’impôts et ne parlent que de ça au moment de leur déclaration fiscale. Tel n’est pas le cas en France où près d’un ménage sur deux ne paye pas l’impôt sur le revenu et où la TVA, la TIPP ou l’IS créent une augmentation des prix pour les consommateurs qu’ils n’associent pas directement à des ressources fiscales qui viennent financer les dépenses publiques.

(cliquer pour agrandir)

    1. Fusion des impôts directs : IRPP, CSG, PPE

Ce constat appelle à une grande réforme fiscale qui créé un grand impôt direct, payé par tous les contribuables et qui viendrait remplacer en première approche l’IRPP, la CSG et la PPE (impôt négatif). Cet impôt s’appliquerait à tous les revenus du travail et du capital et serait progressif.

En cas de hausse des prélèvements obligatoires, c’est cet impôt qui aurait vocation à augmenter et non la TVA, la TIPP ou l’IS. Parallèlement à ce système, des taxes incitatives comme la taxe carbone pourraient être augmentées à condition d’être restituées aux contribuables de manière forfaitaire, ce qui n’augmenterait donc pas la pression fiscale.

En ce qui concerne son mode de perception, le prélèvement à la source semble le plus opportun, il permettrait à chaque salarié de bien comprendre le poids des dépenses publiques sur chacune de ses fiches de paye avec la décomposition du salaire hyperbrut en cotisations sociales, impôts directs et salaire hypernet (somme réellement perçue par le salarié). Ce mécanisme ne supprimerait pas la déclaration d’impôts annuelle qui prendrait en compte les autres revenus que le travail, le quotient familial et les différentes exonérations fiscales. Cet acte de déclaration est essentiel pour que les contribuables mesurent bien la somme qu’ils allouent chaque année à l’Etat pour mener ses politiques.

    1. Faire apparaître les impôts d’amortissement CRDS + dette de crise

En plus de l’impôt direct décrit ci-dessus, qui aurait vocation à financer la majeure partie des dépenses publiques et une partie des dépenses sociales, il convient de distinguer les impôts exceptionnels qui permettent d’amortir les dettes cantonnées (dette sociale et dette conjoncturelle de crise). Cet impôt pourrait également être prélevé à la source et serait, comme aujourd’hui, proportionnel aux revenus des contribuables (du travail ou du capital).

Chaque contribuable/salarié verrait donc clairement apparaître les trois types de prélèvements directs dont il fait l’objet :

  • Les cotisations sociales pour financer la majeure partie de la protection sociale
  • L’impôt direct pour financer l’essentiel des dépenses de l’Etat et une partie de la protection sociale
  • L’amortissement des dettes conjoncturelles accumulées dans le passé récent
    1. Harmoniser les niches fiscales et les plafonner globalement

Comme évoqué plus haut, les niches fiscales se sont considérablement développées au cours des dernières années au point que le total des exonérations fiscales aujourd’hui (70 Mds d’€) dépasse largement la recette de l’impôt sur le revenu (55 Mds d’€). Cette réduction considérable de l’assiette entraîne une décorrélation totale entre les taux marginaux élevés affichés par notre système fiscal et les taux moyens effectivement payés par les contribuables. Cette particularité rend notre système à la fois complexe, injuste, inefficace et peu attractif.

En plus de plafonner chacune des niches fiscales comme proposé précédemment, il est nécessaire de plafonner globalement, pour chaque contribuable, le montant des exonérations fiscales. Une récente étude menée par Gilles Carrez et Didier Migaud sur les niches fiscales a montré que leur utilisation intensive par les contribuables les plus riches allait jusqu’à rendre l’impôt dégressif et non plus progressif sur les tranches les plus hautes. Pour cela, il faut tout d’abord harmoniser l’ensemble de ces niches fiscales : certaines consistent en des réductions de l’assiette et d’autres en des réductions de l’impôt à payer. C’est ce système hybride qui avait conduit le Conseil Constitutionnel à censurer le plafonnement global des niches fiscales déjà proposé car il le jugeait trop complexe et peu lisible.

Le Parlement a adopté un mécanisme de plafonnement pour l’impôt sur le revenu de 2010 qui permettra certainement de contenir enfin la dépense fiscale. L’exonération fiscale ne pourra en effet, pas dépasser 25 000€ + 10% du revenu imposable du foyer fiscal. C’est un premier pas intéressant, qu’il conviendra d’analyser avec précision. Quoi qu’il en soit, si une augmentation de l’imposition directe devenait nécessaire, une augmentation de l’assiette (via la diminution des seuils de 25 000 € et de 10% du revenu imposable) serait préférable à une augmentation des taux marginaux.

    1. Appliquer la Constitution qui veut que les collectivités locales soient financées de manière prépondérante par des ressources propres

L’article 72-2 de la Constitution stipule que « Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources ». Cet article est ambigu, il serait préférable de remplacer « déterminante » par « prépondérante ». Ajoutons que le financement actuel des collectivités locales est presque illisible puisque l’Etat intervient à de multiples titres : par une dotation globale de fonctionnement, par des allègements fiscaux compensés par l’Etat et par le transfert de certains impôts (comme une partie de la TIPP). Ce système complexe ne permet pas de responsabiliser les élus locaux sur leurs dépenses.

Il serait préférable de transférer une partie des transferts de l’Etat vers les collectivités locales en fiscalité propre. Ainsi, les collectivités locales pourraient décider d’une partie du taux d’imposition directe et toucherait les recettes correspondantes. Par exemple l’Etat fixerait les taux marginaux de base des différentes tranches et chaque collectivité locale (les départements et les régions principalement) détermineraient un taux additionnel qui s’appliquerait à chacune de ces tranches. Ces augmentations de taux seraient toutefois encadrées par la loi et devraient conserver la progressivité de l’impôt. Pour ne pas compliquer le système il faudrait que les communes et les intercommunalités ne participent pas à ce système et soient donc financées principalement par d’autres impôts comme la taxe d’habitation, la taxe foncière ou la cotisation économique territoriale nouvellement créée.

Bien entendu, afin d’assurer la péréquation entre les régions et les départements, une partie du financement des collectivités territoriales doit rester une dotation globale de fonctionnement transférée par l’Etat.

  1. Assurer un financement pérenne de la protection sociale

La dette sociale est aujourd’hui plus faible que la dette de l’Etat ou que celle des collectivités locales (35 Mds d’€ contre 1 145 pour l’Etat et 147 pour les collectivités locales à fin 2008). Cependant, comme il s’agit de la part prépondérante des dépenses publiques, un déséquilibre du financement de la protection sociale peut très vite produire une augmentation brutale et incontrôlée de la dette sociale. De surcroît, les dépenses sociales profitent uniquement à la génération actuelle, il serait donc tout à fait immoral d’en faire supporter le coût aux générations futures. Le préalable nécessaire à toute réflexion sur le financement de la protection sociale est donc le suivant : à moyen terme les cotisations sociales (y compris la CSG) doivent venir compenser les prestations sociales.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’établir une égalité comptable stricte au mois le mois ou même à l’année : les stabilisateurs automatiques doivent jouer pendant les périodes de crise, mais ces déficits passagers doivent être compensés par des excédents pendant les périodes de croissance de manière à l’équilibre sur l’ensemble d’un cycle économique.

Au-delà de la gestion conjoncturelle du financement de la protection sociale, le vieillissement de la population appelle à des réformes structurelles qu’il ne convient pas de détailler ici. De manière générale, on peut regretter que les réformes successives des retraites ne soient que des solutions provisoires qui permettent de gagner quelques années. Cette accumulation de réformes peut avoir comme conséquence de décourager l’opinion publique. Une réforme véritablement structurelle devrait conduire à un équilibre quasi-automatique du système (régime par points, régimes en comptes notionnels).

  1. Repenser l’investissement public et son financement

Si la croissance ne suffira pas, à elle seule, à faire revenir les comptes publics à l’équilibre comme indiqué précédemment, une chose est sûre : sans croissance il n’y a pas de solution. Pour permettre cette croissance, les administrations publiques ont besoin d’investir. Au cours des dernières années, l’investissement public est resté relativement stable entre 3 et 3,5% du PIB, en revanche, on assiste à des modifications profondes entre la part de l’Etat (passage de 25% à 13% de l’investissement public de 1993 à 2006) et celle des collectivités locales (passage de 65% à 73%).

Parmi les investissements des collectivités locales, plus de 70% sont réalisées à l’échelon communal ou intercommunal. Beaucoup de ces investissements contribuent essentiellement à l’amélioration de la qualité de vie dans notre pays (piscines, réfection des centres-villes, ronds-points par centaines,…) mais ne sont pas productifs et ne préparent donc pas la croissance de demain. Il est temps de réaliser que tout investissement n’est pas bon par nature et que notre pays n’a certainement plus les moyens financiers de construire de multiples « éléphants blancs ».

Les investissements productifs supposent une certaine taille critique qui ne peut être que celle des régions ou de l’Etat et non celle des communes ou des départements. L’intérêt du débat sur le Grand Emprunt a été de réhabiliter le rôle de l’Etat en tant qu’investisseur-stratège. De ce constat général on peut tirer les propositions suivantes :

  • Les échelons qui ont vocation à s’endetter pour investir sont la région et l’Etat. Aujourd’hui, les collectivités locales ne peuvent s’endetter que pour investir, il serait opportun de rendre cette règle plus contraignante en faisant que les chambres régionales des Comptes n’autorisent l’emprunt que pour les investissements productifs, les investissements destinés à améliorer la qualité de vie devant être financés par des recettes courantes.
  • Les dépenses d’investissements productifs ne doivent toutefois pas être sans limite car tout investissement comporte une part de risque et que l’Etat a une tendance naturelle à surestimer le retour sur investissement de ses projets. Une proposition intéressante qui figure dans le rapport de la commission Juppé-Rocard : que les charges d’intérêts générées par l’endettement supplémentaire soient compensées par des réductions équivalentes des dépenses de fonctionnement, de manière à ce que le recours à l’emprunt pour financer des investissements productifs ne viennent pas aggraver la situation des déficits publics.

Conclusion

Le désendettement public, nécessaire pour retrouver des marges budgétaires et donc politiques, ne se fera pas d’un coup de baguette magique : il n’existe pas de solution miracle. Cet article propose plusieurs pistes pour faire revenir nos finances publiques vers l’équilibre. Il ne s’agit pas d’un catalogue de mesures mais plutôt de grands principes à respecter au premiers rangs desquels viennent la responsabilisation des citoyens-contribuables par une clarification des systèmes de dépenses et de recettes publiques, la pérennisation des réformes de la protection sociale à l’heure du vieillissement de la population et la réhabilitation de l’investissement productif au profit de l’investissement de confort.

Plus qu’un impératif financier, le désendettement public est un impératif politique et moral.