22 octobre 2009

Quelle écologie ?


Longtemps, j’ai considéré l’écologie comme quelque chose d’assez accessoire défendu par des militants plus ou moins loufoques. Etre écologiste, cela signifiait pour moi adopter un mode de vie en marge de la grande masse des consommateurs occidentaux, c’est-à-dire la quête d’une certaine originalité. Bien que cette vision me semble s’appliquer à de nombreux écologistes auto-proclamés, à Saint-Germain-des-Près ou ailleurs, la lecture d’un économiste trop méconnu, Nicholas Georgescu-Roegen (noté NGR dans la suite de cet article), m’a fait toucher du doigt que l’écologie était en fait un sujet tout à fait majeur et sérieux, à condition de l’aborder par le bon bout. Son livre principal, La Décroissance (disponible ici), pose les bases de sa réflexion sur l’écologie. Trente années après sa parution, les problématiques de réchauffement climatique et d’épuisement des ressources naturelles démontrent la pertinence de cet ouvrage original. Ces enjeux planétaires me donnent la curieuse impression que l’écologie est un sujet beaucoup plus sérieux que les écologistes traditionnels ne l’avaient pressenti jusqu’ici. Cet article tente de poser quelques bases d’une « écologie sérieuse ».

1. La notion d’entropie en économie

Pour NGR, l’erreur majeure de l’économie « orthodoxe », qui englobe pour lui les écoles keynésienne, néo-classique ou encore marxiste, est de considérer l’économie sous l’angle de la mécanique (« la mécanique de l’utilité et de l’intérêt individuel » selon Jevons), au sens de lois symétriques et réversibles. Dans cette vision, rien ne disparaît jamais, il n’y a que des flux matériels qui s’équilibrent en valeur. La matière et l’énergie ne sont jamais créés, ils sont simplement transformés ce qui semble suffire à générer de l’utilité pour les individus. L’exemple le plus simple c’est celui du champ qui fournit une récolte dont on peut prélever une partie pour planter l’année suivante, et ainsi de suite. A rebours des autres écoles, NGR propose une analogie de l’économie avec la thermodynamique et non avec la mécanique. Pour lui, le processus économique se traduit précisément par son irréversibilité et par la destruction des ressources, nécessaire pour générer de l’utilité (ou de la joie de vivre pour reprendre ses propres termes). Il y a donc bien quelque chose qui est irrémédiablement perdu dans le processus économique.

Ce quelque chose, c’est la basse entropie, c’est-à-dire la matière ordonnée ou l’énergie utilisable. En thermodynamique, l’entropie est une fonction d’état qui décrit l’état de désordre d’un système. Par exemple, il y a plus d’entropie dans un minerai de cuivre que dans une plaque de cuivre réalisée à partir de ce minerai ou il y a plus d’entropie dans une baignoire d’eau tiède que dans une casserole d’eau bouillante. En effet, dans le premier exemple, le cuivre est mieux rangé ou ordonné dans une plaque que dispersé dans le minerai et dans le second, l’énergie thermique est plus utilisable dans la casserole (on peut y faire cuire un œuf par exemple) que diluée dans la baignoire. Le premier principe de la thermodynamique dit la même chose que la mécanique, à savoir que l’énergie ou la matière sont forcément conservés au cours d’une évolution physique. C’est le second principe qui distingue la thermodynamique de la mécanique, puisqu’il pose qu’un système fermé, c’est-à-dire un système qui n’échange ni matière ni énergie avec l’extérieur, voit son entropie (ou son désordre) augmenter.

Si on applique cette loi à l’exemple du minerai de cuivre, on est tout d’abord sceptique puisque l’entropie du cuivre diminue au cours du raffinage du minerai. Mais pour effectuer ce raffinage et fabriquer des plaques de cuivre, de l’énergie doit être apportée de l’extérieur. La « loi de l’entropie » nous dit que la diminution d’entropie dans le minerai de cuivre au cours du processus est inférieure à l’augmentation d’entropie dans la source d’énergie (charbon par exemple) qui a été dégradée pour permettre le processus. Le système fermé minerai+charbon voit donc son entropie augmenter. Il en va de même pour le recyclage des déchets : d’un côté on diminue l’entropie du système puisque l’on transforme des déchets en matières valorisables mais de l’autre on a besoin de dégrader de l’énergie pour réaliser ce processus.

La vie biologique n’échappe pas à la loi de l’entropie : chaque être vivant doit lutter pour maintenir constant son niveau d’entropie afin de ne pas être peu à peu dégradé. Pour cela, il doit utiliser de la basse entropie présente dans son environnement, principalement de la nourriture. Malgré cela, aucun être vivant n’arrive à combattre efficacement la lente dégradation entropique qu’est le vieillissement et qui conduit, tôt ou tard à la mort de l’organisme. A titre d’exemple, un être humain a besoin, pour maintenir constante son entropie, de dégrader 100 W de puissance utile, sous forme de nourriture, en puissance thermique. D’un point de vue thermodynamique, un être humain est donc assimilable à une ampoule forte consommation.

La vie économique n’est qu’une extension de cette vie biologique : l’objectif n’est plus de maintenir constant son niveau d’entropie mais de dégrader encore plus de basse entropie pour générer de l’utilité/joie de vivre/bien-être. En tant qu’être économique, un humain a aujourd’hui besoin en moyenne de 1000W de puissance énergétique, 10 fois plus que ne l’exige sa survie biologique. Même si l’on sait que l’origine de la valeur économique est essentiellement subjective depuis Menger, Walras et Jevons, le concept d’entropie vient redonner une composante objective à cette notion. On peut dire que le point commun à toutes les activités qui créent de la valeur c’est la transformation de ressources peu ou pas utilisables en quelque chose d’utilisable, c’est-à-dire une baisse d’entropie. Une plaque de cuivre a plus de valeur que du minerai de cuivre parce qu’elle possède une plus faible entropie, en revanche, impossible de dire à ce stade si ce surcroît de valeur ainsi obtenu compense le coût du raffinage du minerai et de la fabrication de la plaque de cuivre. Créer de la valeur, c’est ordonner le monde qui nous entoure. Pour cela, des ressources naturelles, notamment énergétiques sont nécessaires, c’est ce qui amenait l’économiste français du XIXème Frédéric Bastiat à considérer le développement économique comme le transfert d’utilité payante (issue du travail) en utilité gratuite (issue de la nature).

La rareté, concept de base de l’économie, c’est donc la basse entropie, si le monde respectait les lois de la mécanique plutôt que celles de la thermodynamique, il n’y aurait pas de dégradation entropique et donc pas de rareté, nous vivrions dans l’abondance. Pour le dire autrement, la loi de l’entropie, c’est la base théorique de la loi fondamentale de toute l’économie (peut-être la seule qui reste toujours vraie) : « there is no free lunch », que j’aime traduire par l’expression populaire bien connue « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ».

2. Les ressources : la question fondamentale de l’énergie

La loi de l’entropie explique à elle seule pourquoi l’énergie est si importante pour le développement économique. En effet, puisque l’entropie d’un système fermé ne peut qu’augmenter et que la valeur économique réside dans la basse entropie, la seule échappatoire consiste à dégrader plus d’énergie que l’on ne créé de basse entropie. Le moteur de l’économie, c’est donc la consommation énergétique. Se demander si le développement économique est durable, cela revient donc à se demander si les sources énergétiques sont durables, ou, pour reprendre un terme en vogue, renouvelables.

A proprement parler, aucune source d’énergie n’est totalement renouvelable en raison du second principe de la thermodynamique : l’univers tend vers un état d’entropie maximale ou il n’y aura plus d’énergie utilisable. Ces considérations n’ont pas vraiment de sens pour ce qui touche à l’humanité, qui aura disparu depuis bien longtemps. On peut donc considérer qu’une énergie renouvelable est une énergie dont la source a une durée de vie supérieure à celle de l’humanité. Ainsi, l’énergie solaire et tous ses dérivés (énergie éolienne, énergie hydraulique) doivent être considérés comme renouvelables. Il en va de même de l’énergie marémotrice ou de la géothermie. Mais ce qui caractérise principalement ces ressources énergétiques, et qui est trop rarement souligné, c’est qu’elles sont fatales, c’est-à-dire qu’elles sont produites que nous les utilisions ou pas.

Si la vie a pu apparaître sur Terre, c’est parce qu’il ne s’agit pas d’un système fermé du fait de l’énergie solaire. Cet apport extérieur permet la photosynthèse, le cycle de l’eau, les courants, les vents… Jusqu’avant la révolution industrielle, on peut considérer que cette ressource énergétique suffisait à l’humanité et donc que le mode de développement était soutenable.

On peut se demander si l’utilisation de ressources fossiles (charbon, pétrole, gaz, uranium…) qui caractérise le monde industriel nous conduit inexorablement vers l’impasse. A priori, il est difficile de donner une réponse, tout dépend des échelles de temps en jeu. Le charbon, le pétrole et le gaz ne semblent pas présents en assez grande quantité pour subvenir aux besoins de l’humanité sur de longues échelles de temps. Il en va de même pour ce qui concerne l’Uranium 235 qui est utilisé dans les réacteurs nucléaires actuels et qui ne représente que 0,7% de l’Uranium naturel. Toutes ces sources d’énergie risquent d’être épuisées d’ici un à deux siècles.

Il n’en va pas de même de l’Uranium 238 et du Deutérium (isotope de l’hydrogène), qui permettent d’alimenter respectivement les réacteurs à fission dits de 4ème génération et les réacteurs à fusion. La durée de vie de ces ressources est plutôt de l’ordre du millier, du million voire de la centaine de millions d’années, ce qui peut les placer dans la catégorie des ressources durables (à défaut d’être totalement renouvelables). En revanche, la principale caractéristique de ces ressources fossiles est qu’elles ne sont pas fatales, c’est-à-dire qu’elles ne s’épuisent que lorsque nous décidons de les utiliser. Cela a pour effet de les rendre plus pratiques à utiliser mais nourrit également l’idée d’un stock qui diminue peu à peu, contrairement à l’énergie solaire qui se caractérise avant tout par un flux. Il est également fort probable que d’autres sources d’énergie soient découvertes dans l’avenir, même si l’on sent bien qu’avec la fusion nucléaire, on aboutit à une forme d’optimum, puisqu’il s’agit de l’énergie utilisée par les étoiles.

Si l’on s’intéresse maintenant aux ressources non-énergétiques (métaux, phosphates,…) la question de la durabilité devient plus critique car la Terre est un système quasi-clos, c’est-à-dire qu’elle n’échange presque pas de matière avec l’extérieur, à l’exception des météorites. D’un autre côté, ces ressources, ou plutôt les atomes qui les composent, ne disparaissent pas : le stock de cuivre sur Terre peut être considéré comme constant. Mais est-ce encore le cas si l’on considère le stock de cuivre réellement utilisable ? Pour être économiquement intéressant, un minerai de cuivre doit en effet être suffisamment ordonné, c’est-à-dire avoir une teneur suffisamment importante (ce qui est le résultat indirect de l’énergie solaire et de l’énergie sismique). En raison des pertes irrémédiables propres à l’activité économique, il semble donc que le stock de ressources non-énergétiques utilisables décroisse petit à petit. Bien entendu, il serait théoriquement possible d’utiliser une énergie renouvelable pour alimenter des processus de recyclage, mais les ressources et le temps nécessaires exploseraient à mesure que le taux de recyclage s’approcherait de 100%. Un recyclage complet des ressources minières est donc une vue de l’esprit, reste à voir, au cas par cas, quelles sont les échelles de temps pour l’épuisement de ces ressources.

Il y a donc des ressources périssables ou épuisables, qu’elles soient énergétiques (charbon, pétrole, gaz, U-235) ou pas (métaux, phosphates…). Ces ressources constituent un capital qui s’épuise petit à petit, il s’agit donc de se demander comment optimiser l’utilisation de ces ressources. Pour répondre à cette question de manière théorique, il faut introduire un autre capital : le capital intellectuel de l’humanité. En effet, le développement économique permet également le développement de la recherche et des techniques, ce qui permet à l’humanité d’utiliser de nouvelles ressources grâce à la maîtrise de nouvelles technologies. En consommant dès aujourd’hui le pétrole, nous en léguons moins aux générations futures, mais nous leur transmettons un capital humain supérieur qui leur permettra éventuellement d’utiliser l’énergie solaire ou la fusion nucléaire. Il n’est donc pas forcément de mauvaise politique, en matière de développement durable, de consommer des ressources épuisables. Bien entendu, le jeu est risqué, ce qui implique un effort de recherche substantiel et suffisamment anticipé.

3. Protection de l’environnement : la tension entre le local et le global

La bonne utilisation des ressources, et en particulier l’efficacité énergétique et exergétique, plaide pour une certaine centralisation des activités économiques, qu’il s’agisse de la production d’électricité ou de chaleur, l’organisation des zones d’habitation ou le caractère intensif des cultures agricoles. En plus d’un meilleur rendement thermodynamique, cette centralisation permet, jusqu’à un certain point, des économies d’échelle qui viennent réduire le coût économique. Il vaut mieux avoir une éolienne de 3 MW que 30 éoliennes de 100 kW, une centrale nucléaire de 1000 MW que dix petites centrales de 100 MW, une ville bien organisée et suffisamment dense plutôt qu’un étalement urbain qui rend difficile l’installation de transports en commun, un champ avec des hauts rendements grâce aux engrais et aux pesticides plutôt que plusieurs champs avec des techniques plus naturelles et des rendements plus faibles. L’exemple le plus caricatural est donné par NGR lui-même : il vaut mieux construire un barrage plutôt que de chercher à récupérer l’énergie cinétique de chacune des gouttes de pluie qui tombent dans une certaine zone.

Cette vision qui fait la part belle au rendement et à l’efficacité masque pourtant une partie de la réalité. En effet, l’environnement est quelque chose de fragile à la fois globalement et localement. La gestion optimale des ressources est un problème global dès lors que celles-ci sont transportables sur des échelles assez grandes. Le climat est également un problème global par excellence, mais il n’en va pas de même de bon nombre de pollutions (ou de l’accumulation de déchets) qui fragilisent l’environnement au niveau local. Une grande éolienne se voit plus que plusieurs petites, une grande centrale nucléaire perturbe plus un cours d’eau qui lui sert de refroidissement que plusieurs petites, une grande ville génère un niveau élevé de pollution et de déchets au niveau local, enfin, l’agriculture intensive fragilise davantage les terres que l’agriculture biologique. Il existe une véritable tension écologique entre le local et le global, tant et si bien que sur tous ces sujets, ce sont souvent des écologistes entre eux qui s’affrontent.

Historiquement, le mouvement écologiste s’est principalement formé sur la problématique de la pollution locale, avec une forte composante anti-nucléaire et un mot d’ordre « Small is beautiful ». La globalisation des questions écologiques (climat, ressources) fragilise cette vision et la met parfois en porte-à-faux. Pour l’instant, le mouvement écologique parvient à mettre de côté ces problèmes pour présenter une unité de façade, mais tôt ou tard, deux visions finiront par s’opposer. D’un côté une écologie de type individualiste (Not In My BackYard), « small is beautiful », agriculture bio et vie à la campagne et de l’autre une écologie qui entend changer les comportements collectifs, qui s’intéresse principalement aux enjeux mondiaux, ce qui conduit à promouvoir les énergies renouvelables et le nucléaire, les villes écologiques et les haut rendements dans l’agriculture (« big is efficient » ?). Telle devrait être en tous cas le partage logique de ce qu’on appelle aujourd’hui les écologistes.

4. Ecologie et externalités

La vision de l’écologie présentée au cours de cet article s’appuie sur l’analyse fortement hétérodoxe de NGR, pourtant, un outil des théories économiques orthodoxes doit absolument être évoqué : celui d’externalité. Ce concept s’applique particulièrement bien aux problèmes de pollution, locale ou globale. Lors d’un échange économique, une pollution peut être créée ce qui peut avoir un impact sur un ou plusieurs tiers (parfois il s’agit de l’humanité toute entière, comme dans le cas du CO2) : faire payer cette externalité négative aux agents économiques qui réalisent l’échange (producteur ou consommateur), c’est une manière de perfectionner le marché en intégrant tous les coûts, y compris celui de la nuisance environnementale, dans le prix de l’échange.

La résorption de cette externalité nécessite un cadre politique et légal adapté, elle est donc d’autant plus facile que la pollution est locale. Contrairement aux Etats, la communauté internationale n’a pas de pouvoir contraignant, la lutte contre des pollutions globales de type CO2 nécessite donc un vaste accord international difficile à mettre sur pied. Concrètement, deux grande voies existent pour limiter ce type d’externalité : le signal prix (que ce soit à travers une taxe directe ou des quotas mis aux enchères) et la réglementation (consommation thermique des bâtiments, émissions des voitures…). Le signal prix a pour objectif de mobiliser tous les acteurs économiques afin qu’ils trouvent par eux-mêmes des solutions adéquates et innovantes tandis que la réglementation doit viser les principales causes de la pollution (en nombre limité), celles sur lesquelles l’action de l’Etat est la plus efficace.

Il est en revanche plus complexe d’appliquer le concept d’externalité à la question des ressources. En effet, comme exposé précédemment, on se trouve en face d’une externalité négative, l’épuisement de certaines ressources, mais aussi d’une externalité positive, une augmentation potentielle de capital humain. Il est donc difficile de savoir s’il faut taxer l’usage de ressources naturelles et si oui, à quel niveau. En ce qui concerne les hydrocarbures, ce problème est en partie solutionné par le fait que ces ressources émettent du CO2 quand on les brûle et qu’elles tombent donc sous le coup d’une externalité de type pollution. La question est plus complexe sur d’autres types de ressources comme les métaux rares. La notion d’externalité ne suffit donc pas à appréhender l’ensemble des thématiques écologiques.

Conclusion

L’enseignement principal que je retire de la lecture de NGR, c’est que la bonne analogie pour l’économie doit être fait avec la thermodynamique et non avec la mécanique. L’erreur mécaniste vient probablement du fait que la plupart des concepts économiques ont été forgés en référence à l’agriculture, qui semble être une activité parfaitement cyclique sans irréversibilités majeures. Mais c’est oublier le flux d’énergie solaire qui fait de la Terre un système ouvert, système qui peut donc maintenir son niveau de basse entropie (par l’intermédiaire de la photosynthèse).

La question essentielle de l’écologie aujourd’hui, c’est « Peut-on dématérialiser la croissance ? », c’est-à-dire peut-on éloigner petit à petit le processus économique de ses racines matérielles (ressources naturelles, pollution…). NGR montre que le processus économique se traduit principalement par le niveau de basse entropie disponible, ce qui implique la consommation de ressources énergétiques et matérielles, dont une partie au moins est irréversiblement perdue. C’est ce qui le conduit à opter pour le chemin de la décroissance.

Il me semble qu’on peut adhérer à l’analyse de NGR sans le rejoindre dans cette conclusion. Plutôt que la dématérialisation de l’économie, il s’agit aujourd’hui de s’intéresser à sa décarbonisation, à la fois en raison des émissions de CO2 qu’en raison de l’épuisement des hydrocarbures. Les énergies renouvelables et les futures technologies nucléaires (4ème génération ou fusion) sont des alternatives durables pour procurer à l’humanité l’énergie dont elle aura besoin dans les siècles à venir. Il s’agit également d’être vigilant sur d’autres ressources épuisables non-énergétiques, comme le cuivre ou le lithium.

Une voie me semble donc empruntable entre la naïveté mécaniste de l’économie orthodoxe et le pessimisme de la décroissance. Une voie dans laquelle les deux priorités sont la lutte contre les externalités dues à la pollution (au niveau global avec le CO2 comme au niveau local) et l’utilisation intelligente des ressources épuisables afin de transmettre aux générations suivantes un capital humain suffisant pour développer des solutions véritablement durables.

04 octobre 2009

Le "PIB réel" existe-t-il ?

Cet article reprend certaine idées développées dans un précédent article "La croissance économique existe-t-elle ?", que la remise récente du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi invite à réexaminer.

Le PIB et surtout la croissance du PIB sont des notions tellement utilisées en politique économique qu'elles semblent être des quantités objectives non ambigues. Quand le PIB est attaqué, c'est principalement parce qu'il ne tient correctement compte que de la production marchande ou parce que ce niveau de production qu'il mesure ne dit rien sur le bien-être de la société. Ces critiques sont fondées et font l'objet du récent rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social (disponible ici). Mais avant de se demander si l'usage qui est fait du PIB par les responsables politiques et économiques est pertinent, il convient de s'interroger sur l'existence même du concept de PIB.

Le problème du PIB, c'est qu'il agrège des quantités tout à fait différentes : des kWh d'électricité, des tonnes de carottes, des heures de classe dispensées par un professeur... Pour pouvoir agréger ces différentes grandeurs, on a recours, dans la sphère marchande, aux prix. En effet, si une carotte se vend deux fois plus cher qu'une tomate, alors il est légitime de pondérer deux fois plus la production de carottes que celle de tomates dans le calcul du PIB. Plus généralement, dans une économie à n biens produits en quantités X1, X2, ... Xn aux prix P1, P2, ... Pn, le PIB nominal s'exprime de la manière suivante : PIB=P1*X1+...+Pn*Xn. Le problème de ce PIB nominal, c'est qu'il considère que les prix absolus ont une existence propre, alors que seuls les prix relatifs en ont une. En effet, si l'on doublait la quantité de monnaie et que tous les prix étaient instantanément multipliés par deux, le PIB nominal serait également multiplié par deux alors que la production de chaque bien resterait inchangée. On sent bien qu'il faut corriger ce PIB nominal pour aboutir à un PIB réel.

L'énoncé du problème

Pour simplifier, nous considérons une économie à 2 biens : a et b, produits sur deux périodes de temps 1 et 2. La première année, 5 quantités de a et 4 quantités de b sont produits aux prix unitaires respectifs de 8€ et 6€. La deuxième année, 6 quantités de a et 3 quantités de b sont produits aux prix unitaires respectifs de 6€ et 8€. La question à se poser est simple : y'a-t-il eu augmentation du PIB réel entre l'année 1 et l'année 2 ?

La réponse de la comptabilité nationale

Pour calculer le PIB réel, la comptabilité nationale (l'INSEE) utilise comme convention de figer les prix en année 2 à leur valeur de l'année 1, afin de tenir compte de l'inflation. Si l'on applique cette règle à notre exemple, la variation du PIB entre 1 et 2 vaut : 8*(6-5)+6*(3-4)=2. Le PIB réel a donc augmenté entre les deux années.

La réponse en figeant les prix de l'année 1 à leur valeur de l'année 2

La convention de l'INSEE semble naturelle pour corriger le PIB nominal des effets de l'inflation, elle n'en demeure pas moins arbitraire. Pour s'en convaincre, on peut adopter une convention parfaitement symétrique. Au lieu de figer en 2 les prix à leur valeur en 1, on peut figer en 1 les prix à leur valeur en 2. Dans ce cas, la variation du PIB entre 1 et 2 vaut : 6*(6-5)+8*(3-4)=-2 ! Cette fois, le PIB réel a diminué entre les deux années. Une convention parfaitement symétrique, tout aussi légitime que celle de l'INSEE donne donc un résultat complétement opposé.

La réponse en ramenant tout au bien a

Une autre possiblité consiste à ne considérer que des rapports de prix et non des prix en valeur absolue. On peut par exemple tout ramener au bien a en lui assignant un prix de 1 à chaque période. Dans ce cas, le prix de b vaut 6/8 en période 1 et 8/6 en période 2. La variation du PIB entre 1 et 2 vaut donc : 1*6+8/6*3-(1*5+6/8*4)=2. Le PIB réel calculé en unités de bien a a donc augmenté entre les deux années.

La réponse en ramenant tout au bien b

Considérons maintenant que c'est le bien b qui est l'étalon de mesure, c'est-à-dire que son prix est fixé à 1 pour chaque période. Dans ce cas, le bien a vaut 8/6 en période 1 et 6/8 en période 2. La variation du PIB entre 1 et 2 vaut donc : 6/8*6+1*3-(8/6*5+1*4)=-19/6. Donc le PIB réel calculé en unités de bien b a reculé entre les deux années, ce qui est la conclusion inverse du calcul précédent !

Conclusion

Que dire au terme de cet exemple ? Le PIB réel a-t-il augmenté ou diminué ? En réalité, il n'y a pas de réponse à cette question, cela dépend essentiellement de la convention retenue. Le PIB réel est en fait une notion intrinséquement ambigue, qui n'a pas d'existence objective propre. Mesurer le PIB, c'est donc avant tout mesurer les conventions qui nous permettent de le calculer. La raison fondamentale à cela est que les seules quantités réelles de l'économie sont les quantités de biens et de services et les prix relatifs, et qu'aucune combinaison des deux ne permet de construire une grandeur extensive de la production. Une autre manière de voir, plus philosophique, c'est qu'on ne peut pas mesurer l'Univers (la production de tous les biens et services étant un peu l'Univers de l'économie) quand on se situe à l'intérieur même de cet Univers, qu'il y a un problème de jauge ou d'étalon absolument indépassable.

Ajoutons que le cas étudié ici était volontairement simpliste, puisque les biens considérés entre les deux années étaient rigoureusement identiques. Il suffit de réaliser qu'en réalité certains biens apparaissent, que d'autres disparaissent et que certains évoluent en termes de qualité (passage du rasoir 1 lame au rasoir 4 lames) pour se convaincre que la notion de PIB appliquée à l'économie réelle pose un énorme problème conceptuel.

Si vous avez des réponses à apporter à ces problèmes quasi-existentiels, n'hésitez pas à faire part de vos commentaires.