20 février 2010

Cynisme et utilité sociale

Selon Oscar Wilde, « le cynisme consiste à voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’elles devraient être ». De nombreuses personnes pourraient se réclamer de cette citation aujourd’hui, le cynisme n’étant pour elles qu’un autre nom donné à la lucidité. Il n’en est rien : le cynisme est un parti-pris intellectuel, une vision du monde et des hommes qui précède la volonté de connaissance. Etre cynique ce n’est pas, comme on aimerait le faire croire, démêler l’écheveau de la réalité en éliminant le faux habillage de valeurs qui l’entoure, c’est plutôt commettre le préjugé selon lequel la réalité n’est jamais directement perceptible et que tout ce qui relève de la morale n’est qu’hypocrisie.

Pour les cyniques, il est évident et surtout parfaitement légitime que les procureurs cherchent uniquement à plaire au pouvoir exécutif pour s’assurer une belle carrière ; que les patrons veulent à tous prix licencier le maximum de leurs salariés pour maximiser la valeur de leurs stock-options ; que les responsables politiques méprisent la situation du pays pour ne penser qu’à leur réélection ; que certains citoyens acceptent de recevoir des aides sociales qui leur ont été attribuées par erreur ; que des entreprises mettent en avant des valeurs, notamment le respect de l’environnement, dans une seule optique de marketing.

Ainsi, la déontologie, le sens de l’intérêt général, la conscience professionnelle, le sens de l’honneur, l’amour du travail bien fait, le sens de la justice, la générosité ne seraient que des fables, des mythes derrières lesquels se cacheraient le seul et unique moteur de l’action humaine : l’intérêt individuel et matériel. C’est donc à une vision très médiocre de l’être humain qu’aboutit la pensée cynique : un être qui ne peut être ni transcendé par les autres ni attiré par autre chose que le pouvoir et l’argent.

Cette vision étriquée est partagée à la fois par le communisme et par les fondements microéconomiques du libéralisme, on pourrait même dire que le cynisme est à la racine de ces deux idéologies. Pour les communistes, l’homme est mauvais donc le système politique ne doit lui faire aucune confiance, ce qui mène naturellement au totalitarisme ; pour les ultralibéraux, l’égoïsme des individus est une évidence mais il conduit à un optimum social, donc l’Etat n’a pas à intervenir. D’une même vision cynique du monde on peut donc arriver à des conclusions radicalement opposées.

Mais le cynisme n’est pas une forme socialement acceptable : on peut être cynique dans son coin ou avec des proches, mais il est impossible d’afficher publiquement une opinion cynique. Il en va de même de l’hypocrisie, qui perd toute efficacité dès lors qu’elle est mise à nue. Un système social ne peut donc tolérer qu’une certaine teneur de cynisme, au-delà il explose ! Il arrive un point où la justification par l’intérêt individuel ne passe plus et où chacun doit pouvoir démontrer son utilité sociale. En effet, seule l’utilité sociale peut durablement conférer à un individu un certain rang social ou une certaine rémunération.

L’affaire Proglio est de ce point de vue éclairante : son salaire n’a rien de choquant par rapport à ce que peuvent gagner d’autres patrons de grands groupes énergétiques dans le monde mais il est jugé insupportable par la population au regard de l’utilité sociale que peut apporter un gestionnaire d’un grand groupe, fût-il de très bonne qualité. Il en va de même avec les salaires des traders qui pouvaient être acceptés en temps de prospérité mais qui ne le sont plus du tout après la crise financière.

Politiques, chefs d’entreprises, magistrats, salariés, artistes… chacun doit refuser le cynisme ambiant pour se focaliser sur son utilité sociale. Souhaitons que la crise ait rapproché chacun de cet objectif, sans quoi il y a fort à redouter qu’une nouvelle ne survienne. Car le parasitisme social ne peut mener à autre chose qu’à la crise.