06 mars 2009

Deux bonnes raisons ne valent pas mieux qu’une


Qui n’a jamais essayé, pour justifier un retard, d’invoquer un malencontreux concours de circonstance ? « Mon réveil n’a pas sonné, et en plus ma voiture a eu du mal à démarrer ». Cette surabondance de bonnes raisons est très souvent un révélateur efficace de la tromperie : en voulant faire plus vrai que nature, le menteur se révèle au grand jour.

Il en va de même pour le débat public, où chaque acteur tente de multiplier les bonnes raisons, toutes sur un plan différent, pour justifier une opinion ou une mesure politique. Tel militant écologiste explique que la lutte contre l’effet de serre, en plus d’être nécessaire pour l’équilibre de la planète, permettra de créer de la croissance économique « verte ». Tel leader syndical voit dans la relance globale du pouvoir d’achat un moyen de répondre à une aspiration légitime qui contribue, de surcroît, à lutter contre la crise économique. Tel Président de la République voit dans le nouveau mode de financement de la télévision publique l’occasion de hausser la qualité des programmes tout en sécurisant France Télévisions à un moment où les recettes publicitaires s’érodent.

Tous ces discours sonnent faux, de la même manière que celui de notre individu en retard. En cherchant à multiplier les arguments d’ordre complètement différent (efficacité, nécessité, justice…) on perd le fil directeur, « la » raison essentielle qui justifie ce que l’on cherche à prouver. Comme si la conviction s’obtenait par un système de points accordé à chaque argument avancé. Cette vision comptable du débat d’opinion ne rend pas compte du fait que l’accumulation de plusieurs raisons mineures ne saurait l’emporter face à une position de principe. Quitte à faire une analogie, il faut préférer celle du comptage des points au judo : une accumulation de koka ne battra jamais un yuko, de même qu’une série de yuko restera inférieure à un waz-ari. L’obsession de celui qui monte sur le tatami du débat public, doit donc être de trouver « la » bonne raison, l’ippon qui lui permettra d’emporter la conviction de la majorité en rendant caduques tous les autres arguments invoqués par ses contradicteurs.

La juxtaposition des arguments de nature différente est par ailleurs assez risquée. Prenons le cas de la peine de mort aux Etats-Unis : en plus d’une position philosophique qui sacralise la vie humaine, certains opposants agitent de plus en plus fréquemment un argument économique selon lequel un condamné à mort coûterait nettement plus cher qu’un prisonnier à vie. Plutôt que de renforcer leur thèse, cet argument supplémentaire la fragilise : qu’adviendrait-il en effet si le fait économique avancé se retournait, si les Etats-Unis, à l’image de la Chine, pratiquaient une exécution sommaire en faisant payer la balle à la famille du condamné ? Devrait-on renoncer alors à la position de principe de refus de la peine capitale ? A l’évidence, non, ce qui prouve bien que l’argument supplémentaire invoqué n’en est pas un et qu’il contribue à altérer la force de « la » raison essentielle, qui ne peut être ici que philosophique. Pareil péril semble guetter le paradigme très en vogue de « croissance verte » : devrait-on renoncer à lutter contre le réchauffement climatique s’il était prouvé que cela entraîne un coût et non un bénéfice économique supplémentaire pour la société ? Prendre en considération un tel argument, c’est reconnaître de facto qu’il y a un arbitrage à faire entre la nature et l’économie. Y recourir de façon systématique, cela revient, en définitive, à évacuer la question écologique.

Multiplier les approches argumentatives, c’est également prendre le risque de passer pour un rhéteur opportuniste qui tente de faire feu de tout bois. Tel est le problème posé, par exemple, aux opposants aux éoliennes qui s’appuient tantôt sur des arguments esthétiques de dégradation des paysages, tantôt sur des arguments économiques de surcoût important pour la collectivité. Il est évident que deux arguments de nature aussi différente ne peuvent être avancés sur un pied d’égalité comme justification du refus de l’implantation d’éoliennes. L’un doit nécessairement prendre le pas sur l’autre chez chacun des opposants et c’est sur cet argument qu’il doit concentrer son propos, au risque de manquer de sincérité. Plus généralement, il est très rare que les questions du beau, du juste ou de l’efficace, qui sont complètement disjointes, s’emboîtent de façon si harmonieuse dans l’argumentation qu’il devienne impossible de les démêler les unes des autres.

Surtout, la multi-argumentation est un moyen de refuser de regarder en face les véritables problèmes et d’éloigner du débat public la question, pourtant centrale, du choix. Citons à cet effet l’un des postulats de la social-démocratie qui fait de la justice sociale une condition du progrès économique. Cette présentation, qui s’accorde de plus en plus mal avec les faits depuis l’essor de la mondialisation, a tout d’une croyance naïve qui évite de se poser la vraie question du maintien de la justice sociale sous la pression de la compétition économique. Le débat politique gagnerait à poser comme principe l’adage populaire selon lequel « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ». Plutôt que de se placer a priori dans la situation ou le juste rencontre l’efficace, il convient de réfléchir comme si tel n’était pas le cas, afin de faire ressortir les vraies priorités et de trancher les choix fondamentaux.

Cette vigilance envers la multiplicité des bonnes raisons invoquées pour justifier une même opinion dans le débat public est une forme d’esprit critique assez proche de celle qui consiste à nous méfier, à titre individuel, des idées qui nous font plaisir et qui peuvent éloigner ainsi notre Raison de la recherche de la vérité. Il ne s’agit pas de dire que tout ce qui est vrai doive nous faire du mal, ni que chaque idée ou chaque mesure ne puisse être justifiée que par une raison unique. Mais rien n’indique, a priori, que des arguments de nature différente entrent en parfaite harmonie sans que l’un ne domine l’autre. De la même façon qu’il n’y a aucune raison qu’un individu qui a un problème avec son réveille-matin ait également du mal à faire démarrer sa voiture.

2 commentaires:

Jale le Chapal a dit…

J'aime beaucoup, surtout la nécessité de choix, à laquelle j'aurais ajoute une touche de courage politique.

Landry a dit…

Très intéressant, comme d'habitude. Il me semble que c'est le paradoxe du jeu de la conviction. Lorsque j'ai une opinion, c'est souvent pour une raison qui permet difficilement de convaincre quelqu'un d'autre, soit parce qu'elle est inavouable, soit parce que mon interlocuteur ne partage de toute façon pas mes présupposés. La seule manière de faire partager cette opinion est alors de recourir à des arguments accordés à la situation de mon interlocuteur. Comme ce ne sont pas mes convictions fondamentales, on aboutit bien souvent à la situation décrite ici, et ça sonne faux.

Seul un bien habile rhéteur saura convaincre la population d'ôter cette éolienne dont chaque mouvement de pale met en péril potentiel (quoique) le montant des dividendes de sa centrale à charbon...