29 mars 2009

Citoyen du Monde ?


L’expression « Citoyen du Monde » est aujourd’hui couramment utilisée et de plus en plus acceptée. Elle semble prendre sa source dans des idéaux très nobles tels que l’humanisme et la non-discrimination. Pourtant, elle élude volontairement une grande partie des problèmes propres à la politique, je dirais même qu’elle est une contradiction dans les termes, une sorte d’oxymore.

Se nomment Citoyens du Monde certaines personnes estimant que les habitants de la Terre forment un peuple commun avec des droits et des devoirs communs, en dehors des clivages nationaux, et qui placent l’intérêt de cet ensemble humain au-dessus des intérêts nationaux. Bien entendu, ce mouvement de pensée s’est en grande partie développé en réaction aux atrocités commises au nom du nationalisme à partir de la fin du XIXème siècle. Il porte l’évidence que ce qui sépare deux humains de nationalités différentes est beaucoup plus faible que ce qui les unit. L’organisation politique est en effet en grande partie contingente, elle est le résultat d’une histoire, de hasards, tandis que l’appartenance à l’espèce humaine est une réalité biologique qui saute aux yeux. Tocqueville explique très bien que le mouvement démocratique est porté par le fait que l’Autre est considéré comme un semblable. Levinas, quant à lui, insiste sur la sacralité du visage d’Autrui : même si j’éprouve de la haine à l’encontre d’un individu, le fait de me retrouver face à face avec lui me pose comme un interdit, qui témoigne que dans cet Autre il y a un peu de moi. Dès lors, la guerre, la compétition économique ou la rivalité sportive entre nations paraissent complètement dérisoires.

Mais qu’est-ce que la citoyenneté ? C’est l’appartenance à une communauté et la participation à sa vie politique. Je suis citoyen dès lors que je souhaite participer à un projet collectif, qui dépasse ma propre existence et qui prend, très souvent, les contours d’une Nation. Il faut bien noter que l’appartenance à la Nation ne suffit pas, c’est d’ailleurs ce qui distingue le sujet du citoyen. A ce titre, l’appartenance à l’espèce humaine évoquée précédemment ne suffit à faire de moi un Citoyen du Monde, tout au plus serais-je alors un sujet-du-monde. Si l’on revient au projet politique qui sous-tend la citoyenneté, il prend tout son sens parce qu’il existe un « extérieur » à la communauté ou à la Nation. Régis Debray explique d’ailleurs que la Fraternité, qui est une des facettes du projet politique, est d’abord définie contre cet extérieur, en remarquant que les grands épisodes de la Fraternité ont eu lieu quand la patrie en danger faisait face à une menace extérieure. La Fraternité ce n’est donc pas l’humanisme, c’est au contraire une fille directe de la politique, qui se définit, comme chacun sait, comme l’art de désigner l’ami et l’ennemi, c’est-à-dire de discriminer entre les hommes.

Car que signifierait un projet politique qui engloberait toute l’humanité ? Cela impliquerait qu’entre l’individu et l’humanité, il n’y aurait plus d’ensembles intermédiaires, ce serait, à dire vrai, le triomphe de l’individualisme. Que signifie se sentir solidaire de tout le monde sinon ne se sentir solidaire de personne ? La suppression du lien national, c’est en réalité la suppression du devoir de loyauté à l’égard d’une communauté politique, c’est-à-dire la suppression de tous les devoirs exigés par cette appartenance spécifique. Quelle loyauté resterait-il pour un citoyen du monde ? Je suis un homme un point c’est tout, c’est ce qui me définit et cela suffit à m’incorporer à la communauté des hommes, je ne suis comptable d’aucun héritage culturel, d’aucun système de protection sociale, d’aucune organisation politique. Quelle serait le projet politique d’une telle communauté mondiale ? Sans aucun doute la réalisation, en tous lieux, des Droits de l’Homme. Mais comme le fait très justement remarquer Marcel Gauchet, les droits de l’homme ne sont pas une politique. Ils ne sont pas un projet, ils sont un état, surtout, ils refusent cette spécificité propre à la politique d’arbitrer entre les priorités et entre les groupes sociaux. Il n’y a pas de choix dans les droits de l’homme, c’est une table de la loi, beaucoup plus proche en cela d’une religion ou d’une philosophie que d’une politique.

Qui sont ceux qui, aujourd’hui, se revendiquent réellement citoyens du monde ? Ce ne sont pas les altermondialistes, qui utilisent cette expression pour masquer un autre projet, politique celui-là, qui est celui de l’anticapitalisme. En réalité, les citoyens du monde sont aujourd’hui bien davantage l’avant-garde du capitalisme que l’avant-garde du prolétariat. Ce sont les individus pour qui la mondialisation est une chance et pour qui le cadre national est un carcan. Face à un monde qui leur tend les bras et leur offre d’innombrables opportunités, ils sont retenus par un Etat qui leur demande des comptes, qui leur réclame de l’argent afin de mettre en oeuvre, en particulier, la solidarité et qui demande fidélité à une histoire et à des valeurs. Toutes ces contraintes sont vécues comme des entraves illégitimes à la liberté de l’individu, surtout quand cet individu à l’impression de tout devoir à son propre mérite.

En réalité, cette liberté de l’individu, l’existence même de l’individualisme est une illusion. Car ce sont les organisations politiques, c’est-à-dire les Etats, et pour être plus précis les Etats-Providence qui ont créé l’individualisme en rendant cette aspiration possible. Ces structures politiques ont en effet substitué la dépendance vis-à-vis de la société en général à la dépendance vis-à-vis de chacun en particulier. Si je suis dépendant de tout le monde, de manière impersonnelle à travers l’action de l’Etat, j’ai en fait l’impression de ne dépendre de personne. Ma liberté et le sentiment de tout devoir à mon mérite sont alors des illusions qui naissent tout naturellement. J’oublie que je suis le fruit de l’organisation politique dans laquelle j’ai vécu, qui m’a apporté une formation, une culture, une autonomie vis-à-vis des structures traditionnelles (famille, corporation,…) et une liberté politique.

Ironie de l’Histoire donc, que l’Etat-Providence, forme la plus aboutie de socialisation et de solidarité ait pu donner naissance à l’individualisme moderne. Ironie, toujours, que les Citoyens du Monde doivent tant, souvent sans s’en rendre bien compte, à la Nation dont ils sont issus. Il y a donc une double raison de combattre cette expression de Citoyen du Monde : soit il s’agit d’une manière bien commode de justifier un individualisme total, qui refuse toute loyauté (culturelle, politique, financière) à l’égard de sa communauté d’origine ; soit il s’agit d’un projet politique visant à créer une sorte de Nation mondiale, dont l’ONU pourrait être l’ébauche d’un gouvernement et les Droits de l’homme l’ébauche d’un programme et alors ce serait, en réalité, la mort de la politique et donc de la citoyenneté.

3 commentaires:

marmiton a dit…

Cher V,
J'apprécie beaucoup la plupart de vos articles, car ils apportent une contribution humble, originale et documentée au débat d'idées. Il y a aussi un souci de pédagogie et de clarté de l'écriture qui rend la lecture de votre blog particulièrement agréable.
Pourtant de temps à autres, vous commettez des articles expéditifs et peu renseignés, dissumulant mal la récitation d'un catéchisme mal maîtrisé, et surtout leur extrapolation rapide et peu précise, ici celui de Régis Debray.

Je suis tout à fait d'accord avec l'idée de ce dernier qu'un secrétariat aux droits de l'homme n'a rien a faire au sein d'un ministère des affaires étrangères, et que certaines revendications relèvent plus de la religion que de la politique. Ce discours s'applique facilement aux partisans d'une "citoyenneté mondiale", à condition que l'on reduise ceux-ci à une bande d'idéalistes privilégiant la liberté de culte de quelques moines bouddhistes dont ils ne connaissent rien aux interets économiques de 60 millions de leurs voisins ; ou bien à des globet-trotters (de Manu Chao au jeune diplomé cadre dans une multinationale) ne voyant en leur citoyenneté qu'une barrière artificielle et absurde à leur butinage économique ou culturel mondial. Cette catégorie est votre principal angle d'attaque (la "manière bien commode de justifier un individualisme total"), mais ce type de "citoyen du monde" est aussi la cible la plus facile, avec raison.

Je comprends beaucoup moins comment vous invalidez la seconde catégorie (je dirais la première) de "citoyens du monde", ceux qui aspirent à un ordre mondial, seul capable créer le niveau de coordination nécessaire à la résolution de problèmes mondiaux (faim dans le monde, réchauffement climatique, etc.), qui consituent le nouveau "danger extérieur" qui semble selon vous être nécessaire au sentiment d'appartenance à la même communauté. Le citoyen du monde ne réclame pas nécessairement la suppression de l'Etat (seul "intermédiaire entre l'individu et l'humanité"), mais la subordination des Etats à une instance supérieure (éventuellement un Etat mondial), tout en préservant les particularités locales. A lire votre argumentaire, la foi en l'Europe des Nations (et la libre circulation des hommes, marchandises et travailleurs qu'elle implique depuis quelques années) aurait signé la mort de la politique en Europe. Comme vous le soulignez, la politique fait par nature passer les interêts de ces citoyens devant ceux des étrangers, et c'est précisément ce que les "citoyens du monde" trouvent questionnable. Vous semblez trouver ce principe immuable et essentiel. Pourtant, imaginez-vous possible aujourd'hui qu'une décision politique francaise puisse nuire aux "droits de l'homme" de citoyens espagnols ou suédois? Certainement pas, même en dehors de toute considération légale. C'est ce miracle pourtant réalisé que les "citoyens du monde" aimeraient étendre au reste du monde. Le limites de la volonté de "vouloir--vivre ensemble" ne sont pas figées mais évoluent au cours du temps, et s'élargissent de plus en plus. Les peuples sont de plus en plus mêlés, et ainsi se créer une histoire commune et une volonté de vivre ensemble. Le "citoyen du monde" admet le discours national mais voit aussi en lui un frein à la résolution de problèmes mondiaux (et je ne parles pas d'un problème isolé comme celui des moines tibétains, mais de l'environnement ou des inégalités mondiales, qui nous concernent directement). Au final, les égoismes nationaux ne sont pas forcément la meilleure manière d'optimiser le bien national (ce que vous admettez je pense lorsqu'il s'agit de débat sur le protectionnisme ou le protocole de Kyoto).

Les Etats tels qu'ils existent aujourd'hui sont pour la plupart récents a l'échelle de l'histoire (le compté de Savoie auait-il du rester autonome? Les unités allemande et italienne seraient-elle si redoutables), sans mentionner le fait que les Etats-Nations sont plus l'exception que la règle (Amérique du Sud, Afrique, Moyen Orient...).
Je ne vois finalement pas d'argument théorique ou philosophique infaillible à la constitution d'un ordre mondial, tant qu'il implique également droits et devoirs, et s'appuit sur une volonté des peuples ou de leurs dirigeants.

Enfin, les altermondialistes ne se qualifient pas systematiquement, a ma connaissance, de "citoyens du monde" puisque précisément l'´Etat est pour la plupart d'entre eux le rempart le plus crédible aux dérives de la mondialisation. Je ne suis pas davantage d'accord avec l'assimilation de la revendication altermondialiste a un projet anticapitaliste, même si en effet de nombreux courants anticapitalistes s'inscrivent dans ce mouvement (par exemple le PC, chantre de l'internationalisme).

Au final, je regrette que vous n'ayez pas mieux défini ce que vous entendiez par "citoyen du monde" et que vous ayez expédié avec autant d'autosatisfaction un concept pourtant propice au questionnement. Les "citoyens du monde" les plus connus n'étaient pas les jouisseurs inconséquents que vous semblez montrer du doigt: Karl Marx ne souhaitait pas une destruction de l'Etat réelle (mais seulement imaginaire) et Stefan Zweig pouvait témoigner du plus bel exemple de faillibilité de la politique nationale.

Vive la République ! a dit…

Je me doutais que cet article souffrirait la critique et je suis heureux qu'elle vienne de maniere aussi construite.

Tout d'abord un point de methode, je ne pretends pas retranscrire la pensee de tel ou tel philosophe (Regis Debray et Marcel Gauchet), je me permets juste d'emprunter certaines de leurs idees pour construire ma propre pensee et, par honnetete intellectuelle, j'indique que ces fragments ne sont pas de moi mais qu'ils m'ont ete inspire par mes lectures.

En l'occurence, je me suis contente de donner une interpretation de Regis Debray a propos de la fraternite (qui se definit toujours contre quelque chose selon lui) et surtout d'evoquer cette idee geniale de Marcel Gauchet selon laquelle c'est l'Etat-Providence qui a enfante l'individualisme moderne en le rendant possible. Je ne garantis pas que le reste de mon propos est conforme a ce que pensent et Regis Debray et Marcel Gauchet.

Venons-en au fond. Je distingue deux maniere d'etre "Citoyen du Monde", l'une qui vous semble noble (vouloir un ordre mondial plutot que plein d'ordres nationaux) et l'autre qui vous semble condamnable (poursuite de l'ideal individualiste). Personnellement, et c'est le point de desaccord qui existe entre nous, je ne trouve ni l'une ni l'autre noble. Je vais tacher de m'en expliquer.

Au nom de quel principe ou valeur, l'accroissement de la taille des ensembles politiques serait-il un progres ? Personnellement, j'estime que l'Etat-Nation-Providence est la forme politique la plus evoluee qui soit, puisqu'elle combine une culture commune, une opinion publique, une organisation politique commune et une solidarite entre ses membres. Est-ce que cela fait de moi un anti-europeen : oui s'il s'agit de faire disparaitre les Nations qui composent l'Europe, non s'il s'agit, pour certains domaines de competence (commerce, monnaie, defense, affaires etrangeres) de prendre acte de notre petitesse et de s’unir pour peser sur la scene mondiale.

J’aimerais d’ailleurs rebondir sur ce que vous dites "les Etats sont pour la plupart recents a l'echelle de l’histoire". Dans ce cas, on pourrait retourner cet argument contre vos propres theses en disant, l'Europe ou l’ONU sont encore plus recentes donc encore moins legitimes. De plus les peuples et les nations sont souvent issus de tres longues traditions historiques. C'est le cas de la France en particulier, avec plus d'un millenaire d'histoire qui nous precede. On ne peut pas rayer cet heritage historique et culturel d'un trait de plume. De meme, si les Etats Allemand et Italien sont recents, les cultures et les peuples sont tres anciens.

Aujourd'hui, en Europe, il y a des Francais, des Allemands, des Italiens... Je ne vois pas (encore) des Européens. On peut le regretter, mais il faut au moins en prendre acte. Il n’y a pas d’opinion publique européenne, il n’y a pas de sujets de conversations européens, la politique européenne est impersonnelle pour beaucoup de citoyens (qui connaît Monsieur Barroso ?), il n’y a pas de langue européenne. Bien entendu, cela peut venir petit à petit, mais il faut avoir l’humilité de reconnaître que cela prendra du temps. De même que la France ne s’est pas faite en un siècle, l’Europe ne se fera pas en dix ans.

Allons au bout du raisonnement, si l'unification politique d'ensembles toujours plus vastes est un but en soi, alors a terme, il faudrait egalement adopter une langue commune, ce qui deboucherait tot ou tard sur une culture commune. Et puis pourquoi s'arreter a l'Europe, unifions le monde entier en une sorte de grande ONU. Personnellement, cette vision du monde me fait peur voire horreur, la ou vous voyez la beaute de l'unification, je vois l'uniformisation. La ou vous voyez la destination finale de la civilisation, j'y vois un retrecissement de l'humanite.

Bien entendu, je caricature un peu ce que vous dites. Vous parlez, pour justifier votre propos, d'un nouvel "exterieur" qui serait hors de l'humanite et que l'on pourrait appeler le peril ecologique. Je pense que l'union de tous les hommes pour la sauvegarde de la nature ce n'est plus une politique, c'est une forme de religion. Je le dis d'autant plus librement que j'adhere moi-meme plus ou moins a cette religion. Pour moi la politique c'est essentiellemnt l'organisation des hommes en societe et donc le reglement des conflits qui peuvent exister entre des groupes d'hommes. Idealement, en effet, on pourrait imaginer un ordre politique mondial, mais en quoi cela faciliterait la resolution des grands maux (rechauffement climatique, fin dans le monde...) que vous evoquez ? En quoi cette organisation serait-elle plus efficace qu'un concert d'Etats-nations ?

Surtout, cette unification politique ne vous fait-elle pas peur ? L'humanite toute entiere serait placee sous un meme pouvoir, les risques de derives seraient selon moi plus importants que dans un monde ou prevaut le concert des nations et ou plusieurs projets politiques alternatifs sont proposes. Pensez-vous reellement que la politique aurait encore un sens pour un electeur s'il n'est qu'un parmi 6 milliards ? La structure politique ne peut pas etre trop eloignee des citoyens selon moi et je pense que l'Etat-Nation-Providence est ce que l'on fait de mieux en la matiere. Il s'agit donc pour moi du cadre politique de reference, cela ne doit pas empecher de faire l'Europe, cela ne doit pas empecher de conclure des traites internationaux sur l'environnement ou la regulation de la finance et cela ne doit pas, enfin, interdire une vie politique plus locale, notamment pour tout ce qui concerne la vie quotidienne.

Anonyme a dit…

Question :
L'état nation français at-il fait totalement disparaître ses particularités régionales ?