02 décembre 2007

L'harmonie dans la société


"Avant tout nous devons constater qu'un progrès qui se peut additionner n'est possible que dans le domaine matériel. Ici, dans la connaissance croissante des structures de la matière et en relation avec les inventions toujours plus avancées, on note clairement une continuité du progrès vers une maîtrise toujours plus grande de la nature. À l'inverse, dans le domaine de la conscience éthique et de la décision morale, il n'y a pas de possibilité équivalente d'additionner, pour la simple raison que la liberté de l'homme est toujours nouvelle et qu'elle doit toujours prendre à nouveau ses décisions.", ces mots sont de Benoît XVI, dans sa dernière encyclique sur l'espérance, texte qui regorge d'érudition et qui pose clairement les termes du débat. Le souverain pontife souligne ici avec justesse le caractère non-cumulatif des connaissances qui ne sont pas scientifiques et en particulier de l'éthique. Mais entre la science et la morale personnelle, il oublie une catégorie : l'organisation de la société, part essentielle du processus de civilisation.

En effet, si on croit en la civilisation, on croit à l'amélioration progressive de l'organisation des rapports entre les êtres humains, parallèlement au progrès scientifique et technique, qui permet de favoriser l'harmonie au sein de la société. Ce processus-là, contrairement à la morale individuelle, est partiellement cumulatif car il tire les leçons du passé. Dès lors, une question centrale de la réflexion politique est de discriminer ce qui doit relever de la morale individuelle et de l'éthique de ce qui doit être déterminé par les règles de la société. Il s'agit de rechercher un optimum respectueux de la liberté individuelle et exigeant envers le genre humain.

Le premier objectif de l'organisation de la société doit être de garantir la paix en son sein. Pour cela, elle établit des règles, qui prennent la forme de lois, qui visent à tempérer les pulsions et les volontés individuelles contradictoires. Ces règles principales sont grosso modo les mêmes depuis les tables de la loi : interdits du meurtre, du vol, de l'adultère ou protection de la propriété. Ce sont des règles minimales, c'est-à-dire que leur respect ne nécessite pas de hautes qualités morales. Les principes du droit français sont à ce propos éloquents : l'idéal proposé est le "Bon père de famille prudent et avisé", cette notion, qui remonte au Code civil instauré par Napoléon, décrit un homme raisonnable, normalement avisé, prudent et pondéré, qui s’occupe de ses intérêts avec diligence. On est très loin d'un modèle de vertu et de courage, la loi n'attend pas du citoyen qu'il mette sa vie en danger pour défendre la veuve et l'orphelin, mais plutôt qu'il paye ses impôts, qu'il ne soit pas trop endetté et qu'il ne trompe pas sa femme. C'est là toute la force du Code civil, c'est qu'il connaît trop bien la nature humaine et ses faiblesses pour ne pas imposer à l'individu un standard moral inatteignable.

Pour illustrer ce propos, prenons le cas du droit de la preuve. Pour qu'une preuve soit considérée valide par un tribunal, il faut qu'elle soit obtenue de manière loyale, c'est là une grande différence avec le droit anglo-saxon. Ainsi, il est interdit, pour faire condamner quelqu'un, de lui tendre des pièges, d'enregistrer une conversation à son insu ou de le tenter. C'est cette caractéristique du droit qui a longtemps empêché la reconnaissance du testing pour mettre en évidence la discrimination à l'entrée des boîtes de nuit. Ainsi, le droit Français considère-t-il dans sa grande sagesse que si l'homme est trop tenté il n'est pas anormal qu'il finisse par céder, même s'il enfreint la loi à cette occasion. On est loin du puritanisme qui imprègne le droit anglo-saxon.

En n'exigeant de ses membres que le juste nécessaire, la société replace les actions de bravoure et les comportements exemplaires dans le cadre de l'éthique individuelle. Il est très important de ne pas banaliser la vertu et les qualités morales. Stigmatiser le grand nombre de Français qui sont restés passifs sous l'occupation, c'est diminuer le mérite et le courage des Résistants. Ainsi, pour garantir l'harmonie sociale, il est important que le niveau d'exigence de la société ne soit pas trop haut. Mais tout ne dépend pas de la loi, et le contrat ou les règles tacites de la société peuvent de ce point de vue aller beaucoup plus loin dans l'exigence que ne le fait le droit. La surveillance permanente de certains salariés au travail, qu'on va jusqu'à placer en "open space" afin qu'ils se surveillent les uns les autres, les garanties de plus en plus strictes imposées par les compagnies d'assurance à leurs clients, ou encore la traque organisée autour des responsables politiques pour voir si leur agissements privés sont en conformité avec leur parole publique, sont autant d'atteintes portées à la paix sociale. Il faut reconnaître le droit des individus à la faillibilité.

Parallèlement, un niveau d'exigence trop bas imposé par la société est contraire à l'épanouissement des individus. Il faut dénoncer le mythe libéral qui voit le salut de la société dans une confiance aveugle dans la liberté individuelle. C'est refuser de voir le penchant présent en chacun d'entre nous vers la facilité et le moindre effort. Prenons l'exemple des programmes de télévision stupides qui font des audiences colossales : à chaque fois que leurs animateurs ou leurs producteurs sont dénoncés, il répondent par le même argument "démocratique", à savoir que les gens sont libres de zapper ou de ne pas regarder et qu'en les stigmatisant, on insulte le public. C'est oublier qu'une même population peut être tirée vers le haut ou vers le bas selon les messages portés par la société. C'est le même peuple Anglais qui a célébré son Premier Ministre Chamberlain après qu'il se soit couché devant Hitler à Munich et qui a porté au pouvoir Winston Churchill avec pour seule promesse "du sang et des larmes". Dans une moindre mesure, les Français d'aujourd'hui ne sont pas plus friands de programmes stupides que leurs parents ou leurs grand-parents, c'est simplement qu'aujourd'hui on leur propose. Qui ne voit pas que cette société des médias et du show-biz met à mal tous les principes de la méritocratie, qu'elle est une célébration permanente de la médiocrité et de la fausseté. Dès lors, la société est en droit d'imposer des règles d'exigences que certains tenants du système actuel n'hésiteront pas à taxer de censure, on peut par exemple conditionner le nombre d'heures de publicité à la présence de programme culturels à l'antenne. Ce problème a des répercutions considérables sur l'Education Nationale : l'école ne peut pas être le dernier endroit où l'on promeut les idées d'effort et d'humilité.

Le niveau d'exigence de la société à l'égard des citoyens est un débat politique par excellence, il conditionne en grande partie le vivre ensemble et l'élévation des individus. Un individu doit être à la fois libre et incité par la société à développer ce qu'il a de meilleur en lui, il y a une voie entre le puritanisme et le libéralisme, que l'on pourrait qualifier de morale laïque. Contrairement à la morale individuelle, qui se reconstruit à chaque génération comme l'a justement remarqué Benoît XVI, cette morale laïque peut être cumulative, ce qui implique qu'elle peut également être régressive. Il faut se défaire de l'idée d'un développement conjoint du progrès technique et de la vie sociale qui irait de soi, le premier semble en effet sur le point de gagner son autonomie. On peut très bien vivre plus longtemps, être plus riche et être plus malheureux si la société se désagrège : si la civilisation avance sur une seule jambe, elle tombe.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

En droit américain il existe "entrapment" qui, justement, protège un accusé qui aurait été "tenté" par la police à commettre une infraction.

Je ne maitre pas les subtilités du droit mais il me semble bien que les écoutes téléphoniques ordonnées par un juge sont des preuves recevables (mais ce n'est peut-être pas le cas de tous les enregistrements audio).