19 juin 2007

L'étrange défaite


L’UMP a remporté les élections législatives, la gauche a retrouvé des forces et se pose désormais en opposition crédible : tout semble aller pour le mieux dans la démocratie française. Les Français ont été sages, plus sages que je ne l’imaginais puisqu’ils ont stoppé la « vague bleue » plutôt que de l’amplifier. Il ne manque plus qu’une mue sociale-démocrate du Parti Socialiste pour que la fête soit complète. Pourtant, dimanche soir, un événement est venu tout gâcher : la défaite, suivie de la démission du gouvernement, d’Alain Juppé.

Oui, Alain Juppé, en application du non-cumul des mandats, n’aurait pas du se présenter lors de ces élections législatives. Oui, on peut comprendre que les électeurs bordelais aient opté pour une « vraie » députée plutôt que pour un candidat « virtuel ». Oui, on peut trouver absurde la règle édictée par François Fillon qui pousse les ministres défaits à la démission. Oui, on peut saluer la victoire d’une femme de qualité : Michèle Delaunay qui participe au rééquilibrage de la vie politique française après les résultats du premier tour. On peut se dire tout cela et en même temps penser que toutes ces objections ne pèsent pas très lourd en regard du destin brisé d’un homme. Comme si, depuis 1995, tout le tragique de la vie politique s’était concentré sur Alain Juppé.

Cette année-là, alors qu’il est Premier Ministre, il lance une série de réformes audacieuses qui sont à peu près celles auxquelles nous sommes parvenus avec plus de dix ans d’écart. Pour qualifier la France pour l’euro, il doit mener une politique d’austérité et de réduction des déficits. C’est le gouvernement Jospin qui tirera profit de ce travail. En 2004, il choisit de porter seul la responsabilité dans l’affaire des emplois fictifs du RPR plutôt que d’impliquer Jacques Chirac : par fidélité envers cet homme qui lui a tout apporté, par respect des institutions également, il doit purger une peine d’un an d’inéligibilité. On croyait que le temps était venu de son retour en grâce lors de la composition du gouvernement Fillon. Enfin un poste à sa mesure : inventer une nouvelle politique, mettre en application pratique le concept abstrait de développement durable. Les électeurs ont décidé d’écrire autrement le destin d’Alain Juppé.

On peut sourire d’une telle déconvenue, on peut trouver grotesque la « Tentation de Venise » qui revient de manière lancinante chez cet homme. On peut aussi être ému et profondément triste. Alain Juppé est un homme dont tout le monde loue les capacités intellectuelles, qui a réussi, par son mérite et son talent, de brillantes études qui l’ont conduit dans les plus hautes sphères de l’Etat. Il est un des seuls, dans la vie politique française, à ne pas avoir dérapé, à ne pas avoir insulté ses adversaires, à avoir toujours su rester digne plutôt que de sombrer dans un populisme ambiant. Cet homme a construit toute sa vie en direction de la politique : plutôt que de vendre ses capacités dans le privé, il a choisi le service de l’intérêt général et s’est donné les moyens de son ambition personnelle. Un tel destin émouvrait profondément l’opinion publique s’il s’agissait d’un écrivain, d’un chanteur ou d’un athlète : mais la vie politique est cruelle, les perdants n’ont droit qu’aux rires acerbes de leurs adversaires et aux propos donneurs de leçon des éditorialistes. « Maintenant, c’est la curée », a dit Alain Juppé au lendemain de sa défaite : les jaloux et les médiocres vont s’en donner à cœur joie.

Moderniser la vie politique, c’est peut-être aussi prendre le temps de sortir de l’actualité et des luttes fratricides pour considérer qu’un homme politique est avant tout un homme, et que sa souffrance mérite le respect. C’est savoir abandonner momentanément l’objectivité des analyses pour succomber à la subjectivité des sentiments que nous inspirent tel ou tel leader politique. Comment savoir si c’est Alain Juppé qui est passé à côté des Français, ou si ce sont les Français qui sont passés à côté d’Alain Juppé ? Quoi qu’il en soit, cette étrange défaite me laisse un goût amer qui ne s’estompera que dans l’hypothèse d’un ultime retour de ce grand homme d’Etat dans la vie politique nationale.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah enfin, je l'attendais cet article :)

Anonyme a dit…

Merci pour ces mots.

Erick