14 mars 2009

Morale et politique


Une citation d’André Malraux m’a toujours fasciné, au point qu’elle a longtemps figuré comme citation principale de ce blog : « On ne fait pas de la politique avec de la morale, mais on n’en fait pas davantage sans ». A première vue, ce propos a tout l’air du sophisme, du paradoxe qui n’apporte rien au débat. Pourtant, il me semble que se trouve là condensé en le moins de mots possibles, toute la question des liens entre morale et politique. Mon interprétation de cette citation est la suivante : si la morale doit inspirer tous les principes politiques, elle n’est pas pertinente dès qu’il s’agit de mettre en pratique des politiques.

Faire de la politique, c’est vouloir défendre ce que l’on croit être juste. De ce point de vue, en creusant dans les convictions politiques de chacun, on finit irrémédiablement par tomber sur des valeurs morales. Etre de gauche, de droite, libéral, conservateur… ne peut se comprendre qu’au nom d’une certaine vision de l’Homme. C’est donc principalement sur le terrain moral que se forgent les convictions politiques des individus. La morale a donc pleinement sa place pour tout ce qui concerne la philosophie politique. Dans l’espace démocratique et libéral, les différents acteurs de la vie politique s’accordent pour dire que les convictions de l’autre sont légitimes. Un socialiste qui participe au processus démocratique reconnaît qu’il est possible d’être de droite et que cela n’a rien d’infâmant. De même pour un conservateur qui accepte que soient également représentés les libéraux. Ainsi, chacun reconnaît que la morale de l’autre est défendable, même s’il ne la partage pas tout à fait.

La morale, dans ce contexte ne devrait pouvoir être employée que dans des débats de philosophie politique, c’est-à-dire plutôt réservée aux intellectuels qu’aux hommes politiques. En effet, en pratique, on ne fait pas de grands débats sur les bienfaits comparés du libéralisme et du conservatisme tous les matins en se rasant. L’essentiel du débat politique est beaucoup plus terre-à-terre, c’est-à-dire qu’il doit parler de la réalité et agir sur cette réalité, au nom de principes politiques. Dans ce débat politique « concret », les questions morales paraissent hors sujet. Pourtant, elles inspirent l’immense majorité des arguments employés par les principaux responsables politiques. Cette critique morale est principalement le fait de la gauche, qui prétend représenter le bien et stigmatise la politique de la droite non pas au nom de son inefficacité mais parce qu’elle chercherait à aggraver la situation des plus fragiles et des plus faibles. Mais la droite n’est pas exempte de tous reproches en la matière, surtout quand elle accuse la gauche à demi-mot de mener une politique qui va systématiquement contre les intérêts de la France. Si on radicalise un peu ces deux points de vue, on peut dire que le débat droite/gauche dans notre pays se résume en une opposition entre l’Anti-peuple d’un côté et l’Anti-France de l’autre.

Ainsi, une politique est déclarée mauvaise en raison de l’immoralité des principes qui la sous-tendent. Le paquet fiscal du gouvernement est jugé inefficace parce qu’il a voulu avantager les riches contre les pauvres, le capitalisme est en crise parce que les « puissants » ont voulu exploiter la misère humaine. Il faut donc tout moraliser : interdire à Total de supprimer des postes, interdire aux entreprises qui font des bénéfices de licencier, interdire les fortes rémunérations des patrons,… Soudain, tout devient clair et limpide : en ramenant toute la réalité à sa composante morale, chacun se croît libre d’émettre un avis sur la politique menée par le gouvernement ou sur les réponses à apporter à la crise. Tout le monde, en effet, se sent capable de juger ce qui est bien de ce qui est mal, pas besoin d’expertise pour cela, pas besoin de connaître l’état des finances publiques, pas besoin de comprendre ce que sont les subprimes, pas besoin de comprendre le fonctionnement d’une entreprise.

« Je ne comprends pas donc j’interdis », tel semble être le discours de bon nombre de responsables politiques face à la crise, soutenus en cela par une majorité de la population. Pourtant, la politique c’est tout sauf cela. Quelque soient les positions morales de principes adoptées, la difficulté de la politique réside dans la prise en compte de la complexité du réel. La politique n’est pas l’arbitrage systématique entre le bien et le mal, c’est l’art du choix, en tenant compte de multiples contraintes. De ce point de vue, la phrase la plus anti-politique qui existe est « l’intendance suivra ». En tenant un discours essentiellement moral, on fait comme si ces contraintes n’existaient pas : la santé est quelque chose d’essentiel alors augmentons les crédits de la santé, l’éducation est fondamentale alors embauchons plus de professeurs, la pauvreté est intolérable alors distribuons du pouvoir d’achat. Ce discours n’a aucun sens s’il n’est pas accompagné par une réflexion sur la manière de dégager les moyens nécessaires pour mettre en œuvre de telles politiques.

Comme l’indique le philosophe Marcel Gauchet, le retour de la logique des Droits de l’Homme dans le débat public depuis l’écroulement de l’idéologie marxiste a largement contribué à cette vision moralisatrice de la politique, qui s’insurge contre le réel quand il se traduit par la souffrance, sans proposer les moyens de le corriger. Selon les Droits de l’Homme « les faits sont les faits, le mal est le mal, l’écart entre l’être et le devoir-être se signale comme un scandale appelant correction immédiate. Chercher à savoir, chercher à comprendre, c’est vouloir différer par rapport à l’urgence de l’intolérable, c’est commencer à pactiser avec l’inacceptable, c’est chercher des excuses à l’inexcusable. Ruses de politicien ou déformations d’intellectuel qui ne peuvent pas tromper un homme ou une femme de cœur. Il faut quelque chose, séance tenante, et on peut faire quelque chose. » (Marcel Gauchet, Quand les Droits de l’Homme deviennent une politique).

En plus de cette tendance de fond propre à toutes les sociétés occidentales, vient s’ajouter un simplisme qui fait porter la responsabilité des difficultés posées par le réel sur les épaules de quelques uns. Si le monde ne tourne pas rond, c’est uniquement à cause de quelques politiciens malhonnêtes, de quelques banquiers avides et de quelques patrons inhumains. Sans nier les dérives et les excès de certains comportements individuels, il faut réfuter cette façon d’aborder la politique. En réalité, l’essentiel des problèmes qui se posent aux sociétés sont de nature systémique, la politique consiste alors à arbitrer entre peuples, entre groupes sociaux ou encore entre générations. Les difficultés rencontrées par les systèmes de protection sociale (retraite, assurance maladie…) s’expliquent bien plus par l’augmentation globale de l’espérance de vie, qui est tout de même une très bonne chose, que par l’incurie des gouvernements ou encore par les fraudes relevées ici ou là. De même, la crise des subprimes n’est pas le mythe avancé par certains d’affreux banquiers qui ont cherché à s’enrichir en ruinant des pauvres ménages américains, c’est plutôt l’alliance objective pendant de nombreuses années des banques et des ménages qui ont pu bénéficier de taux relativement bas pour accéder à la propriété.

Comprendre le monde, ce n’est donc pas chercher où se cachent les « méchants » mais analyser les rapports de force, les intérêts souvent divergents de différentes catégories de la population. L’imaginaire collectif a petit à petit donné une existence propre et extérieure à l’humanité à des entités abstraites comme l’Etat ou les entreprises. L’opinion publique a cru tenir ses boucs émissaires, en oubliant que derrière ces entités il y avait des « vraies gens », à savoir les citoyens qui élisent leurs représentants, les salariés, les consommateurs ou les actionnaires. Quelles que soient la complexité de l’organisation sociale, la politique reste un dialogue entre la société et elle-même, elle ne doit pas chercher d’ « arrière-monde » qui serait responsable de ses tourments et de ses malheurs.

La moralisation croissante du débat politique a provoqué son appauvrissement. A la complexité du réel s’est substitué le manichéisme de la morale. Quand on écoute l’extrême gauche ou le parti communiste se complaire dans cette critique morale des puissants, on en vient à regretter le bon vieux temps du marxisme. Dans le Manifeste du Parti Communiste écrit par Marx et Engels, on ne trouve pas de trace d’une critique morale de la bourgeoisie, les deux auteurs expliquent même que la prise de pouvoir de la bourgeoisie sur l’aristocratie a constitué un progrès qui allait dans le sens de l’Histoire et qui a permis un plus fort développement économique des sociétés. Ce sont les crises de surproduction du XIXème siècle qui font penser aux deux auteurs que la bourgeoisie a accompli son office historique et qu’elle doit désormais passer la main à la véritable force vitale de la société : le prolétariat. C’est donc dans une perspective historique et d’efficacité de l’organisation sociale qu’a été fondée le communisme, pas par une dénonciation du mal absolu que représentait la bourgeoisie, comme on peut l’entendre aujourd’hui dans la bouche de bon nombre de responsables politiques (pas seulement d’extrême gauche).

Pour répondre au paradoxe soulevé par la citation de Malraux, on serait donc tenté de dire que la politique se décompose en deux parties. La philosophie politique, pour laquelle la question morale est essentielle et l’action politique, pour laquelle c’est la complexité du réel qui importe. Une politique san morale, ce serait donc une gestion du monde sans savoir où se diriger, une politique réduite à la morale, ce serait une négation pure et simple du réel. C’est ce dualisme qui fait la richesse et l’intérêt de la politique.

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Encore un très bon billet.
Il synthétise et exprime clairement toutes les pensées confuses que j'ai pu avoir sur l'action politique et ses justifications.
Content que le corps des mines comprenne des gens comme toi.

Stanford Psycho a dit…

Une autre citation (de Péguy je crois) que j'aime bien et qui va dans le sens de celle de Malraux : "Kant avait les mains blanches, mais il n'avait pas de mains". Elle illustre bien la difficulté que rencontre toute morale, ici l'impératif catégorique, lorsqu'elle se confronte au réel.
Un excellent livre sur le sujet : "une morale sans moralisme", de JM Domenach.

P ROBINSON a dit…

Le paquet fiscal est jugé inefficace car il avantage les risques contre les pauvres. Ce constat est-il désolant ? Peut-être.
Mais que traduit-il au fond ? Que l’envie, la frustration font partie de cette réalité dont en effet le débat politique doit tenir compte.

Et cette envie, cette frustration, comme la confiance, l’aversion au risque chères aux financiers sont au moins autant la conséquence de réalités concrètes (combien je gagne), que d’une vision du monde, du juste et de l’injuste. Nous sommes humains.

Il me semble que les hommes politiques ne peuvent pas en rester au débat politique concret que vous évoquez.

D‘abord parce que ce débat, comme le débat « purement moral » est stérile : le pauvre débat « technique » sur le référendum sur la constitution européenne l’a montré en son temps, ce qui était en jeu était une vision de l’europe, qui dépassait largement le cadre des n articles de ce document.

De même sur le paquet fiscal. Quel est le seuil d’imposition max optimal qui pourra éviter la fuite des riches ou favoriser leur retour à moindre coût ? Bon sujet de négociation de marchand de tapis.

Ensuite parce que cette réalité concrète est elle-même assez difficile à appréhender par les initiés eux-mêmes. Il est assez égard assez étonnant de voir ces milliards mis sur la table dans de "plans de relance" alors que les plus éminents spécialistes continuent à s’interroger sur la contribution du New Deal sur la sortie de la crise de 1929 aux USA.

Et enfin, parce que le problème est plus complexe que le fonctionnement des subprime ou que les mécanismes monétaires. L’envie, la perception du juste et de l’injuste font partie du réel.

Il me semble que les hommes politiques ne doivent pas rester dans le débat technique sur la réalité concrète, mais donner un sens à cette réalité et ce sens passe par une morale, une vision de l‘homme et du monde.

Merci beaucoup pour votre blog , qui justement constitue pour moi le bon dosage de technicité et de vision, de morale et de politique.Le paquet fiscal est jugé inefficace car il avantage les risques contre les pauvres. Ce constat est-il désolant ? Peut-être.
Mais que traduit-il au fond ? Que l’envie, la frustration font partie de cette réalité dont en effet le débat politique doit tenir compte.

Et cette envie, cette frustration, comme la confiance, l’aversion au risque chères aux financiers sont au moins autant la conséquence de réalités concrètes (combien je gagne), que d’une vision du monde, du juste et de l’injuste. Nous sommes humains.

Il me semble que les hommes politiques ne peuvent pas en rester au débat politique concret que vous évoquez.

D‘abord parce que ce débat, comme le débat « purement moral » est stérile : le pauvre débat « technique » sur le référendum sur la constitution européenne l’a montré en son temps, ce qui était en jeu était une vision de l’europe, qui dépassait largement le cadre des n articles de ce document.

De même sur le paquet fiscal. Quel est le seuil d’imposition max optimal qui pourra éviter la fuite des riches ou favoriser leur retour à moindre coût ? Bon sujet de négociation de marchand de tapis.

Ensuite parce que cette réalité concrète est elle-même assez difficile à appréhender par les initiés eux-mêmes. Il est assez égard assez étonnant de voir ces milliards mis sur la table dans de "plans de relance" alors que les plus éminents spécialistes continuent à s’interroger sur la contribution du New Deal sur la sortie de la crise de 1929 aux USA.

Et enfin, parce que le problème est plus complexe que le fonctionnement des subprime ou que les mécanismes monétaires. L’envie, la perception du juste et de l’injuste font partie du réel.

Il me semble que les hommes politiques ne doivent pas rester dans le débat technique sur la réalité concrète, mais donner un sens à cette réalité et ce sens passe par une morale, une vision de l‘homme et du monde.

Merci beaucoup pour votre blog , qui justement constitue pour moi le bon dosage de technicité et de vision, de morale et de politique.

Vive la République ! a dit…

A P. Robinson,

Je vous rejoins assez largement sur ce que vous dites: entre la morale et la technique il y a une large place pour ce que l'on pourrait appeler ... la politique.

Je n'attends pas plus que vous des debats techniques dont personne ne maitrise veritablement les enjeux. J'aimerais plutot qu'on pose a chaque fois tous les termes du debat. Par exemple, qu'on explique qu'il n'y a pas de miracle : relancer la consommation, c'est augmenter les impots demain ou faire payer la generation future.

Bref, la complexite du monde, qui est la raison d'etre de la politique ne doit pas etre confondue avec la technicite du monde, qui n'est trop souvent qu'une vision incomplete de la realite.

Anonyme a dit…

Le retour de la morale ne reflete-t-il pas l'échec de nos représentants politiques à n'avoir pas su partager le "vrai" débat politique (à avoir su faire vivre la démocratie) ?
En ne partageant pas avec leurs concitoyens les véritables tenants et aboutissants des différentes politiques menées (notamment en perdant les gens dans des débats techniques), les hommes politiques n'ont pas su éclairer les citoyens de la complexité du réel et donc de la complexité de la politique. Aussi, aujourd'hui, nous retrouvons-nous dans une sorte de dictature d'opinion publique mal éclairée, frustrée et en quête de coupables.
Si les hommes politiques avaient su faire vivre le débat démocratique, peut-être aujourd'hui, parlerions nous d'éthique plutôt que de morale.