14 mai 2007

Quelle morale pour la politique ?


En cette période où l'actualité politique bat son plein et où une partie importante du futur de notre pays se dessine, il est intéressant de réfléchir à ce qui doit, en fin de compte, guider les choix des responsables politiques. Quels sont les valeurs et les principes sous-jacents qui orientent l'action du gouvernement ? Concrètement, au nom de quelle "morale" discrimine-t-on les réformes qui doivent être entreprises de celles qui sont abandonnées ?

Une morale est basée sur l'opposition entre le bien et le mal, deux notions très subjectives qui varient beaucoup quand on se déplace sur l'échiquier politique : pour une grande partie de la gauche, l'action politique consiste à faire triompher le juste sur l'injuste tandis que pour la droite il faut privilégier ce qui est efficace face à ce qui ne l'est pas. Paradoxalement, c'est le leader travailliste Tony Blair qui a exprimé cette thèse de la manière la plus claire, alors qu'il s'adressait aux députés français en 1998 : "La politique n'est ni de gauche ni de droite, elle est bonne ou mauvaise". Ainsi, après des décennies dominées par les batailles idéologiques, il est temps de faire place au pragmatisme qui, plutôt que de parler de juste et d'injuste, distingue ce qui est vrai de ce qui est faux.

On ne peut toutefois pas s'en tenir là, car la notion de vérité ne peut être convenablement définie que dans le cas des sciences fondamentales, puisque l'on étudie les lois qui régissent le monde matériel et qui ne sont pas contingentes aux actions humaines. Cette approche devient tout à fait inopérante en politique puisque les expériences ne sont pas reproductibles et que le libre arbitre des individus rend leurs réactions imprévisibles. On peut tenter d'objectiviser le comportement humain - c'est toute l'œuvre des sciences sociales, en particulier de l’économie - mais il faut bien garder à l'esprit que les "vérités" obtenues ne sont pas du même ordre que celles issues de la science fondamentale : en particulier elles ne sont pas intemporelles et que faiblement prédictives.

Faire de la politique, c'est avant tout faire des choix, dans le but de réaliser certains objectifs. Le pragmatisme n'intervient qu'une fois ces objectifs définis, il ne peut donc prétendre se substituer à l'idéologie. De ce point de vue, prétendre, comme on l'entend souvent, que tous les dirigeants politiques s’accordent sur les réformes qui doivent être menées et que leur tache se résume à les rendre acceptables aux yeux des citoyens est une vision erronée qui participe à la confusion entre la droite et la gauche. Si la politique devient l'expertise, plus rien alors ne justifie que la démocratie ne disparaisse au profit d'une technocratie.

Au pragmatisme, je préfère la notion de réalisme, et à la citation de Blair celle de Raymond Aron « en politique, il ne faut jamais comparer ce qui est proposé à l'idéal mais choisir la solution pratique la plus favorable ». En effet, là où l’idéologie devient condamnable, c’est quand elle s’obstine à faire abstraction du réel et qu’elle refuse de voir les contraintes du monde extérieur qui viennent limiter le champ des possibles. C’est en cela que la mondialisation perturbe en profondeur la vie politique et invite chaque parti à faire son aggiornamento. Il serait faux d’affirmer que le monde globalisé dans lequel nous vivons réduit l’impact et le spectre des différentes politiques possibles, il fait simplement bouger les lignes en un temps très court et de manière très sensible. Pour être efficace et permettre d’atteindre les objectifs politiques qu’il se fixe, l’Etat ne doit plus nécessairement être omnipotent et omniprésent mais plutôt agile, réactif et stratège. En prenant en compte cette réalité du moment, on peut tout aussi bien mener une politique sociale-démocrate comme en Scandinavie ou une politique libérale comme aux Etats-Unis. Plutôt que de se résigner, les responsables politiques doivent plus que jamais faire preuve de créativité pour faire face aux nouveaux défis qui s’offrent à eux.

Ce constat posé, la question initiale reste entière : quels objectifs doit poursuivre la politique ? Si l’on pousse jusqu’au bout l’exigence d’efficacité des politiques publiques, en faisant de la croissance économique un horizon indépassable, alors il devient difficile, pour ne pas dire impossible de justifier les crédits publics accordés à la recherche non-appliquée (comme la cosmologie) ou au soutien à la création artistique et culturelle. De même, cela ouvre la porte, dans le domaine des relations internationales, à la Realpolitik la plus froide, insensible aux souffrances de peuples étrangers dès lors que les intérêts nationaux ne sont pas en jeu.

Il faut donc dépasser les oppositions entre le juste et l’injuste ou entre l’efficace et l’inefficace en jugeant les différentes politiques à l’aune de la notion de civilisation qui est, selon la magnifique expression d’Alain Finkielkraut « le développement conjoint de la technique et de la douceur ». La civilisation dépasse, en même temps qu’elle comprend, d’autres objectifs comme le bonheur individuel, la connaissance, la culture ou la fraternité entre les hommes. Il faut donc se féliciter que le nouveau Président de la République ait déclaré lors d’une de ses réunions électorales : « la politique participe de la civilisation, parce que la civilisation c’est davantage de la morale, de l’esthétique, du spirituel que de la comptabilité ».

Faire que la politique favorise et structure le processus de civilisation, au nom d’une certaine vision de l’humanité mais aussi d’une certaine esthétique du développement de nos sociétés, c’est reconnaître que la morale qui peut s’appliquer le mieux à l’action politique est la morale Nietzschéenne qui distingue le beau du laid.

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