08 mars 2008

Patrons, responsabilité et morale


Perte record à la Société Générale, scandale de l'UIMM, augmentation record des salaires des dirigeants du CAC 40, fraude fiscale en Allemagne et dans toute l'Europe : les patrons sont au coeur de l'actualité, et certainement pas pour les meilleures raisons. Ces évènements particuliers doivent être l'occasion de poser certaines questions de fond sur la responsabilité des patrons, la moralité de leurs rémunérations ou leur loyauté envers leur nation. En effet, la mondialisation a profondément changé le contexte dans lequel évoluent les grands dirigeants : leurs sociétés sont de plus en plus internationales, leurs salaires ont considérablement augmenté et les opportunités se sont multipliées pour ces personnalités souvent hors du commun qui pouvaient se sentir à l'étroit dans le cadre national.

L'affaire Kerviel a relancé le débat sur la responsabilité des grands patrons. Beaucoup, le Président de la République en tête, ont exigé la démission de Daniel Bouton, PDG de la Société Générale. Leur argumentation peut se résumer ainsi : les rémunérations très importantes octroyées aux grands dirigeants d'entreprise sont la contrepartie de leur responsabilité et du fait qu'ils doivent pouvoir servir de fusible à tous moments. En d'autres termes, le niveau de leur salaire s'explique en partie par la "précarité" de leur poste. Cette façon de présenter les termes du débat doit être dénoncée et complétement renversée. En effet, reconnaître la responsabilité du PDG face aux agissements de l'ensemble de ses salariés, au motif qu'il aurait du s'assurer que les systèmes de contrôle soient plus perfectionnés, c'est en fait célébrer un hymne à l'irresponsabilité généralisée. Il est trop commode de concentrer le poids de toutes les décisions sur une seule personne et de lui demander de prendre la porte une fois les dégâts causés, on manque ainsi une occasion de s'interroger sur les causes plus profondes des dysfonctionnements. De plus, il est moralement contestable de condamner une personne pour des actes dont elle n'est pas directement responsable, ce mode de fonctionnement s'oppose par exemple au fonctionnement de notre justice qui refuse de dissocier les notions de culpabilité et de responsabilité.

Mais ce qu'il faut surtout dénoncer, c'est l'idée que l'hyper-responsabilité couplée à la grande précarité du poste de patron justifie sa rémunération colossale. C'est une façon de reconnaître que, d'une manière ou d'une autre, le salaire d'un PDG est mérité. Or, quand on commence à parler en millions d'euros, les notions de mérite ou d'effort deviennent complètement caduques. Aucune qualité personnelle ne peut justifier de gagner 3,3 millions d'euros de salaire annuel comme ce fut le cas l'an passé pour Daniel Bouton. Pour le faire, il faudrait expliquer que cette différence d'un facteur proche de 300 par rapport à un salarié payé au SMIC s'appuie sur un mérite 300 fois plus fort ou une charge de travail 300 fois plus importante : cela ne tient pas. Pour comprendre, et expliquer en partie, un tel niveau de rémunération, il faut admettre que l'économie et le capitalisme n'ont rien à voir avec la morale. Ainsi, plutôt que de se demander si un salaire est juste, il faut comprendre ce qui peut le justifier. Lest acteurs économiques ne se définissent pas par leur moralité mais par leur rationnalité. Que se passe-t-il dans la tête d'un conseil d'administration qui accorde plusieurs millions de rémunération au dirigeant de la société ? Il se dit simplement que c'est le prix à payer pour attirer une personne qui sera capable de choisir la meilleure stratégie pour l'entreprise. Pour faire simple, si un "bon patron" permet de réaliser un résultat supérieur de quelques pourcents par rapport à un "patron moyen", ce qui peut se chiffrer en milliards d'euros, alors il est parfaitement rationnel et raisonnable de lui accorder une rémunération de plusieurs millions d'euros qui ne pésera pas grand chose par rapport au gain attendu. Bref, ce qui détermine le salire des grands patrons, c'est avant tout la loi de l'offre et de la demande, et aucunement des questions de mérite personnel.

On comprend dès lors pourquoi Daniel Bouton doit rester à la tête de la Société Générale, tant que sa responsabilité directe n'est pas mise en cause : d'une part il serait irresponsable de concentrer sur lui toute la responsabilité qui pèse au sein de l'entreprise et d'autre part le sacrifier serait une manière détournée de justifier sa rémunération sur le plan du mérite puisqu'elle serait la contrepartie à une grande responsabilité et à une grande précarité. Si on suivait une telle logique, on devrait accorder également des millions d'euros à un salarié à l'essai ou à un membre de cabinet ministériel puisque dans les deux cas ils peuvent être limogés du jour au lendemain. Plutôt que ces considérations morales inopérantes, préférons la froide réalité et la rationnalité qui prévaut dans le monde économique : chacun doit pouvoir être reconnu coupable uniquement de ce dont il est directement responsable, et la rémunération d'un individu n'est pas le reconnaissance de ses mérites, de ses talents ou de ses efforts, mais le résultat d'un calcul économique rationnel quant au gain que cet individu peut générer pour son entreprise.

Concernant l'affaire Gautier-Sauvagnac et la fameuse "caisse noire de l'UIMM", il faut bien entendu prôner la plus grande transparence dans le fonctionnement des organisations patronales et mettre fin à des pratiques opaques qui appartiennent au passé. Les partenaires sociaux doivent de ce point de vue réaliser la même révolution que celle que se sont imposés les partis politiques après les divers scandales à propos de leur financement. Mais, dans ces deux cas, il faut se méfier de ceux qui s'érigent comme des procureurs et des représentants de la vertu sur Terre. Derrière les belles paroles se cachent en effet des luttes de pouvoir, cette affaire est l'occasion pour le secteur des services de prendre le dessus sur l'industrie dans le patronat français. Des trois affaires évoquées dans l'introduction, celle-ci est donc paradoxalement celle dont il y a le moins de leçons générales et politiques à tirer.

Reste le scandale de la fraude fiscale qui a éclaté en Allemagne avant de s'étendre à l'Europe entière. D'après les premiers éléments de l'affaire, certaines grandes fortunes auraient contourné massivement le système fiscal de leur pays pour placer leur argent dans des paradis fiscaux européens au premier rang desquels figure la principauté du Liechtenstein. Cette fois, on sort du champ économique où seule compte la rationnalité des acteurs pour entrer dans celui de la politique où on demande aux citoyens un minimum de morale et de respect des lois. A ce titre, ces actes doivent donc être dénoncés le plus vigoureusement possible, ils ecoeurent et ils dégoûtent. Comment certains membres de la classe dirigeante peuvent se permettre de contourner la loi quand celle-ci s'applique avec fermeté sur le reste de la population ? Comment des milliardaires peuvent considérer que l'impôt qu'on leur demande leur est insupportable quand la totalité des smicards l'acquittent sans broncher ? Une fois la lumière faite sur cette affaire, le bras de la justice devra se montrer ferme et sévère, il en va de la paix sociale et de l'ordre public. A cette occasion, il faudrait rappeler l'immoralité dans laquelle se complaisent tant d'artistes ou de sportifs qui choisissent de s'expatrier pour des raisons fiscales. Même s'ils n'enfreignent pas la loi, leur comportement est profondément choquant et insuffisamment dénoncé par l'opinion publique.

Le patronat doit sortir des eaux troubles dans lesquelles il navigue actuellement. Cela suppose de ne pas mélanger les genres : les grands dirigeants ont tout d'abord un devoir d'efficacité et de compétence au service de leur entreprise, car un bon patron c'est souvent plus d'emploi et plus de croissance pour le pays, mais il ont également un devoir d'exemplarité et de moralité en tant que citoyen. Mettre la morale dans le champ économique, c'est prendre le risque de l'inefficacité, la soustraire au champ politique en invoquant uniquement la rationnalité des acteurs, c'est choisir la voie du cynisme le plus complet.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

'...un facteur proche de 300 par rapport à un salarié payé au SMIC s'appuie sur un mérite 300 fois plus fort ou une charge de travail 300 fois plus importante', etc. : ce n'est pas que le capitalisme n'est pas moral ; c'est plutôt, comme tu le montres ensuite, que c'est un phénomène non-linéaire.

Donc instable ?

Vive la République ! a dit…

Si c'est non-linéaire dans le sens où un euro supplémentaire pour un riche patron vaut moins qu'un euro supplémentaire pour un pauvre ouvrier, alors on tient là une excellente raison de redistribuer au maximum les revenus pour maximiser le bien-être social.

Si c'est non-linéaire par rapport au mérite, j'avoue ne pas trop comprendre : il faudrait rémunérer plus quelqu'un qui passe de 67 à 68% de mérite (je sais c'est absurde de parler comme cela) que quelqu'un qui passe de 33 à 34%.

Je pense donc que le salaire n'a rien à voir avec le mérite, ni avec la fonction d'utilité des individus mais que c'est une fonction relativement linéaire de ce qu'un individu peut rapporter à l'entreprise. Et comme plus on est haut dans la hiérarchie, plus on a de marges de manoeuvre, il n'est pas anormal que les patrons soient beaucoup payés.