On a longtemps stigmatisé l'unilatéralisme américain, qui a connu son heure de gloire au moment de l'invasion de l'Irak, réalisée sans mandat de l'ONU. Cet unilatéralisme, qui semble aujourd'hui révolu, était en fait la marque de la puissance assumée sans complexe. Selon le raisonnement de l'équipe de George W. Bush, le multilatéralisme est toujours réclamé par les faibles, afin d'avoir l'impression qu'ils ont prise sur des événements qui les dépassent. L'Europe s'est longtemps affirmée sur la scène diplomatique en tant que garante et défenseur du multilatéralisme, il peut donc sembler contradictoire, à première vue, de stigmatiser un quelconque « unilatéralisme européen ». C'est qu'il faut regarder ce terme sous un jour nouveau : ce qui semble caractériser l'Europe aujourd'hui, c'est la manière unilatérale avec laquelle elle prétend agir pour le bien commun : respect du droit international, lutte contre le changement climatique, devoir de repentance pour les anciennes puissances coloniales... Que penser de cette façon de procéder ? Est-ce le signe d'une nouvelle forme de puissance européenne ou d'une sortie progressive du vieux Continent de la marche du monde ?
La question théorique du libre-échange
Cette question de l'unilatéralisme et du multilatéralisme a été posée de manière très précise en économie politique à propos du libre-échange. Il y a deux façons d'être libéral en matière de commerce extérieur : la première consiste à penser que deux pays ont mutuellement avantage à baisser leurs barrières douanières respectives. C'est ce que l'on pourrait appeler la vision multilatérale du libre-échange. Même si cette théorie est attaquée par certains protectionnistes aujourd'hui au motif que les deux pays en question doivent être comparables pour bénéficier des bienfaits de l'ouverture des échanges, elle est partagée par un grand nombre d'économistes et de responsables politiques. La seconde façon de promouvoir le libre-échange, c'est d'affirmer qu'un pays a toujours intérêt à baisser ses droits de douane, même si ses homologues ne le font pas. Dans cette conception unilatérale du libre-échange, on met en avant le fait que le droit de douane fait plus de mal au consommateur intérieur qu'à l'exportateur étranger, et qu'il serait de bien mauvaise politique d'empêcher sa demande nationale d'accéder à des produits au plus bas coût possible. Cette vision plus maximale du libre-échange a été prônée et appliquée avec succès par l'Angleterre du XIXème siècle, avec l'abolition des Corn Laws. Le débat entre unilatéralisme et multilatéralisme, dans quelque domaine que ce soit, est donc une forme de prolongation du débat qui a pu opposer Malthus à Ricardo à l'époque.
L'unilatéralisme européen en matière de libre-échange
Revenons à l'époque moderne, mais restons sur cette question du libre-échange. Il semble bien que ce soit la vision anglo-saxonne du libre-échange, c'est-à-dire son acception maximale et unilatérale, qui tienne le haut du pavé aujourd'hui en Europe. Si ce n'est sur la question de l'agriculture, l'Europe s'efforce d'apparaître comme le bon élève du libre-échange et de son institution-phare : l'Organisation Mondiale du Commerce. L'Union Européenne s'est clairement construite autour de la défense du consommateur plus que du producteur. Je ne peux personnellement qu'approuver les principes libéraux qui guident cette politique, je suis en revanche plus circonspect sur la qualité stratégique d'un tel positionnement : en affichant trop ouvertement là où elle voudrait aller (une réduction des droits de douane), l'UE obère ses marges de négociation. Le risque existe qu'en épousant unilatéralement le libre-échange, l'Europe voit une partie de la production fuir son territoire au profit de pays qui ne joueraient pas le jeu. Petit à petit, la puissance de la demande intérieure européenne fléchirait immanquablement, car il n'est de consommation sans production ou d'augmentation du pouvoir d'achat sans augmentation de la productivité. La dynamique du déclin européen serait donc la suivante : de puissance productrice et consommatrice, elle passerait dans un premier temps à une simple puissance consommatrice (n'est-ce pas déjà le cas aujourd'hui hormis l'Allemagne et les Pays-Bas ?) puis à une non-puissance. C'est cette dynamique que l'acception unilatérale du libre-échange ne prend pas en compte, car elle se repose sur un modèle d'équilibre stationnaire qui ne fait aucune place à l'écoulement du temps.
L'unilatéralisme monétaire européen
La politique monétaire européenne porte également la marque de l'unilatéralisme. En effet, la théorie économique nous apprend avec Mundell que, dès lors que l'on exclue le contrôle des changes, il est impossible de poursuivre à la fois un objectif intérieur (maîtriser l'inflation) et extérieur (maîtriser son taux de change). En choisissant de n'assigner à la Banque Centrale Européenne qu'un seul objectif d'inflation et à laisser le marché déterminer le taux de change de l'euro avec les autres monnaies, l'Union Européenne a une fois de plus placé l'intérieur, c'est-à-dire la consommation, avant l'extérieur, c'est-à-dire la production. En l'occurrence, je serais plutôt d'avis qu'elle a fait le bon choix, car la stabilité monétaire peut être une condition de la croissance à long terme. Il semble en effet assez logique qu'une politique prévisible soit davantage susceptible de susciter la confiance, qu'une politique discrétionnaire. Mais il s'agit peut-être, là encore, d'un raisonnement de « bon élève » : force est de constater que la croissance européenne est à la traîne d'autres zones économiques qui jouent sur leur taux de change. On retombe sur le même problème que précédemment : la meilleure solution théorique n'est pas forcément la meilleure solution stratégique, et il est parfois dangereux, dans la compétition mondiale, de renoncer à se comporter de façon discrétionnaire.
L'unilatéralisme écologique européen
Sortons un peu de la sphère économique pour aborder un sujet d'ampleur mondiale : le réchauffement climatique. Là encore, il n'est pas contestable que l'Europe joue le jeu en étant la seule région au monde à s'inscrire dans le protocole de Kyoto et à respecter ses objectifs (le cas des pays de l'ex-URSS est à part car c'est la récession économique, seule, qui leur permet de respecter facilement leurs objectifs). Plus récemment, l'UE est arrivée à la conférence de négociations internationales sur le climat de Copenhague avec l'offre suivante : « si les autres pays ne font rien, nous baissons nos émissions de 20% et si un accord solide se dégage, alors nous les baissons de 30% ». Cette position, adoptée par l'ensemble des États membres a le mérite de la clarté et de la visibilité. Si chaque participant à la conférence avait agi de la sorte, un accord aurait pu sans aucun doute être conclu. Mais cette posture du « bon élève » a pour effet de sortir de facto l'Europe des discussions car elle n'a plus rien à négocier. Elle a donc subit l'humiliation d'être absente de la dernière réunion à laquelle participaient les États-Unis, la Chine, l'Inde, le Brésil et la Russie et où a été rédigé le compromis final. La question de la taxe carbone aux frontières de l'Europe est une autre illustration de ce que l'on peut appeler la naïveté européenne : en refusant de taxer les industries étrangères émettrices de CO2 comme elle entend taxer ses propres industries, l'UE ne règle pas le problème du réchauffement climatique, puisque les émissions ne sont que déplacées, mais elle règle le sort tragique de l'industrie européenne.
L'unilatéralisme européen pour la dénonciation des crimes passés
Le dernier exemple qui me vient à l'esprit est en fait l'élément déclencheur qui m'a fait écrire cet article. Un échange entre Michèle Tribalat (démographe spécialiste de l'immigration) et Jean-Louis Bourlanges (ancien député européen), portait sur la repentance des anciennes puissances coloniales qui pourrait miner l'intégration des nouveaux arrivants. En effet, comme le remarquait la démographe : comment pourrait-on demander à des immigrés d'aimer un pays qui ne s'aime pas lui-même et qui affirme avoir commis les pires atrocités. Ce à quoi Jean-Louis Bourlanges objectait que les atrocités reprochées n'en étaient pas moins réelles. La réponse de Michèle Tribalat tenait en ce que tous les pays ont à un moment donné de leur histoire commis des choses ignobles, et qu'il convenait de mettre en regard nos propres atrocités, celles commises par les autres pays. Une fois de plus, il semble que l'Europe, la France en particulier, ait décidé de jouer seul le rôle de « bon élève » qui exerce un regard critique sur sa propre histoire. Idéalement, il faudrait que chaque pays procède de la même façon, mais force est de reconnaître que tel est loin d'être le cas. L'Europe ne doit donc pas unilatéralement décréter son ignominie passée, qui se couple bien souvent par un dénonciation de son ignominie actuelle à travers les discriminations. C'est oublier que l'Europe est un des endroits les plus accueillants au monde, qui combine protection sociale et liberté politique, et qui a le plus avancé sur une relecture critique de son histoire.
Conclusion
Tous ces exemples accréditent la thèse selon laquelle la position de « bon élève » est incompatible avec celle de puissance. L'Europe, sur tous ces sujets, semble incapable du moindre rapport de force. Elle se fait le chantre du soft power mais oublie consciencieusement le sens du deuxième terme en se focalisant sur le premier. L'Europe est à ce point soft, à ce point sûre, à ce point prévisible qu'elle semble ne plus compter dans les affaires du monde. C'est un allié tellement confortable pour les États-Unis, qu'il n'est même plus consulté pour les sujets importants. Le seul intérêt de l'UE pour les États-Unis, c'est qu'elle s'étende le plus possible pour faire profiter à d'autres nations de la stabilité politique et économique.
Cette construction de l'Europe est loin d'être médiocre, on pourrait même penser qu'apporter la paix et la prospérité est la plus belle mission qui puisse être confiée. Sauf que cela se fait en contrepartie du renoncement au statut de puissance qui peut imposer ses vues. Même si Fukuyama est un Américain d'origine japonaise, il semble que ce soit l'Europe qui ait été le plus sensible à sa thèse de « la fin de l'Histoire » : un monde où chacun jouerait le jeu des modèles (économiques, écologiques, politiques), agirait pour le bien universel et renoncerait à son pouvoir discrétionnaire, source d'instabilité. Mais si l'Histoire n'est pas morte, alors le temps non plus, ce qui vient redonner toute sa place à l'action stratégique et, d'une certaine manière, à l'imprévisibilité. L'Europe, par son mode de fonctionnement nécessairement transparent, peut-elle encore jouer un rôle dans un monde où l'Histoire continue ?
Une voie stratégique pour l'Europe, qui lui permettrait de continuer à peser sans renier ses convictions, pourrait consister à exiger la réciprocité en matière économique ; à placer la lutte contre le changement climatique sous l'angle de la réduction de sa dépendance aux hydrocarbures ; à vanter haut et fort le modèle politique, social et culturel européen ou encore à s'émanciper de la tutelle américaine en politique internationale, ce qui passe par un renforcement des moyens en matière de défense. Ce chemin tranche avec l'unilatéralisme décrit plus haut, dont nous n'avons plus les moyens : en effet, comme le montre l'exemple des Corn Laws, seule la puissance dominante (l'Angleterre au XIXème siècle puis l'Amérique au XXème) peut se permettre cet « unilatéralisme du bien commun ».
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