15 mars 2008

Quelles qualités pour un homme d'Etat ?


Au-delà des différences de programme, le débat présidentiel de 2007 a beaucoup porté sur les qualités individuelles des candidats en lice pour l'exercice du pouvoir suprême. Il s’agissait de choisir la personnalité la plus apte à diriger le pays et à répondre aux préoccupations des Français. Plus récemment encore, le débat pour la primaire démocrate aux Etats-Unis se caractérise par une opposition de style entre Hillary Clinton et Barack Obama beaucoup plus que par des clivages politiques. C’est le combat de l’expérience et de la compétence face à la volonté de changement, une opposition qui relève avant tout du marketing politique. On peut regretter la trop grande personnalisation de ces scrutins, se dire que si ce sont désormais ces enjeux qui structurent le débat, c'est le signe que le politique a perdu tout pouvoir et qu'il ne fait plus qu’en entretenir l'illusion. Cette critique est pertinente mais elle ne doit pas pour autant évacuer la question des qualités individuelles qui font un homme d'Etat.

Il s'agit de passer au crible les différentes qualités morales, techniques ou intellectuelles qui se rapportent à l'exercice du pouvoir exécutif. En effet, ce qui distingue l'homme d'Etat de l'homme politique, c'est qu'il s'inscrit en permanence dans l'action et dans la responsabilité. Historiquement, cette expression apparaît au même moment que celle de Raison d'Etat, c'est-à-dire au moment de la guerre de Trente Ans, au moment où se constitue l'Etat moderne qui poursuit d'abord et avant tout ses propres intérêts. C'est donc Richelieu qui sert d'archétype à l'homme d'Etat. Bien entendu, le contexte historique changeant, les qualités requises évoluent, et l'image sombre du Cardinal-Ministre ne s'applique pas nécessairement à ceux qui aspirent à lui succéder. Ce qui n'a pas changé, c'est la fin ultime de l'homme d'Etat : la défense des intérêts de son pays, qu'ils soient d'ordre stratégique, géopolitique, économique ou social.

Commençons par le courage, souvent cité comme la qualité principale d'un responsable politique par nos concitoyens. On peut mettre des significations très diverses derrière ce concept. A l'évidence, la question du courage physique ne se pose pas pour un homme d'Etat, la politique cherchant à régler les différends par le dialogue et la persuasion, non par la force ou une certaine forme de violence. En ce sens, certaines apparitions du chef de l'Etat auprès des cheminots ou des pêcheurs sont complètement hors de propos. Le courage peut en revanche être envisagé dans le sens d'une résistance aux pressions, qu'il s'agisse de pressions extérieures avec les rapports de force géopolitiques ou de pressions intérieures face aux divers groupes d'influence et surtout face à l'opinion publique. L'homme d'Etat doit en effet être capable de prendre ses distances avec les sondages et ne pas céder systématiquement au mécontentement ambiant. Sa légitimité, il la tire de l'élection, pas de ses scores de popularité. Bien entendu, ce courage politique ne doit pas être entendu comme une forme d'autisme, et il est sain que l'exécutif réajuste sa politique en fonction des circonstances politiques, mais cela ne doit pas remettre en cause les fondements de cette politique.

Autre qualité très souvent mise en avant, en particulier par Nicolas Sarkozy durant la campagne présidentielle, la volonté ou le volontarisme politique. Le Président de la République en a même fait son argument principal, avec son slogan de campagne "Ensemble tout devient possible". Bien entendu, il est préférable pour un homme politique d'être volontaire que résigné, en ce sens, le renouvellement des responsables politiques est une bonne chose puisqu'il substitue l'envie des nouveaux venus à la résignation des sortants, mais il serait dangereux de croire que la volonté politique suffit à elle seule. En effet, la principale limite à l'action politique c'est la complexité des problèmes posés, leur résolution nécessite en particulier de la durée et de la persévérance dans l'action. Faire croire que "quand on veut, on peut" relève de l'imposture intellectuelle. De plus, le volontarisme a pour principale conséquence de provoquer de la frustration et de la déception chez les électeurs : il est très dangereux de faire croire au peuple que la politique peut tout changer, cela revient à minimiser la résistance du réel et les complexités du monde, ce travers est particulièrement présent en France où le pouvoir politique tente d’entretenir le mythe de sa grandeur et de sa toute puissance.

Au-delà de ces qualités secondes que sont le courage et le volontarisme, l'homme d'Etat doit être jugé sur sa capacité d'entraînement, comme vient le rappeler la formule de Richard Nixon : "Le politicien suit le peuple alors que le peuple suit l’homme d’Etat". Cette vision classique de la politique s’oppose frontalement au concept en vogue de démocratie participative et refuse de rendre les armes face à la démocratie d’opinion. Que postulent en effet ces théories ? Que les responsables politiques sont des représentants du peuple chargés d’écouter puis de synthétiser leurs préoccupations et d’appliquer la politique qu’ils désirent. Cela revient à affirmer qu’une position politique préexiste aux débats démocratiques chez le peuple et que les élections permettent de choisir celui qui est le plus en phase avec l'opinion. Pour l'homme d'Etat, au contraire, c’est le débat démocratique qui a lieu lors des échéances électorales qui structure et fait émerger les positions politiques sur lesquelles le peuple se retrouve majoritairement. Pour prendre l’exemple de la dernière élection présidentielle, on peut penser que la victoire de Nicolas Sarkozy est due à sa bonne analyse des rapports de force politiques et en particulier qu’il fallait faire campagne très à droite, ou au contraire estimer que c’est le candidat de l’UMP qui a fait chavirer le pays à droite par sa force de conviction. Ainsi, l’homme d’Etat doit partir de l’hypothèse que la cohérence d’une politique n’est possible que si elle est élaborée par un nombre restreint de personnes, charge à lui ensuite d’agir pour qu’elle soit majoritairement soutenue dans le pays.

On touche là à la qualité essentielle de l’homme d’Etat : la lucidité. En effet, avant de partir convaincre la population, il faut s’appuyer sur un constat lucide de la situation du pays. On peut mener une très mauvaise politique avec tous les bons sentiments, tout le courage et toute la volonté du monde si l'analyse initiale est erronée. C'est en particulier pour cela que les leaders sociaux-démocrates traversent une période de crise puisque leur postulat de base d'un progrès conjoint de la démocratie, de l'économie et du social est mis en défaut par la mondialisation. Cette lucidité suppose une compréhension directe des principales problématiques économiques, sociales ou géopolitiques. En effet, l’homme d’Etat ne peut pas se permettre de passer par un tiers ou par un aréopage de conseillers et d’experts pour se faire une opinion. Il doit comprendre les hypothèses utilisées dans les modèles que lui présentent les économistes comme il doit connaître personnellement les souffrances et les aspirations des principales composantes de la population. Tous les sondages du monde, aussi détaillés et segmentés soient-ils, ne permettent pas d’accéder à la volonté profonde de la population. En clair, l’homme d’Etat doit refuser la technicisation excessive du politique tout comme sa réduction à une simple science sociale, il doit se baser sur son expérience, sa compétence et sa culture personnelle pour choisir le cap à suivre pour le pays. Pour que l’homme d’Etat ait une valeur ajoutée, il faut que ce constat ne se limite pas à un concentré d’opinions journalistiques à la portée du premier lecteur venu. S’il veut avoir raison avant tout le monde, l’homme d’Etat doit donc nécessairement remettre en cause la pensée dominante du moment.

Seule l’Histoire permet de distinguer les véritables hommes d’Etat, en reconnaissant ceux qui ont su se détacher de la nécessité. En effet, à court terme, le monde est fortement contraint et on peut presque affirmer que le pouvoir politique ne peut rien. La politique budgétaire en est l’exemple le plus criant : entre le respect du pacte de stabilité, la baisse des impôts pour rendre le pays attractif ou la reconduction quasi-automatique des dépenses publiques, les marges de manœuvre sont très étroites voire inexistantes. La plupart des mesures censées améliorer immédiatement la vie des gens sont en fait des postures démagogiques qui ne font qu’enfoncer le pays dans la crise. On peut par exemple décider d’augmenter les salaires, les retraites, de laisser filer les déficits de manière à améliorer le pouvoir d’achat, mais cela ne manquera pas de se traduire par une hausse des impôts pour les années à venir. Ce n’est qu’à moyen ou long terme que la politique peut avoir une influence décisive. Car si l’on ne peut rien pour le pouvoir d’achat à court terme face à l’envolée du prix des matières premières, on peut mettre en œuvre des politiques qui en rendent le pays moins dépendant, qu’il s’agisse de produire soi-même son énergie, de favoriser les économies d’énergie ou les filières de recyclage. Petit à petit, l’homme d’Etat voit donc la fatalité reculer, pour prendre une image, un pays est comme un gros paquebot : à court terme il est impossible d’infléchir sa trajectoire mais à plus long terme, un bon capitaine peut lui assigner le cap qu’il désire.

Franklin Delano Roosevelt constitue un cas d’école de l’homme d’Etat, notamment par sa façon de gouverner les Etats-Unis pendant la deuxième guerre mondiale. Il est tout d'abord parti d'un constat lucide de la situation, il a reconnu l'extrême dangerosité d'Hitler avant ses homologues européens, il s'est ensuite assigné un cap : l'entrée en guerre des États-Unis malgré une opinion majoritairement isolationniste. Par une détermination et une habileté totale, il a rapproché petit à petit son pays de l'Angleterre puis de la Russie, d'abord en leur fournissant des armes puis en participant directement aux opérations militaires. Pour tout cela, il restera certainement comme le plus grand Président de l'histoire des États-Unis.

Enfin, si l'homme d'État doit bannir la morale au profit de l'intérêt pour analyser la situation et mettre en œuvre sa politique, il doit la promouvoir à titre individuel. S'il veut être exigeant envers son peuple, il doit se montrer exemplaire et servir de "bouclier moral" à l'ensemble de son gouvernement. Quels que soient les moyens et les chemins employés, le peuple doit en effet être convaincu de la sincérité et de la justesse des fins poursuivies. L'homme d'État doit donc réussir à fondre ses intérêts dans ceux de l'État, en revenant à cette belle définition de la politique "faire passer le souci du monde avant le souci de soi". Cette tâche est particulièrement ardue dans un contexte de défiance généralisée à l'égard de la classe politique. Il existe une solution simple pour couper court à tous les procès d'intention instruits contre un responsable politique : qu'il s'engage à ne faire qu'un seul mandat à la tête de l'État. A coup sûr, un tel geste révolutionnaire, ce serait la marque d'un grand homme d'État.

08 mars 2008

Patrons, responsabilité et morale


Perte record à la Société Générale, scandale de l'UIMM, augmentation record des salaires des dirigeants du CAC 40, fraude fiscale en Allemagne et dans toute l'Europe : les patrons sont au coeur de l'actualité, et certainement pas pour les meilleures raisons. Ces évènements particuliers doivent être l'occasion de poser certaines questions de fond sur la responsabilité des patrons, la moralité de leurs rémunérations ou leur loyauté envers leur nation. En effet, la mondialisation a profondément changé le contexte dans lequel évoluent les grands dirigeants : leurs sociétés sont de plus en plus internationales, leurs salaires ont considérablement augmenté et les opportunités se sont multipliées pour ces personnalités souvent hors du commun qui pouvaient se sentir à l'étroit dans le cadre national.

L'affaire Kerviel a relancé le débat sur la responsabilité des grands patrons. Beaucoup, le Président de la République en tête, ont exigé la démission de Daniel Bouton, PDG de la Société Générale. Leur argumentation peut se résumer ainsi : les rémunérations très importantes octroyées aux grands dirigeants d'entreprise sont la contrepartie de leur responsabilité et du fait qu'ils doivent pouvoir servir de fusible à tous moments. En d'autres termes, le niveau de leur salaire s'explique en partie par la "précarité" de leur poste. Cette façon de présenter les termes du débat doit être dénoncée et complétement renversée. En effet, reconnaître la responsabilité du PDG face aux agissements de l'ensemble de ses salariés, au motif qu'il aurait du s'assurer que les systèmes de contrôle soient plus perfectionnés, c'est en fait célébrer un hymne à l'irresponsabilité généralisée. Il est trop commode de concentrer le poids de toutes les décisions sur une seule personne et de lui demander de prendre la porte une fois les dégâts causés, on manque ainsi une occasion de s'interroger sur les causes plus profondes des dysfonctionnements. De plus, il est moralement contestable de condamner une personne pour des actes dont elle n'est pas directement responsable, ce mode de fonctionnement s'oppose par exemple au fonctionnement de notre justice qui refuse de dissocier les notions de culpabilité et de responsabilité.

Mais ce qu'il faut surtout dénoncer, c'est l'idée que l'hyper-responsabilité couplée à la grande précarité du poste de patron justifie sa rémunération colossale. C'est une façon de reconnaître que, d'une manière ou d'une autre, le salaire d'un PDG est mérité. Or, quand on commence à parler en millions d'euros, les notions de mérite ou d'effort deviennent complètement caduques. Aucune qualité personnelle ne peut justifier de gagner 3,3 millions d'euros de salaire annuel comme ce fut le cas l'an passé pour Daniel Bouton. Pour le faire, il faudrait expliquer que cette différence d'un facteur proche de 300 par rapport à un salarié payé au SMIC s'appuie sur un mérite 300 fois plus fort ou une charge de travail 300 fois plus importante : cela ne tient pas. Pour comprendre, et expliquer en partie, un tel niveau de rémunération, il faut admettre que l'économie et le capitalisme n'ont rien à voir avec la morale. Ainsi, plutôt que de se demander si un salaire est juste, il faut comprendre ce qui peut le justifier. Lest acteurs économiques ne se définissent pas par leur moralité mais par leur rationnalité. Que se passe-t-il dans la tête d'un conseil d'administration qui accorde plusieurs millions de rémunération au dirigeant de la société ? Il se dit simplement que c'est le prix à payer pour attirer une personne qui sera capable de choisir la meilleure stratégie pour l'entreprise. Pour faire simple, si un "bon patron" permet de réaliser un résultat supérieur de quelques pourcents par rapport à un "patron moyen", ce qui peut se chiffrer en milliards d'euros, alors il est parfaitement rationnel et raisonnable de lui accorder une rémunération de plusieurs millions d'euros qui ne pésera pas grand chose par rapport au gain attendu. Bref, ce qui détermine le salire des grands patrons, c'est avant tout la loi de l'offre et de la demande, et aucunement des questions de mérite personnel.

On comprend dès lors pourquoi Daniel Bouton doit rester à la tête de la Société Générale, tant que sa responsabilité directe n'est pas mise en cause : d'une part il serait irresponsable de concentrer sur lui toute la responsabilité qui pèse au sein de l'entreprise et d'autre part le sacrifier serait une manière détournée de justifier sa rémunération sur le plan du mérite puisqu'elle serait la contrepartie à une grande responsabilité et à une grande précarité. Si on suivait une telle logique, on devrait accorder également des millions d'euros à un salarié à l'essai ou à un membre de cabinet ministériel puisque dans les deux cas ils peuvent être limogés du jour au lendemain. Plutôt que ces considérations morales inopérantes, préférons la froide réalité et la rationnalité qui prévaut dans le monde économique : chacun doit pouvoir être reconnu coupable uniquement de ce dont il est directement responsable, et la rémunération d'un individu n'est pas le reconnaissance de ses mérites, de ses talents ou de ses efforts, mais le résultat d'un calcul économique rationnel quant au gain que cet individu peut générer pour son entreprise.

Concernant l'affaire Gautier-Sauvagnac et la fameuse "caisse noire de l'UIMM", il faut bien entendu prôner la plus grande transparence dans le fonctionnement des organisations patronales et mettre fin à des pratiques opaques qui appartiennent au passé. Les partenaires sociaux doivent de ce point de vue réaliser la même révolution que celle que se sont imposés les partis politiques après les divers scandales à propos de leur financement. Mais, dans ces deux cas, il faut se méfier de ceux qui s'érigent comme des procureurs et des représentants de la vertu sur Terre. Derrière les belles paroles se cachent en effet des luttes de pouvoir, cette affaire est l'occasion pour le secteur des services de prendre le dessus sur l'industrie dans le patronat français. Des trois affaires évoquées dans l'introduction, celle-ci est donc paradoxalement celle dont il y a le moins de leçons générales et politiques à tirer.

Reste le scandale de la fraude fiscale qui a éclaté en Allemagne avant de s'étendre à l'Europe entière. D'après les premiers éléments de l'affaire, certaines grandes fortunes auraient contourné massivement le système fiscal de leur pays pour placer leur argent dans des paradis fiscaux européens au premier rang desquels figure la principauté du Liechtenstein. Cette fois, on sort du champ économique où seule compte la rationnalité des acteurs pour entrer dans celui de la politique où on demande aux citoyens un minimum de morale et de respect des lois. A ce titre, ces actes doivent donc être dénoncés le plus vigoureusement possible, ils ecoeurent et ils dégoûtent. Comment certains membres de la classe dirigeante peuvent se permettre de contourner la loi quand celle-ci s'applique avec fermeté sur le reste de la population ? Comment des milliardaires peuvent considérer que l'impôt qu'on leur demande leur est insupportable quand la totalité des smicards l'acquittent sans broncher ? Une fois la lumière faite sur cette affaire, le bras de la justice devra se montrer ferme et sévère, il en va de la paix sociale et de l'ordre public. A cette occasion, il faudrait rappeler l'immoralité dans laquelle se complaisent tant d'artistes ou de sportifs qui choisissent de s'expatrier pour des raisons fiscales. Même s'ils n'enfreignent pas la loi, leur comportement est profondément choquant et insuffisamment dénoncé par l'opinion publique.

Le patronat doit sortir des eaux troubles dans lesquelles il navigue actuellement. Cela suppose de ne pas mélanger les genres : les grands dirigeants ont tout d'abord un devoir d'efficacité et de compétence au service de leur entreprise, car un bon patron c'est souvent plus d'emploi et plus de croissance pour le pays, mais il ont également un devoir d'exemplarité et de moralité en tant que citoyen. Mettre la morale dans le champ économique, c'est prendre le risque de l'inefficacité, la soustraire au champ politique en invoquant uniquement la rationnalité des acteurs, c'est choisir la voie du cynisme le plus complet.