Se nomment Citoyens du Monde certaines personnes estimant que les habitants de la Terre forment un peuple commun avec des droits et des devoirs communs, en dehors des clivages nationaux, et qui placent l’intérêt de cet ensemble humain au-dessus des intérêts nationaux. Bien entendu, ce mouvement de pensée s’est en grande partie développé en réaction aux atrocités commises au nom du nationalisme à partir de la fin du XIXème siècle. Il porte l’évidence que ce qui sépare deux humains de nationalités différentes est beaucoup plus faible que ce qui les unit. L’organisation politique est en effet en grande partie contingente, elle est le résultat d’une histoire, de hasards, tandis que l’appartenance à l’espèce humaine est une réalité biologique qui saute aux yeux. Tocqueville explique très bien que le mouvement démocratique est porté par le fait que l’Autre est considéré comme un semblable. Levinas, quant à lui, insiste sur la sacralité du visage d’Autrui : même si j’éprouve de la haine à l’encontre d’un individu, le fait de me retrouver face à face avec lui me pose comme un interdit, qui témoigne que dans cet Autre il y a un peu de moi. Dès lors, la guerre, la compétition économique ou la rivalité sportive entre nations paraissent complètement dérisoires.
Mais qu’est-ce que la citoyenneté ? C’est l’appartenance à une communauté et la participation à sa vie politique. Je suis citoyen dès lors que je souhaite participer à un projet collectif, qui dépasse ma propre existence et qui prend, très souvent, les contours d’une Nation. Il faut bien noter que l’appartenance à la Nation ne suffit pas, c’est d’ailleurs ce qui distingue le sujet du citoyen. A ce titre, l’appartenance à l’espèce humaine évoquée précédemment ne suffit à faire de moi un Citoyen du Monde, tout au plus serais-je alors un sujet-du-monde. Si l’on revient au projet politique qui sous-tend la citoyenneté, il prend tout son sens parce qu’il existe un « extérieur » à la communauté ou à la Nation. Régis Debray explique d’ailleurs que la Fraternité, qui est une des facettes du projet politique, est d’abord définie contre cet extérieur, en remarquant que les grands épisodes de la Fraternité ont eu lieu quand la patrie en danger faisait face à une menace extérieure. La Fraternité ce n’est donc pas l’humanisme, c’est au contraire une fille directe de la politique, qui se définit, comme chacun sait, comme l’art de désigner l’ami et l’ennemi, c’est-à-dire de discriminer entre les hommes.
Car que signifierait un projet politique qui engloberait toute l’humanité ? Cela impliquerait qu’entre l’individu et l’humanité, il n’y aurait plus d’ensembles intermédiaires, ce serait, à dire vrai, le triomphe de l’individualisme. Que signifie se sentir solidaire de tout le monde sinon ne se sentir solidaire de personne ? La suppression du lien national, c’est en réalité la suppression du devoir de loyauté à l’égard d’une communauté politique, c’est-à-dire la suppression de tous les devoirs exigés par cette appartenance spécifique. Quelle loyauté resterait-il pour un citoyen du monde ? Je suis un homme un point c’est tout, c’est ce qui me définit et cela suffit à m’incorporer à la communauté des hommes, je ne suis comptable d’aucun héritage culturel, d’aucun système de protection sociale, d’aucune organisation politique. Quelle serait le projet politique d’une telle communauté mondiale ? Sans aucun doute la réalisation, en tous lieux, des Droits de l’Homme. Mais comme le fait très justement remarquer Marcel Gauchet, les droits de l’homme ne sont pas une politique. Ils ne sont pas un projet, ils sont un état, surtout, ils refusent cette spécificité propre à la politique d’arbitrer entre les priorités et entre les groupes sociaux. Il n’y a pas de choix dans les droits de l’homme, c’est une table de la loi, beaucoup plus proche en cela d’une religion ou d’une philosophie que d’une politique.
Qui sont ceux qui, aujourd’hui, se revendiquent réellement citoyens du monde ? Ce ne sont pas les altermondialistes, qui utilisent cette expression pour masquer un autre projet, politique celui-là, qui est celui de l’anticapitalisme. En réalité, les citoyens du monde sont aujourd’hui bien davantage l’avant-garde du capitalisme que l’avant-garde du prolétariat. Ce sont les individus pour qui la mondialisation est une chance et pour qui le cadre national est un carcan. Face à un monde qui leur tend les bras et leur offre d’innombrables opportunités, ils sont retenus par un Etat qui leur demande des comptes, qui leur réclame de l’argent afin de mettre en oeuvre, en particulier, la solidarité et qui demande fidélité à une histoire et à des valeurs. Toutes ces contraintes sont vécues comme des entraves illégitimes à la liberté de l’individu, surtout quand cet individu à l’impression de tout devoir à son propre mérite.
En réalité, cette liberté de l’individu, l’existence même de l’individualisme est une illusion. Car ce sont les organisations politiques, c’est-à-dire les Etats, et pour être plus précis les Etats-Providence qui ont créé l’individualisme en rendant cette aspiration possible. Ces structures politiques ont en effet substitué la dépendance vis-à-vis de la société en général à la dépendance vis-à-vis de chacun en particulier. Si je suis dépendant de tout le monde, de manière impersonnelle à travers l’action de l’Etat, j’ai en fait l’impression de ne dépendre de personne. Ma liberté et le sentiment de tout devoir à mon mérite sont alors des illusions qui naissent tout naturellement. J’oublie que je suis le fruit de l’organisation politique dans laquelle j’ai vécu, qui m’a apporté une formation, une culture, une autonomie vis-à-vis des structures traditionnelles (famille, corporation,…) et une liberté politique.
Ironie de l’Histoire donc, que l’Etat-Providence, forme la plus aboutie de socialisation et de solidarité ait pu donner naissance à l’individualisme moderne. Ironie, toujours, que les Citoyens du Monde doivent tant, souvent sans s’en rendre bien compte, à la Nation dont ils sont issus. Il y a donc une double raison de combattre cette expression de Citoyen du Monde : soit il s’agit d’une manière bien commode de justifier un individualisme total, qui refuse toute loyauté (culturelle, politique, financière) à l’égard de sa communauté d’origine ; soit il s’agit d’un projet politique visant à créer une sorte de Nation mondiale, dont l’ONU pourrait être l’ébauche d’un gouvernement et les Droits de l’homme l’ébauche d’un programme et alors ce serait, en réalité, la mort de la politique et donc de la citoyenneté.