30 janvier 2010

Mon intime conviction sur les rebondissements de l'affaire Clearstream

Dérogeant quelque peu à la vocation de ce blog de produire des réflexions générales sur la politique et l'économie, je vais, au travers de cet article, donner mon avis, ou plutôt mon intime conviction, sur les rebondissements judiciaires de l'affaire Clearstream et en particulier la décision du procureur Jean-Claude Marin de faire appel du jugement de première instance.

L'intime conviction est brillamment définie à l'article 253 du code de procédure pénale : " La loi ne demande pas compte aux juges des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : " Avez-vous une intime conviction ? "". Bien entendu, je n'entends pas me transformer en juge de la justice, les réflexions qui suivent n'ont comme seul objectif de dépasser le prêt-à-penser médiatique sur cette affaire.

En première instance, la justice a condamné MM Gergorin et Lahoud, conformément à l'avis du parquet et a relaxé M. de Villepin contrairement à l'avis du parquet. MM Gergorin et Lahoud ont décidé de faire appel et ils ont été suivis par le parquet, si bien qu'un nouveau procès aura lieu avec toutes les parties prenantes de l'affaire. Deux thèses s'affrontent à propos de cette décision du parquet.

Tout d'abord, le procureur Marin dit avoir pris sa décision de façon indépendante, sans pression de Nicolas Sarkozy, car il estime que le dossier établit la culpabilité de M. de Villepin et qu'il est de coutume pour le parquet d'interjeter appel quand une partie des prévenus font appel afin de rejuger complètement l'affaire. La seconde thèse, défendue par Dominique de Villepin et relayée par une grande partie de la presse est que c'est Nicolas Sarkozy qui a demandé au parquet, sur lequel il a autorité de poursuivre à nouveau Dominique de Villepin.

Pour essayer de trancher, il faut aller plus loin dans les détails. Tout d'abord, les deux arguments avancés par M. Marin sont recevables, c'est-à-dire que sa décision n'est pas une exception par rapport à ce qui peut se faire en de pareilles circonstances. Ensuite, il faut dire que M. Marin dépend hiérarchiquement de la Chancellerie (i.e. le ministère de la justice) et non pas directement du Président de la République et cela sous deux mécanismes différents. La Chancellerie peut tout d'abord donner des ordres publics et écrits aux procureurs, ce qui n'a pas été fait ici, elle est également en charge de la promotion des membres du Parquet (mais ne peut pas destituer un magistrat du parquet en place).

M. de Villepin formule donc une accusation assez grave : il estime que l'Elysée a commis une action illégale et que Jean-Claude Marin a cédé à cette pression. Mon intime conviction est qu'il n'en a pas été ainsi, pour l'étayer, je vais me pencher sur ces deux acteurs et leurs motivations.

Commençons par Nicolas Sarkozy. Il me semble qu'il n'a aucun intérêt à cet appel, qui offre une nouvelle tribune politique à son rival à un an des présidentielles et qui permet à ce-dernier d'accentuer sa posture de victime. Bien entendu, le jugement d'appel n'est pas donné d'avance, mais il semble probable que l'absence de preuves matérielles contre M. de Villepin soit également mise en avant par la cour d'appel. Nicolas Sarkozy, en annonçant dès la connaissance du verdict qu'il n'entendait pas faire appel en tant que partie civile a plutôt montré que son intérêt était d'en finir avec cette affaire Clearstream. En résumé, si "crime" il y a, il ne me semble pas profiter à Nicolas Sarkozy. Ajoutons qu'en faisant pression sur le parquet, l'Elysée prend le risque que le procureur refuse de céder et dénonce publiquement ces pressions.

Mais le plus important est de considérer la position de Jean-Claude Marin. Ce haut magistrat est-il la marionnette du pouvoir décrit par les médias ? A-t-il enfreint la loi en prenant consigne auprès du pouvoir exécutif de ce qu'il devait faire ? Pour répondre à ces questions, il faut envisager ses motivations potentielles. Jean-Claude Marin peut espérer monter dans la hiérarchie en étant complaisant avec le pouvoir, mais il possède déjà un poste très en vue et il n'a pas été promu lors de la dernière vague de nominations comme avocat général à la cour d'appel de Paris. Une promotion avant 2012 est donc plus qu'incertaine et une promotion après 2012 serait conditionnée à la victoire de Nicolas Sarkozy.

Ainsi, l'exécutif dispose d'assez peu de moyens de pression sur Jean-Claude Marin ou, pour le dire autrement, si le procureur a cédé à d'éventuelles pressions de l'exécutif, c'est qu'il est un homme de peu de moralité. Là est le point central : la théorie complotiste d'une justice aux mains du pouvoir suppose que les individus magistrats n'ont aucune conscience professionnelle et ne pensent qu'à leur carrière. C'est cette hypothèse qui me semble, en définitive, fortement contestable. J'ai la faiblesse de penser que la dignité et l'honneur sont des valeurs plutôt répandues dans la société et en particulier chez les gens qui sortent de l'Ecole Nationale de la Magistrature.

Je pense donc, au final, que le procureur Marin a dit la vérité sur Europe 1 (je suis en revanche un peu choqué qu'il se soit exprimé dans les médias pour annoncer sa décision), c'est-à-dire qu'il est convaincu de la culpabilité de Dominique de Villepin. Si tel est bien le cas, alors il DEVAIT, en conscience, interjetter appel.

La leçon plus générale que je tire de cet épisode judiciaire et médiatique, c'est que le cynisme ambiant n'est qu'une mauvaise représentation de la réalité. Contrairement à ce que pensent beaucoup de personnes, le cynisme, ce n'est pas de la lucidité, c'est une vision contestable du monde qui sous-estime selon moi l'influence des valeurs morales dans la société. Je suis peut-être naïf, mais j'ai l'impression de vivre dans un Etat de droit.

17 janvier 2010

Injustices et quotas

Le débat récent autour de l’objectif de 30% de boursiers admis dans les Grandes Ecoles est venu relancer les discussions autour de la discrimination positive et plus particulièrement de l’instauration de quotas. Le constat est simple : il n’y a pas de diversité sociale au sein des institutions scolaires en charge de la formation des futures élites du pays, il faut donc adopter des mesures permettant d’augmenter la proportion des classes sociales dites défavorisées au sein de ces établissements.

Ce raisonnement est condamnable à plusieurs titres, ce que n’a pas manqué de relever la Conférence des Grandes Ecoles : tout d’abord il y a un risque de baisse du niveau si les conditions d’admission sont relâchées, ensuite on créé un effet pervers à la sortie avec deux types de diplômés aux yeux des employeurs, ceux qui sont entrés par la voie « normale » et ceux qui sont entrés par la voie « parallèle », enfin on revient sur une des bases de la méritocratie républicaine, le concours.

Face à ces réserves, plusieurs membres éminents de l’intelligentsia parisienne ont décidé de s’ériger en professeurs de morale. Du haut de leur superbe, Richard Descoings, Alain Minc ou encore Jacques Attali ont choisi d’attaquer frontalement un système qui favoriserait la reproduction sociale et n’ont vu dans les positions de la CGE que le symbole de la réaction sociale. La situation peut faire sourire quand on sait que ces trois personnes ont su tirer avantage jusqu’à la dernière goutte du système élitiste qu’ils dénoncent aujourd’hui.

Mais la question posée par ce débat mérite mieux que ces polémiques et elle doit nous conduire à nous interroger sur la nature même des injustices que l’on se propose de résorber. L’erreur fondamentale des tenants des quotas est de penser que l’on peut compenser une injustice en allant en créer une autre ailleurs. Or les injustices ne peuvent que s’additionner et non se soustraire les unes aux autres. L’injustice est d’abord et avant tout individuelle, elle ne devient un phénomène social qu’à partir du moment où elle touche un nombre important d’individus. L’individualisme méthodologique peut donc être employé dans ce cas précis, c’est-à-dire que l’on peut considérer que l’injustice d’un système est la somme des injustices qu’il cause aux individus qui composent la société.

Il en va tout autrement de phénomènes comme la richesse ou le bonheur qui sont avant tout des phénomènes sociaux relatifs, dans lesquels un individu a besoin de regarder la situation du reste de la population pour porter un jugement sur sa propre situation. Etre riche n’a pas de sens dans l’absolu, on ne peut être riche que « par rapport à ». L’injustice, d’autant plus qu’elle est forte, revêt un caractère plus absolu : dès lors que j’estime être victime d’une injustice, peu me chaut que d’autres individus en soient également victime : j’exige réparation.

Toutes ces considérations m’amènent à affirmer que raisonner en moyenne à propos des injustices n’a pas de sens. Pour que les choses soient claires, voici un petit modèle simplifié à outrance à propos du système des Grandes Ecoles. Supposons qu’il y ait deux catégories dans la population : les riches et les pauvres, en proportions égales, supposons par ailleurs que la proportion d’élèves doués soit la même dans ces deux populations. On a par exemple 50 élèves pauvres et doués, 50 pauvres et pas doués, 50 riches et doués et 50 riches et non doués. Une Grande Ecole recrute 100 élèves, selon les proportions suivantes : 70 riches (dont 40 doués) et 30 pauvres (dont 20 doués). L’injustice de ce système correspond aux élèves qui intègrent cette école alors qu’ils n’en ont pas le niveau, ou, ce qui revient au même dans cet exemple, le nombre d’élèves doués qui ne l’intègre pas. Le recrutement de cette école induit donc une injustice de 40.

Pour corriger ce phénomène, un gouvernement demande que la Grande Ecole modifie son recrutement pour atteindre 50% d’élèves pauvres en son sein. Un quota est mis en place, si bien que les nouvelles proportions sont les suivantes : 50 riches (dont 30 doués) et 50 pauvres (dont 25 doués). Dans ce nouveau système, qui donne l’apparence de la justice, on a en fait augmenté les injustices puisqu’elles atteignent désormais le niveau de 45, on a donc ajouté de la frustration dans la société. Bien entendu, il ne s’agit là que d’un exemple, mais il tente de montrer qu’en se focalisant sur un mauvais indicateur (riche/pauvre ou boursier/non boursier) on prend le risque de diminuer la justice d’un système (ici : que les doués rentrent dans la Grande Ecole).

Il faut donc envisager d’autres mesures que les quotas pour améliorer la justice du système des Grandes Ecoles : éviter qu’il n’y ait des asymétries d’informations tout au long du système scolaire, donner de l’ambition aux élèves des classes sociales défavorisées (car si dans les classes favorisées, les parents peuvent avoir de l’ambition à la place de leurs enfants, il ne semble pas que ce soit le cas dans les classes défavorisées), éviter les épreuves trop socialement discriminantes sans pour autant renoncer à un haut niveau d’exigence culturelle, instaurer du tutorat pour les élèves de ZEP qui présentent de bonnes facultés intellectuelles…

Tout ceci nécessite un travail de longue haleine, qui doit mobiliser la société dans son ensemble, on comprend donc que cette méthode soit moins séduisante et spectaculaire que celle des quotas. Mais il s’agit de la seule méthode qui permette efficacement de lutter contre les injustices. Il est d'ailleurs intéressant de constater que l'on n'entende pas d'élèves boursiers actuellement en classes préparatoires réclamer le système des quotas : ces intéressés au premier chef rejettent ainsi l'introduction de l'arbitraire pour sanctionner leur travail.