25 juillet 2010

L'unilatéralisme européen

On a longtemps stigmatisé l'unilatéralisme américain, qui a connu son heure de gloire au moment de l'invasion de l'Irak, réalisée sans mandat de l'ONU. Cet unilatéralisme, qui semble aujourd'hui révolu, était en fait la marque de la puissance assumée sans complexe. Selon le raisonnement de l'équipe de George W. Bush, le multilatéralisme est toujours réclamé par les faibles, afin d'avoir l'impression qu'ils ont prise sur des événements qui les dépassent. L'Europe s'est longtemps affirmée sur la scène diplomatique en tant que garante et défenseur du multilatéralisme, il peut donc sembler contradictoire, à première vue, de stigmatiser un quelconque « unilatéralisme européen ». C'est qu'il faut regarder ce terme sous un jour nouveau : ce qui semble caractériser l'Europe aujourd'hui, c'est la manière unilatérale avec laquelle elle prétend agir pour le bien commun : respect du droit international, lutte contre le changement climatique, devoir de repentance pour les anciennes puissances coloniales... Que penser de cette façon de procéder ? Est-ce le signe d'une nouvelle forme de puissance européenne ou d'une sortie progressive du vieux Continent de la marche du monde ?

La question théorique du libre-échange

Cette question de l'unilatéralisme et du multilatéralisme a été posée de manière très précise en économie politique à propos du libre-échange. Il y a deux façons d'être libéral en matière de commerce extérieur : la première consiste à penser que deux pays ont mutuellement avantage à baisser leurs barrières douanières respectives. C'est ce que l'on pourrait appeler la vision multilatérale du libre-échange. Même si cette théorie est attaquée par certains protectionnistes aujourd'hui au motif que les deux pays en question doivent être comparables pour bénéficier des bienfaits de l'ouverture des échanges, elle est partagée par un grand nombre d'économistes et de responsables politiques. La seconde façon de promouvoir le libre-échange, c'est d'affirmer qu'un pays a toujours intérêt à baisser ses droits de douane, même si ses homologues ne le font pas. Dans cette conception unilatérale du libre-échange, on met en avant le fait que le droit de douane fait plus de mal au consommateur intérieur qu'à l'exportateur étranger, et qu'il serait de bien mauvaise politique d'empêcher sa demande nationale d'accéder à des produits au plus bas coût possible. Cette vision plus maximale du libre-échange a été prônée et appliquée avec succès par l'Angleterre du XIXème siècle, avec l'abolition des Corn Laws. Le débat entre unilatéralisme et multilatéralisme, dans quelque domaine que ce soit, est donc une forme de prolongation du débat qui a pu opposer Malthus à Ricardo à l'époque.

L'unilatéralisme européen en matière de libre-échange

Revenons à l'époque moderne, mais restons sur cette question du libre-échange. Il semble bien que ce soit la vision anglo-saxonne du libre-échange, c'est-à-dire son acception maximale et unilatérale, qui tienne le haut du pavé aujourd'hui en Europe. Si ce n'est sur la question de l'agriculture, l'Europe s'efforce d'apparaître comme le bon élève du libre-échange et de son institution-phare : l'Organisation Mondiale du Commerce. L'Union Européenne s'est clairement construite autour de la défense du consommateur plus que du producteur. Je ne peux personnellement qu'approuver les principes libéraux qui guident cette politique, je suis en revanche plus circonspect sur la qualité stratégique d'un tel positionnement : en affichant trop ouvertement là où elle voudrait aller (une réduction des droits de douane), l'UE obère ses marges de négociation. Le risque existe qu'en épousant unilatéralement le libre-échange, l'Europe voit une partie de la production fuir son territoire au profit de pays qui ne joueraient pas le jeu. Petit à petit, la puissance de la demande intérieure européenne fléchirait immanquablement, car il n'est de consommation sans production ou d'augmentation du pouvoir d'achat sans augmentation de la productivité. La dynamique du déclin européen serait donc la suivante : de puissance productrice et consommatrice, elle passerait dans un premier temps à une simple puissance consommatrice (n'est-ce pas déjà le cas aujourd'hui hormis l'Allemagne et les Pays-Bas ?) puis à une non-puissance. C'est cette dynamique que l'acception unilatérale du libre-échange ne prend pas en compte, car elle se repose sur un modèle d'équilibre stationnaire qui ne fait aucune place à l'écoulement du temps.

L'unilatéralisme monétaire européen

La politique monétaire européenne porte également la marque de l'unilatéralisme. En effet, la théorie économique nous apprend avec Mundell que, dès lors que l'on exclue le contrôle des changes, il est impossible de poursuivre à la fois un objectif intérieur (maîtriser l'inflation) et extérieur (maîtriser son taux de change). En choisissant de n'assigner à la Banque Centrale Européenne qu'un seul objectif d'inflation et à laisser le marché déterminer le taux de change de l'euro avec les autres monnaies, l'Union Européenne a une fois de plus placé l'intérieur, c'est-à-dire la consommation, avant l'extérieur, c'est-à-dire la production. En l'occurrence, je serais plutôt d'avis qu'elle a fait le bon choix, car la stabilité monétaire peut être une condition de la croissance à long terme. Il semble en effet assez logique qu'une politique prévisible soit davantage susceptible de susciter la confiance, qu'une politique discrétionnaire. Mais il s'agit peut-être, là encore, d'un raisonnement de « bon élève » : force est de constater que la croissance européenne est à la traîne d'autres zones économiques qui jouent sur leur taux de change. On retombe sur le même problème que précédemment : la meilleure solution théorique n'est pas forcément la meilleure solution stratégique, et il est parfois dangereux, dans la compétition mondiale, de renoncer à se comporter de façon discrétionnaire.

L'unilatéralisme écologique européen

Sortons un peu de la sphère économique pour aborder un sujet d'ampleur mondiale : le réchauffement climatique. Là encore, il n'est pas contestable que l'Europe joue le jeu en étant la seule région au monde à s'inscrire dans le protocole de Kyoto et à respecter ses objectifs (le cas des pays de l'ex-URSS est à part car c'est la récession économique, seule, qui leur permet de respecter facilement leurs objectifs). Plus récemment, l'UE est arrivée à la conférence de négociations internationales sur le climat de Copenhague avec l'offre suivante : « si les autres pays ne font rien, nous baissons nos émissions de 20% et si un accord solide se dégage, alors nous les baissons de 30% ». Cette position, adoptée par l'ensemble des États membres a le mérite de la clarté et de la visibilité. Si chaque participant à la conférence avait agi de la sorte, un accord aurait pu sans aucun doute être conclu. Mais cette posture du « bon élève » a pour effet de sortir de facto l'Europe des discussions car elle n'a plus rien à négocier. Elle a donc subit l'humiliation d'être absente de la dernière réunion à laquelle participaient les États-Unis, la Chine, l'Inde, le Brésil et la Russie et où a été rédigé le compromis final. La question de la taxe carbone aux frontières de l'Europe est une autre illustration de ce que l'on peut appeler la naïveté européenne : en refusant de taxer les industries étrangères émettrices de CO2 comme elle entend taxer ses propres industries, l'UE ne règle pas le problème du réchauffement climatique, puisque les émissions ne sont que déplacées, mais elle règle le sort tragique de l'industrie européenne.

L'unilatéralisme européen pour la dénonciation des crimes passés

Le dernier exemple qui me vient à l'esprit est en fait l'élément déclencheur qui m'a fait écrire cet article. Un échange entre Michèle Tribalat (démographe spécialiste de l'immigration) et Jean-Louis Bourlanges (ancien député européen), portait sur la repentance des anciennes puissances coloniales qui pourrait miner l'intégration des nouveaux arrivants. En effet, comme le remarquait la démographe : comment pourrait-on demander à des immigrés d'aimer un pays qui ne s'aime pas lui-même et qui affirme avoir commis les pires atrocités. Ce à quoi Jean-Louis Bourlanges objectait que les atrocités reprochées n'en étaient pas moins réelles. La réponse de Michèle Tribalat tenait en ce que tous les pays ont à un moment donné de leur histoire commis des choses ignobles, et qu'il convenait de mettre en regard nos propres atrocités, celles commises par les autres pays. Une fois de plus, il semble que l'Europe, la France en particulier, ait décidé de jouer seul le rôle de « bon élève » qui exerce un regard critique sur sa propre histoire. Idéalement, il faudrait que chaque pays procède de la même façon, mais force est de reconnaître que tel est loin d'être le cas. L'Europe ne doit donc pas unilatéralement décréter son ignominie passée, qui se couple bien souvent par un dénonciation de son ignominie actuelle à travers les discriminations. C'est oublier que l'Europe est un des endroits les plus accueillants au monde, qui combine protection sociale et liberté politique, et qui a le plus avancé sur une relecture critique de son histoire.

Conclusion

Tous ces exemples accréditent la thèse selon laquelle la position de « bon élève » est incompatible avec celle de puissance. L'Europe, sur tous ces sujets, semble incapable du moindre rapport de force. Elle se fait le chantre du soft power mais oublie consciencieusement le sens du deuxième terme en se focalisant sur le premier. L'Europe est à ce point soft, à ce point sûre, à ce point prévisible qu'elle semble ne plus compter dans les affaires du monde. C'est un allié tellement confortable pour les États-Unis, qu'il n'est même plus consulté pour les sujets importants. Le seul intérêt de l'UE pour les États-Unis, c'est qu'elle s'étende le plus possible pour faire profiter à d'autres nations de la stabilité politique et économique.

Cette construction de l'Europe est loin d'être médiocre, on pourrait même penser qu'apporter la paix et la prospérité est la plus belle mission qui puisse être confiée. Sauf que cela se fait en contrepartie du renoncement au statut de puissance qui peut imposer ses vues. Même si Fukuyama est un Américain d'origine japonaise, il semble que ce soit l'Europe qui ait été le plus sensible à sa thèse de « la fin de l'Histoire » : un monde où chacun jouerait le jeu des modèles (économiques, écologiques, politiques), agirait pour le bien universel et renoncerait à son pouvoir discrétionnaire, source d'instabilité. Mais si l'Histoire n'est pas morte, alors le temps non plus, ce qui vient redonner toute sa place à l'action stratégique et, d'une certaine manière, à l'imprévisibilité. L'Europe, par son mode de fonctionnement nécessairement transparent, peut-elle encore jouer un rôle dans un monde où l'Histoire continue ?

Une voie stratégique pour l'Europe, qui lui permettrait de continuer à peser sans renier ses convictions, pourrait consister à exiger la réciprocité en matière économique ; à placer la lutte contre le changement climatique sous l'angle de la réduction de sa dépendance aux hydrocarbures ; à vanter haut et fort le modèle politique, social et culturel européen ou encore à s'émanciper de la tutelle américaine en politique internationale, ce qui passe par un renforcement des moyens en matière de défense. Ce chemin tranche avec l'unilatéralisme décrit plus haut, dont nous n'avons plus les moyens : en effet, comme le montre l'exemple des Corn Laws, seule la puissance dominante (l'Angleterre au XIXème siècle puis l'Amérique au XXème) peut se permettre cet « unilatéralisme du bien commun ».

17 juillet 2010

L’ « Affaire »

Après l’avoir abondamment commentée sur Facebook, il me paraît nécessaire de faire la synthèse des réflexions que m’inspire l’affaire Woerth. Même si ce blog n’est pas destiné à commenter l’actualité politique, les proportions prises par cette affaire en font un véritable fait de société qu’il convient d’analyser. Cet article sera composé de trois parties : tout d’abord ce que m’inspire le fond de cette affaire, puis les commentaires médiatiques et politiques qu’elle génère et enfin ce qu’elle révèle de la société française.

1. Le fond de l’affaire Woerth

Il faut tout de suite abandonner le singulier pour prendre une à une « les » affaires auxquelles est confronté Eric Woerth. Ce pluriel est dangereux quand il mélange tout, c’est pourquoi il est essentiel de bien distinguer les affaires les unes des autres. Plusieurs d’entre elles font mention d’un conflit d’intérêt, il me semble donc important de traiter de manière générale de cette question avant d’entrer dans le détail de ce qui est reproché à l’ancien Ministre du Budget.

La notion de conflit d’intérêt

La notion de conflit d’intérêt est assez floue, selon Wikipédia, il s’agit « d’une situation injuste dans laquelle une personne ayant à accomplir une fonction d'intérêt général […] se trouve avec des intérêts personnels qui sont en concurrence avec la mission qui lui est confiée, l'intérêt de son administration ou de sa société. De tels intérêts en concurrence peuvent la mettre en difficulté pour accomplir sa tâche avec neutralité ou impartialité. Même s'il n'y a aucune preuve d'actes préjudiciables, un conflit d'intérêts peut créer une apparence d'indélicatesse susceptible de miner la confiance en la capacité de cette personne à assumer sa responsabilité. »

Beaucoup de choses peuvent rentrer dans la catégorie du conflit d’intérêt : un analyste financier qui détient des informations sur une entreprise dont il possède des actions, un couple qui travaille dans deux sociétés concurrentes, un homme politique qui nomme quelqu’un de proche… A plus petite échelle, un coup de pouce donné à un ami pour trouver un emploi dans une structure où l’on a des relations relève également du conflit d’intérêts, de même qu’un professeur qui a l’un de ses enfants en classe,… Les situations de conflits d’intérêts sont nombreuses pour chacun d’entre nous, pour peu qu’on y réfléchisse. La plupart du temps, on ne s’en rend même pas compte : c’est souvent a posteriori que l’on relève les conflits d’intérêts et qu’on les trouve évidents. Mais il faut se méfier de cette évidence a posteriori, symptôme classique de l’erreur de narration chère à Nassim Nicholas Taleb.

Deux éléments permettent de lutter au quotidien contre les conflits d’intérêts : la loi, par exemple quand elle interdit les délits d’initié, et la morale personnelle qui doit permettre de faire la part des choses. Un conflit d’intérêts ne constitue pas un délit, c’est un élément qui peut faciliter un délit, de même que posséder une arme me permet de tuer plus facilement mon voisin. Heureusement, la loi et la morale m’empêche de passer à l’acte, de même qu’elles peuvent m’empêcher de succomber à un conflit d’intérêts. On ne peut pas uniquement baser des accusations sur la notion de conflit d’intérêts.

1er conflit d’intérêts : la femme du Ministre du Budget gérait la plus grande fortune française

C’est par là que l’affaire à débuté : des écoutes clandestines entre Liliane Bettencourt et son gestionnaire de patrimoine Patrick de Maistre laissaient entendre que Florence Woerth avait été recrutée en raison des activités de son époux alors Ministre du Budget. Plus récemment, Patrick de Maistre aurait confié lors de sa garde à vue, qu’Eric Woerth lui aurait demandé de recevoir sa femme pour discuter de sa carrière.

En quoi cette situation pose problème, au-delà de l’éventuelle incohérence d’avoir dans le même couple quelqu’un qui lutte contre la fraude fiscale et quelqu’un qui fait de l’optimisation fiscale ? La première possibilité, c’est que la famille Bettencourt ait recruté Florence Woerth afin de s’attirer les bonnes grâces du Ministre du Budget, notamment en matière de contrôle fiscal. C’est cette affirmation qui a été réfutée par le rapport de l’IGF, disant qu’Eric Woerth n’est pas intervenu d’une quelconque manière dans ce dossier. La deuxième possibilité, c’est qu’Eric Woerth ait abusé de sa situation de Ministre pour faire embaucher sa femme. Notons que cette accusation est infiniment moins grave que la précédente et qu’elle est monnaie courante dans de nombreux couples. Surtout, dans ce scénario, la famille Bettencourt ne serait plus coupable mais victime.

Notons également que la situation de Florence Woerth était connue de nombreux médias (LePost, Libération, la Lettre A notamment ont fait des articles à ce sujet), sans que cela n'ait créé la moindre polémique à l’époque. Cela illustre parfaitement que ce conflit d’intérêts, qui paraît aussi évident aujourd’hui aux yeux de tous, ne l’était pas avant l’éclatement de l’affaire.

2ème conflit d’intérêts : Ministre du Budget et trésorier de l’UMP

Le deuxième conflit d’intérêts concerne le cumul des fonctions de trésorier de l’UMP et Ministre en charge des contrôles fiscaux. Cette situation d’Eric Woerth était pourtant connue de tous depuis son entrée au gouvernement de Jean-Pierre Raffarin en 2004, sans que personne n’y trouve véritablement à redire. Ce conflit d’intérêts m’avait échappé à l’époque, et je dois avouer qu’il continue à me rendre perplexe. En effet, si conflit d’intérêts il doit y avoir, c’est entre un mouvement politique (l’UMP en l’occurrence) et des grandes fortunes, c’est pour cela que la loi sur le financement des partis politiques est si stricte. La personne d’Eric Woerth est ici seconde. En effet, si les grandes fortunes ont de quoi être satisfaites du gouvernement actuel, ce n’est certainement pas parce que les contrôles fiscaux ont été stoppés, mais plutôt parce que le bouclier fiscal a été voté, ainsi que la défiscalisation de l’ISF investi dans les PME. En faisant l’hypothèse audacieuse que c’est la Ministre de l’Economie Christine Lagarde qui est à l’origine du paquet fiscal de 2007, c’est plutôt elle qui aurait été en conflit d’intérêts si elle avait été trésorière de l’UMP. On voit que c’est assez tiré par les cheveux, d’où cette question plus générale : un trésorier d’un parti qui continue à exercer des activités politiques n’est-il pas de facto en situation de conflit d’intérêts ?

Eric Woerth a contribué à la multiplication des partis associés à l’UMP pour contourner la loi électorale

Cette accusation est quasiment avérée aujourd’hui. Elle n’en constitue pas pour autant un délit. Au plus peut-on dire que la loi du financement des partis a été habilement contournée et qu’il est certainement temps de remettre de l’ordre dans tout cela comme le propose François Bayrou. Beaucoup de formations politiques sont concernées : en quoi l’association en faveur d’Eric Woerth ou de Laurent Wauquiez serait-elle moins légitime que Désirs d’Avenir de Ségolène Royal ? Il semble cependant que l’UMP a mis un zèle particulier à multiplier ces structures. Une solution pourrait être d’interdire à une même personne physique de subventionner plusieurs partis ou associations politiques. Quoi qu’il en soit, les sommes ainsi récupérées sont faibles par rapport aux subventions publiques auxquelles ont droit les partis politiques en fonction des scores électoraux qu’ils réalisent. La situation française depuis quelques années peut, à mon avis, être qualifiée de saine et équitable. Rappelons que dans certains pays, notamment les Etats-Unis, ces limitations des dons des personnes physiques n’existent tout simplement pas, ce qui ne les empêche d’être des démocraties exemplaires.

Eric Woerth aurait participé à un financement occulte de l’UMP et de la campagne de Nicolas Sarkozy

A l’évidence cette accusation est la plus grave de toutes. Elle ne s’appuie pour l’instant que sur la parole de l’ancienne comptable de Liliane Bettencourt. C’est donc parole contre parole pour l’instant, et il est bien évident que la justice doit faire toute la lumière sur cette affaire, ce à quoi le procureur Courroye s’emploie avec un certain zèle. En attendant, c’est la présomption d’innocence qui doit prévaloir.

Eric Woerth aurait vendu un champ de course au dixième de sa valeur à Chantilly

Cette dernière accusation est réfutée par le Ministre au motif que le locataire du terrain était propriétaire des bâtiments et ne pouvait pas être forcé de partir. Dans ces conditions, la vente est une option qui permettrait d’optimiser les revenus de l’Etat. Ces déclarations devraient être facilement vérifiables par des professionnels du patrimoine de l’Etat et ne paraissent pas absurdes a priori.

Au final, c’est l’accusation de financement occulte de la campagne de Nicolas Sarkozy qui est de loin la plus grave. Si elle était avérée, Eric Woerth devrait démissionner et serait à coup sûr poursuivi par la justice puis condamné. Si tel n’est pas le cas, on ne voit pas très bien ce qu’il y reste de très grave dans « l’affaire Woerth », sauf à penser que, contrairement à ce qu’affirme le rapport de l’IGF, Eric Woerth aurait fait pression sur son administration pour stopper des contrôles fiscaux contre Liliane Bettencourt.

2. Les commentaires médiatiques et politiques de l’affaire Woerth

Ce qui frappe dans cette affaire, c’est la force de la tempête médiatique et politique qui s’est abattu sur Eric Woerth, au mépris de toute présomption d’innocence. Certains ont accusé Internet de cette dérive, d’autres le parti pris anti-Sarkozy de certains journalistes, il ne me semble pas que ce soit là le cœur du problème. Ce sont surtout des principes de base qui ne sont pas respectés, je vais donc essayer de mettre dans la peau de chacun des acteurs/commentateurs de cette affaire en explicitant ces principes auxquels j’ai fait allusion.

Dans la peau d’Eric Woerth

Si Eric Woerth est coupable, alors il doit démissionner sur le champ et coopérer tout de suite avec la justice. S’il est innocent, alors il doit être le plus transparent possible dans cette affaire, répondre à toutes les attaques dont il fait l’objet, accepter toutes les interviews afin de réhabiliter son honneur.

Dans la peau de Nicolas Sarkozy

Il n’y a pas lieu aujourd’hui d’exiger la démission d’Eric Woerth. Ce serait une atteinte grave au principe de présomption d’innocence. Ne connaissant certainement pas le fond exact de cette affaire, le Président serait toutefois avisé de ne pas exagérer son soutien à son Ministre afin de ne pas se retrouver en position délicate si des faits nouveaux étaient révélés. Enfin, le Président, comme il l’a dit dans son entretien à France 2, serait bien mal inspiré de s’immiscer dans le travail de la justice, et n’a donc pas à écarter tel procureur ou tel juge d’instruction.

Dans la peau de l’opposition

L’opposition n’a pas à réclamer des têtes dès lors que les faits ne sont pas établis. Elle était, en revanche, tout à fait légitime à le faire à propos de Christian Blanc ou d’Alain Joyandet puisque les faits étaient établis et reconnus et que tout n’était qu’affaire d’interprétation politique de ces faits. Dans l’affaire Woerth, il n’y a donc qu’un discours à tenir pour l’opposition : dire que les faits reprochés sont graves mais que la présomption d’innocence prévaut et que la justice doit faire toute la lumière sur ces affaires. Il n’est que sur le contournement de la loi du financement des partis politiques qu’elle peut se montrer plus véhémente, en exigeant que cette loi soit revue et que les structures de l’UMP ainsi mises à jour soient démantelées.

Dans la peau de la justice

La justice serait bien inspirée de respecter la loi, en particulier sur le secret de l’instruction. Il est en effet invraisemblable que des PV d’auditions se retrouvent dans la presse le jour même ou le lendemain. Ces informations sont souvent mal ou sur-interprétées et viennent perturber le travail serein de la justice.

Dans la peau de la presse

Il est normal que la presse informe et qu’elle soit totalement libre de « sortir » des affaires. Une bonne façon de concilier cela avec la présomption d’innocence et de demander un droit de réponse aux personnes mises en cause avant publication. Pour l’affaire du terrain de Chantilly, il est assez difficile à admettre que le Canard Enchaîné et Marianne n’aient pas demandé ses explications à Eric Woerth, charge à eux ensuite d’enquêter sur ces explications et de juger de leur véracité.

3. Ce que l’affaire Woerth révèle de la société française

Ce qui est très intéressant dans cette affaire, c’est ce qu’elle révèle sur la société française. N’ayant pas de sympathie particulière pour le pouvoir en place ou de lien privilégié avec Eric Woerth, c’est même la seule chose qui m’intéresse véritablement. Bien entendu, d’aucuns s’indigneront que de telles analyses sociologiques sont une manière de noyer le poisson et d’aider le pouvoir en place. C’est pourquoi les membres du Gouvernement seraient bien avisés de ne pas y avoir recours, car ils sont juges et parties (on pourrait également dire en position de conflit d’intérêts !). Tel n’est pas mon cas.

Cette affaire est un symptôme supplémentaire de l’éloignement du peuple et de ses élites, avec une crise majeure de confiance. On sent bien que le « tous pourris » n’est pas très loin et que la démocratie est aujourd’hui très exigeante en matière de morale, elle est même parfois moralisatrice. Bien entendu, il est sain qu’une société exige de ses élites qu’elles se comportent de façon morale et je n’ai pour ma part aucune considération ni commisération pour les élites en tous genres qui ont été pris la main dans le sac.

Mais il faut bien comprendre que la morale, ou plutôt le caractère moralisateur, nous éloigne de la politique. Les questions politiques sont plus grandes que ceux qui les portent : la réforme des retraites est plus importante que la personne d’Eric Woerth, les visions différentes de la politique économique entre la droite et la gauche sont plus importantes que les liens respectifs de Nicolas Sarkozy et de Martine Aubry avec l’argent. Le risque, c’est que dans une période très contrainte où les programmes politiques ne se distinguent plus vraiment, le débat politique ne devienne un débat sur la moralité des dirigeants.

Historiquement, la recherche absolue de la vertu a pu conduire à des catastrophes politiques : Robespierre était certainement d’une moralité abstraite exemplaire, il a pourtant causé beaucoup plus de dégâts au peuple Français qu’un homme aussi peu recommandable que Talleyrand. Fondamentalement, je pense que le peuple surestime le mal qu’un dirigeant malhonnête peut causer à la société et qu’il sous-estime le mal qu’une mauvaise politique peut entraîner. Cela n’empêche bien évidemment pas, en parallèle, la presse et la justice de faire leur travail.

Dans plusieurs de mes derniers articles, j’ai dénoncé avec force la vision cynique, qui prospère certainement plus à droite qu’à gauche. L’affaire Woerth m’a fait comprendre que la vision moralisatrice était également dangereuse et qu’elle prospérait actuellement, notamment à gauche. Toute parole politique devrait avoir conscience de ces deux écueils.