01 mars 2010

Quelle vérité ?

La vérité est la qualité première d’un énoncé, qu’il s’agisse d’un théorème, d’une loi expérimentale, d’un fait historique, d’une décision judiciaire, d’une recommandation économique ou bien encore d’un essai philosophique. De même que le beau est le critère principal de l’art, le vrai est le critère principal du discours au sens large. La vérité est donc une valeur qui permet de discriminer entre les différents discours. Mais qu’entend-on exactement par vérité ? De quelle vérité parle-t-on ? L’objet de cet article est de distinguer entre les différents usages de ce concept de vérité.

1. La vérité en mathématiques

C’est certainement en mathématiques que la notion de vérité est la plus absolue. En effet, dans cette discipline, la vérité c’est la tautologie. Une proposition est vraie si elle compatible avec l’ensemble des axiomes, ou, pour être plus précis, si on peut la déduire logiquement de ces axiomes. Définir ce qui est vrai en mathématiques revient donc à énoncer ces « vérités élémentaires » que sont les axiomes, démarche qui pour le coup n’a rien d’absolu puisqu’elle résulte d’un choix.

Mais cette vision procédurale de la vérité ne dit pas grand-chose de ce qui est vraiment recherché en mathématiques : la valeur de cette science consiste principalement à définir les bons objets et à chercher les propriétés intéressantes. Tout objet est a priori définissable, par exemple l’ensemble des nombres {1 ; 4 ; 1346}, mais on sent bien qu’il est moins intéressant que l’ensemble des nombres rationnels. De même, en algèbre, on définit un groupe par une série de propriétés (loi associative, élément neutre, chaque élément admet un inverse) qui peuvent sembler totalement arbitraires mais qui permettent en fait de définir un objet d’intérêt, une structure que l’on retrouve dans la géométrie ou en physique. Une fois définis les bons objets, reste à trouver des propriétés intéressantes, c’est-à-dire non-triviales. Pas si facile quand on sait que les mathématiques procèdent par tautologies et donc par évidences successives.

Les mathématiques ne sont pas déconnectées de l’idée d’utilité, on ne fait pas des mathématiques en l’air mais inspiré par des considérations physiques, esthétiques ou même philosophiques. C’est d’ailleurs parce que les objets mathématiques ont une existence qui n’est pas qu’abstraite que l’on peut vraiment réfléchir dessus et que les mathématiciens trouvent leurs démonstrations. Ainsi, la vérité mathématiques au sens de déduction logique à partir des axiomes ne dit pratiquement rien de la richesse et de l’intérêt des mathématiques, elle est avant tout une présentation de résultats qui ont été trouvés par des moyens différents (l’intuition, le sens de l’esthétique, de la symétrie…) qui n’apparaissent pas quand on lit la démonstration.

La vérité n’est donc pas le but premier des mathématiques mais plutôt la base devant laquelle chaque proposition doit passer pour être sûr que l’on ne s’égare pas, c’est un filtre à la créativité des mathématiciens.

2. La vérité dans les sciences expérimentales

Y’a-t-il une vérité dans les sciences expérimentales, et en particulier en physique ? Si dire le vrai en physique, c’est décrire le réel en soi (c’est-à-dire la réalité indépendante de notre existence) alors les problèmes commencent. En effet, la mécanique newtonienne, basée sur la force de gravitation, était tenue pour vraie pendant des siècles avant qu’Einstein, avec la relativité générale, ne décrive un monde où n’existe pas de force de gravitation. La prudence devrait nous conduire à dire qu’il n’y a pas de raison que cette dernière théorie ne soit à son tour renversée par une nouvelle qui niera cette fois l’espace-temps quadridimensionnel. Indépendamment de ces « revirements de jurisprudence » de la science au cours des siècles passés, la question philosophique centrale est l’existence et la connaissance que nous pouvons avoir de la réalité en soi.

En effet, seule la réalité empirique nous est accessible à travers nos sens. Bien entendu, notre entendement n’a pas tardé à rencontrer des régularités dans l’expression de cette réalité empirique, laissant penser que le réel avait une structure, c’est-à-dire des lois, qui seraient la manifestation de cette réalité en soi. La physique s’est donc fixé pour but de découvrir le réel tel qu’il était vraiment,, « au-delà des apparences ».

Cette prétention de la science, indispensable pour rendre les concepts physiques intelligibles et pour stimuler la créativité des physiciens, est néanmoins vaine, comme le montre le basculement de la mécanique Newtonienne à la mécanique Einsteinienne. La vérité en sciences physiques ne consiste donc pas en la description causale de la réalité en soi. Le véritable juge de paix de ces disciplines, ce sont les prédictions d’observations. En ce sens, on peut dire que la science est cumulative et qu’il y a bien progrès entre Newton et Einstein puisque la théorie du dernier permet de mieux prédire les observations que celle du premier.

Pour juger de la vérité d’une théorie physique, il faut donc la soumettre à l’expérience ce qui exige que cette théorie puisse être formulée en termes opérationalistes, c’est-à-dire sous la forme « si je fais ceci, alors j’observe cela » avec ceci et cela ne faisant appel à aucun concept abstrait censés décrire une quelconque réalité en soi (forces, champs,…). Cette vision de la science appelée opérationalisme suppose également que l’expérience puisse être répétable et que la vérité d’une proposition ne soit pas historiquement datée. Cette condition est de plus en plus difficile à respecter dès lors que la science s’intéresse à des systèmes complexes, en biologie notamment, où la reproductibilité des expériences n’est plus assurée.

Conséquence directe de l’opérationalisme : les sciences physiques n’ont pas accès à une vérité absolue mais peuvent fournir des propositions de plus en plus probables et de plus en plus précises. En revanche, la science peut démontrer de matière certaine qu’une théorie est fausse : n’importe quelle observation scientifique est susceptible de falsifier une théorie, les théories actuellement en vigueur étant celles qui n’ont pas encore été démenties par l’expérience. Enfin, renoncer à la description d’une réalité en soi, c’est aussi renoncer à toute idée de causalité, faire de la science ne consiste donc pas à répondre à la question pourquoi (qui est indécidable d’après ce que je viens d’exposer) mais prévoir les résultats des expériences reproductibles.

3. La vérité pour la justice

Alors que les sciences physiques partent d’observations particulières pour aboutir à des lois générales, le mouvement de la justice est contraire : il s’agit d’établir des lois générales dans le but de les appliquer à des cas particuliers. La justice ne punit pas la pédophilie, le meurtre ou le vol en général, elle cherche à punir les pédophiles, les meurtriers et les voleurs qui se présentent devant elle. En raison de cette inversion des valeurs entre le particulier et le général par rapport aux sciences de la nature, la conception de la vérité propre à la justice sera toute différente.

En cherchant à établir « la vérité des faits », la justice se tourne vers le passé, contrairement à la physique qui se tourne vers l’avenir (les prédictions d’observations) pour établir des lois intemporelles. La vérité judiciaire est datée, il s’agit le plus souvent de savoir si tel fait a eu lieu à tel moment par telle personne et dans telles conditions. Le travail de la justice est d’abord un travail de reconstitution du passé, le moyen d’établir la vérité étant la preuve. Bien entendu, aucune preuve n’est jamais absolue et donc la vérité judiciaire n’atteint jamais le niveau de la certitude : pour combler cet écart, il est nécessaire de faire faire appel à la capacité de jugement, de discernement des juges.

Mais il ne faut pas confondre l’enchaînement des preuves avec l’enchaînement des raisonnements logiques qui permettent d’établir une démonstration en mathématiques. Les preuves sont avant tout là pour démontrer la fausseté ou l’incohérence de certains récits qui peuvent être faits devant le tribunal.

4. La vérité historique

A priori, la vérité historique se rapproche beaucoup de la vérité judiciaire au sens où il s’agit également d’apporter des preuves d’évènements passés. On parle d’ailleurs parfois du « tribunal de l’histoire ». Mais le grand historien Marc Bloch refusait l’assimilation entre le travail d’historien et celui de procureur, en effet la nature des énoncés juridiques et historiques est différente.

Les questions posées par la justice sont simples et appellent une réponse par oui ou par non : untel a-t-il commis tel crime ? L’a-t-il fait intentionnellement ? L’a-t-il prémédité ? Pour chacune de ces questions, la réponse existe de manière non ambiguë, charge à la justice de la découvrir. Les choses sont plus complexes pour l’historien, les questions auxquelles il doit répondre sont plus floues car les systèmes qu’il étudie sont beaucoup plus complexes. On ne peut pas répondre à la question « la crise économique de 1929 a-t-elle conduit Hitler au pouvoir ? » de la même manière qu’à la question « Henri a-t-il assassiné Thérèse ? ».

En effet, le propre des systèmes complexes est de rendre plus diffuse la notion de causalité, il y a une forte interdépendance entre tous les facteurs explicatifs qui empêche d’avoir des réponses tranchées. Des lors que plusieurs explications coexistent, la question « la crise de 1929 a-t-elle conduit Hitler au pouvoir ? » n’a plus véritablement de sens, on devrait la reformuler par « sans la crise de 1929, Hitler serait-il parvenu au pouvoir ? », mais cette dernière question n’a pas davantage de sens car on ne précise pas ce qui aurait eu lieu à la place de 1929 et que de toute façon aucune expérience historique n’est reproductible.

L’historien doit donc avancer des interprétations causales plausibles, relever les différentes influences que les évènements peuvent avoir les uns sur les autres et hiérarchiser ces influences. L’apparition de nouvelles preuves historiques viendra ensuite conforter ou mettre à mal telle ou telle interprétation. On voit donc qu’il n’y a pas vraiment de vérité historique comme il peut y avoir une vérité mathématique ou en sciences physiques car il n’existe aucun processus analogue à la démonstration ou à l’expérience reproductible pour évaluer la véracité des énoncés. De manière plus générale, dès qu’il est question de causalité, la vérité doit laisser la place à la plausibilité, c’est-à-dire qu’elle perd son caractère objectif et absolu.

5. La vérité dans les sciences sociales

Les sciences sociales, nous nous intéresserons principalement ici à l’économie, connaissent un problème analogue à celui de l’histoire, à savoir l’étude de systèmes complexes où la causalité est presque toujours multiple. A ceci près que des expériences en sciences sociales sont plus concevables qu’en histoire. Les théories économiques peuvent donc être rapportées aux faits, même si les expériences en question sont rarement reproductibles. Une manière de contourner ce problème est de se tourner vers des méthodes statistiques comme l’économétrie, en accumulant les données.

Si l’économétrie s’inspire de la conception « physique » de la vérité, il faut bien comprendre que les deux démarches sont significativement différentes. En physique, la théorie doit être capable, pour une expérience donnée, d’en donner le résultat avec une certaine marge d’erreur. En économétrie, où l’on s’intéresse avant tout à la causalité, on essaye d’établir un modèle qui s’accorde le mieux possible aux données (par exemple en calculant le R² d’une régression linéaire). Mais cela ne fait que repousser le problème puisqu’il faut ensuite déterminer sous quelles conditions le modèle proposé est validé par les faits (par exemple en fixant un seuil au-dessus duquel doit se trouver le R² de la régression ainsi qu’un nombre minimal d’observations), car il faut garder à l’esprit qu’une régression statistique aboutit toujours même si le modèle testé est complètement faux.

Par ailleurs, alors que les sciences de la nature cherchent des vérités intemporelles, les résultats des sciences sociales sont très souvent historiquement datés. Pour reprendre un exemple célèbre, au cours de certaines périodes on peut clairement mettre en avant un « arbitrage de Philips » (c’est-à-dire une corrélation négative entre le chômage et l’inflation) mais pour d’autres périodes, notamment dans les années 70 on ne l’observe plus. Il semble donc que les théories des sciences sociales soient plus ou moins vraies suivant les époques, ce qui peut en partie être expliqué par l’influence que les sciences sociales exercent sur la matière qu’ils étudient. Pour le dire autrement, la nature ne réagit pas à ce que peut dire d’elle Newton ou Einstein comme la société peut réagir à ce que disent d’elle Friedman, Keynes ou Bourdieu.

Les énoncés des sciences sociales ont donc une valeur performative, on pourrait même dire politique, renforcé par les multiples marges de manœuvre qu’offrent les méthodes statistiques pour qui sait bien les employer. Face à cette approche « physique », on peut trouver une approche « mathématique » de la recherche de la vérité en sciences sociales. Elle consiste à définir des axiomes qui gouvernent le comportement des individus pour en tirer logiquement des lois générales à l’échelle de la société. C’est la démarche de l’individualisme méthodologique propre à l’économie comme à la sociologie, mais qui prend le risque de travailler sur un monde abstrait, déconnecté du réel.

Une manière de comparer ces deux approches est de lire l’introduction des discours de remise du prix Nobel de deux économistes souvent présentés comme proches l’un de l’autre : Friedrich Hayek (ici) et Milton Friedman (), afin de se rendre compte qu’ils sont aux antipodes l’un de l’autre sur le plan épistémologique, le premier refusant d’assimiler les sciences sociales aux sciences de la nature contrairement au second.

Il faut donc bien être conscient du fossé qui existe entre ce que l’on peut appeler vérité en mathématiques ou en sciences de la nature et en sciences sociales. Cela n’enlève aucunement l’intérêt de ces disciplines, qui doivent chercher à comprendre plutôt qu’à prévoir. Il faut également être conscient qu’entre la physique « dure » et les sciences sociales, on trouve tout un panel de disciplines comme l’étude des systèmes biologiques, la climatologie ou la météorologie qui se trouvent dans une situation intermédiaire. On peut grossièrement se risquer à une classification sommaire des sciences avec celles qui étudient des systèmes simples et inanimés (physique, biologie moléculaire,…) qui peuvent prétendre à une vérité presque absolue, celles qui étudient des systèmes complexes et inanimés (systèmes biologiques, climatologie…) qui ne peuvent que proposer des interprétations causales plus ou moins plausibles et enfin celles qui étudient des systèmes complexes et animés (les sciences sociales) dont la pertinence des affirmations peut varier avec le temps.

6. La vérité en philosophie

Quittons maintenant le domaine des sciences pour aborder une discipline qui aspire également à la recherche de la vérité : la philosophie et plus globalement ce que l’on peut appeler la production intellectuelle et qui prend souvent la forme d’un « essai ». Je laisse donc de côté la philosophie dans son sens étymologique (amour de la sagesse) qui est avant tout une quête de la « vie bonne » et qui vise plus à guider l’action qu’à chercher la vérité, un peu à l’instar de la religion.

Les affirmations des intellectuels sont encore moins falsifiables que celles des économistes ou des sociologues puisqu’il n’existe pas d’expérience possible, et encore moins d’expérience reproductible, dans ce domaine. Surtout, le langage d’un essai n’a pas du tout la même précision que le langage mathématique (la « langue de la nature » selon Galilée), très peu de concepts sauraient être clairement définis : avant de savoir si on a raison ou tort, il faut d’abord bien préciser de quoi l’on parle.

L’intellectuel et le philosophe ne peuvent donc pas prétendre apporter une vérité objective, ils peuvent, en revanche, donner un éclairage au monde, le rendre intelligible, lui donner du sens. L’intelligible plutôt que le vrai : le matériau de base de l’intellectuel reste la réalité, comme pour le scientifique, mais une réalité beaucoup plus complexe et diffuse qu’il s’agit de simplifier dans ses traits les plus significatifs. Mais cette mise en ordre du chaos du monde est bien entendu subjective, même si elle peut être plus ou moins persuasive : il est donc possible et nécessaire de débattre des conclusions et des analyses des intellectuels, car aucune vérité ne sera jamais établie comme cela peut être le cas en sciences.

La contrainte la plus importante qui est faite à l’intellectuel est que son modèle, sa représentation du monde soit cohérente : un essai ou une thèse doivent être cohérents. Dans ce sens, les disciplines intellectuelles se rapprochent beaucoup plus des mathématiques que de la physique.

Conclusion

La vérité n’a donc pas du tout le même sens suivant la discipline dans laquelle on l’emploie. Deux canons de la vérité sont apparus dans cet article : la vérité mathématique et la vérité physique. Dès que l’on parle de vérité dans une autre discipline, on s’inspire en fait de l’un ou de l’autre de ces modèles absolus.

La vérité mathématique, que l’on retrouve chez certains économistes et chez les intellectuels et les philosophes est une vérité procédurale qui s’appuie avant tout sur la cohérence logique et la non-contradiction interne. La vérité physique, que l’on retrouve dans les autres sciences de la nature et dans les sciences sociales est basée sur la capacité à représenter si bien le réel qu’on peut faire des prédictions d’observations.

Notons pour finir que ces deux conceptions absolues de la vérité sont étrangères à l’idée de causalité, idée qui prend de plus en plus de place quand on entre dans des disciplines moins « dures » comme l’étude de systèmes complexes et en particulier les sciences sociales. Dans ces cas, c’est le concept de plausibilité, plutôt que celui de vérité, qui devrait être employé.

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Je suis actuellement un master en sciences sociales au Royaume-Uni, et je n'ai jamais entendu aucun professeur ni lu aucun article qui fasse référence à la notion de "vérité". J'ignore ce qu'il en est en France, où la sociologie apparaît hélas plus politisée.
Dans les pays anglo-saxons, l'accent est mis sur la corrélation, que l'on cherche à montrer par diverses méthodes statistiques, dont les régressions que vous mentionnez. La corrélation n'est alors qu'une condition nécessaire pour pouvoir affirmer qu'il y a rapport de causalité, cette dernière ne pouvant en toute rigueur jamais être prouvée.
Par ailleurs, la qualité d'un article sera avant tout jugée à l'aune de critères méthodologiques. Notamment, pour les publications les plus quantitatives, les résultats numériques des régressions doivent être fournis de façon extensive, afin qu'elles puissent être reproduites et critiquées. Dans le monde académique tout au moins, il n'est d'ailleurs pas exact "qu’une régression statistique aboutit toujours même si le modèle testé est complètement faux". Les résultats nécessaires pour pouvoir affirmer qu'un modèle est valable sont très précis, et, croyez-moi, exigeants.

Pour les méthodes plus quantitatives (études de cas, études comparatives longitudinales, i.e. dans le temps, ou transverses), qui sont largement utilisées en histoire, la notion la plus saillante est probablement celle de "facteur": "la crise de 1929 est-elle un facteur important de l'arrivée de Hitler au pouvoir?". Comme vous le soulignez, la preuve définitive de l'importance relative de telle ou telle facteur ne pourra jamais être apportée, ce qui donne lieu aux fameux "débats d'historiens". Par contre, des arguments procéduraux ou méthodologiques sont utilisés pour rejeter une étude, à l'instar de ce qui se produit en climatologie - une science de la nature qui a aussi une forte dimension historique.
Pour conclure, la "vérité" en sciences sociales, si elle existait, serait à la fois procédurale et causale.

Sur la vérité philosophique, vous piétinez allègrement ce brave Platon, pour qui l'amour de la sagesse et la quête de la vérité vont de pair! L'idée de "vérité procédurale" ne vient-elle pas aussi d'Athènes, puisque c'est par l'usage du logos que l'on atteint ce qui est Bien, Beau... et Vrai?

Un dernier point sur la physique et l'idée de causalité (dernier paragraphe). Historiquement, cette notion me paraît à l'inverse tout à fait centrale. Sans remonter jusqu'à Aristote et aux discussions métaphysiques sur les causes premières, le concept newtonien de force est par essence une notion causale: si l'objet a bougé, c'est parce qu'on lui applique cette chose mystérieuse que l'on appelle "force". Ce n'est qu'avec la physique quantique et -à la limite- avec la relativité que la causalité a perdu du terrain. A noter qu'une loi générale énonçant une relation de causalité permet clairement de faire des prédictions! La causalité est donc sous-jacente à ce que vous appelez la vérité physique.

Vive la République ! a dit…

@Anonyme (dont j'aimerais bien savoir comment il a eu connaissance de ce blog),

Votre commentaire m'invite à penser que parfois la qualité de ce blog vaut au moins autant par la qualité des remarques qu'il suscite que par la qualité de ma prose. Je me propose de répondre en reprenant l'ordre de votre message.

1) Toute science (sociale incluse) a selon moi comme but final la recherche d'une certaine vérité. On ne cherche pas des corrélations pour le plaisir, mais, j'imagine, dans le but de les utiliser ensuite comme moyen pour étayer une certaine thèse.

2) Une corrélation suffit-elle à dire qu'il y a causalité ? Prenons un exemple : on observe que les ouvriers vivent en moyenne 8 ans de moins que le reste de la population, peut-on en déduire qu'être ouvrier fait mourir plus vite ? On peut très bien imaginer un monde où il y aurait plus de fumeurs parmi les ouvriers et que c'est ce tabagisme qui expliquerait la plus forte mortalité. Dans ce cas, la causalité "condition ouvrière" et "faible espérance de vie" apparaît comme beaucoup plus indirecte, voire comme n'expliquant pas grand chose.

3) Loin de moi l'idée que les sciences sociales ne soient pas rigoureuses. Des méthodologies existent et sont vérifiées. Mon propos est de dire qu'aussi rigoureuses soient-elle dans leurs méthodes statistiques, les sciences sociales n'atteindront jamais le degré de vérité auquel donne accès les théories capables de prédiction d'observations (qui ne disent rien, elles, sur la causalité, comme vous le soulignez).

4) Quand je dis qu'une régression aboutit toujours même si le modèle est faux, je veux simplement dire qu'on trouvera toujours des estimées qui minimisent la méthodes des moindres carrés. Je vous accorde que pour un modèle totalement faux, le R2 sera très faible. Reste que le critère pour dire qu'une régression est validée sera toujours subjectif, quant bien même il serait précis et exigeant.

5) Je pense que nous nous accordons assez largement sur la vérité en histoire.

6) Je reconnais bien volontiers mes lacunes en philosophie grecque (à ma décharge, il était temps de finir cet article qui commençait à devenir très long), je maintiens toutefois qu'on peut faire une distinction assez nette entre la recherche de la vérité, qui est toujours quelque chose d'extérieur à nous même et la recherche de la vie bonne et les principes d'action qui l'accompagnent.

7) C'est sur la physique que notre désaccord est le plus profond. Je maintiens que la vérité en physique n'a de sens que dans sa conception opérationaliste. Chercher une vérité causale, c'est vouloir décrire le réel en soi, ce qui est impossible. Les "revirements de jurisprudence" de la science dont je parle à propos de Newton montre bien que le concept de force gravitationnelle ne correspond à aucune vérité puisque la physique moderne ne lui reconnaît même plus d'existence. La physique quantique, surtout, et la relativité (les autres théories physiques ont été réfutées par l'expérience) ont réussi à imposer la vision opérationaliste qui est une nécessité épistémologique. Après, je reconnais que la causalité est une notion fort "commode" pour appréhender le monde et tenter de le comprendre, mais je la pense dépourvue de toute vérité (au sens absolu du terme).

Anonyme a dit…

Anonyme je suis, anonyme je reste!

Sur les points 1 à 6, nous sommes plus ou moins d'accord, ou au minimum, "we agree not to agree." Corrélation n'implique bien sûr pas causalité (2), les critères de "validité" des régressions sont largement arbitraires (4), j'en conviens tout à fait.

En ce qui concerne le point 1, j'abats mon jeu: sur les questions de la connaissance et de la vérité, je suis de tendance sceptique. Que l'on recherche des corrélations ou fasse des expériences pour faire progresser la connaissance, pour étayer une thèse plus exacte que celles jusque là avancées, c'est tout à fait clair. La recherche scientifique, quelle que soit la discipline, est sous-tendue par l'aspiration à la vérité; mais je doute pour ma part qu'elle puisse être atteinte. J'ai donc tendance à privilégier une définition procédurale de la vérité, qui a l'avantage d'être intelligible et opérationnelle.

J'en viens maintenant au point 7. Ce que vous mettez en valeur dans votre réponse est un changement de paradigme en sciences physiques: alors que la physique newtonienne repose sur l'idée de causalité, la physique quantique et la relativité la rejettent et se veulent avant tout descriptives. Pour reprendre vos mots, elles cherchent "représenter si bien le réel qu’on peut faire des prédictions d’observations". A cet égard, les théories physiques sont elles aussi historiquement datées. Mais la "datation" n'est pas tant visible dans les résultats, qui sont on l'espère permanents, que dans la façon de penser le monde sous-tendue par les théories. Le même processus s'observe aussi en sciences sociales: le cadre keynésien a ainsi été supplanté par le cadre néolibéral au début des années 1970. Cette notion de paradigme, développée notamment par Kuhn, est applicable dans nombre de domaines. Peut-on définir une vérité absolue, en dehors d'un paradigme donné? Je vous et me pose la question.
Je reconnais avec vous qu'en sciences sociales, les résultats eux-mêmes sont datés (votre exemple de la courbe de Philips), en partie parce que le système étudié n'est pas clairement définissable. C'est une distinction fondamentale avec la physique!

Louis-Marie Jacquelin a dit…

Un truc qui serait assez marrant, ça serait d'étudier la "vérité politique".
Avec un petit peu de cynisme sur le sujet, on peut douter de la volonté d'un personnage politique de la recherche de la vérité : c'est l'éternel débat de l'intérêt particulier face à l'intérêt général. En revanche, ce sur quoi tout le monde s'accorde, c'est pour dire qu'il ne faut rien dire de faux en politique : chaque phrase, même (surtout?) sortie de son contexte, doit être vraie.
On aboutit donc à une situation où tout l'art consiste à dire des phrases vraies en elles-même, cohérente a minima avec celle qui précède, pour finalement ne pas dire la vérité. Vérité qui pourrait ne pas plaire, ne pas être politiquement correcte, nuire à sa précieuse carrière dans le cas où elle impliquerait de prendre une décision qui ne plait pas au grand public... Bref qui doit rester cachée.

Pour se faire, j'ai l'impression que tu en as donné quelques clefs, Vincent, et qu'Anonyme Jereste a donné la dernière : il y a plusieurs manières indépendantes d'aborder la vérité, les mixer donne des résultats intéressants. Et parfaire le tableau en jouant sur des changements de référentiels qu'on omettra de mentionner permet de dire absolument ce qu'on veut : je me demande si je ne suis pas juste en train de redéfinir le sophisme... Mais après tout, dans un débat sur la vérité, il faut aborder le sujet!

Un bon homme politique parviendra donc à ses fins sans que des incohérences soient décelées ; un mauvais... je ne voudrais pas citer une candidate PS à la présidentielle, promettant de faire passer le SMIC de 900 euros net à 1500 euros brut : dans l'absolu c'est peut être très bien pour les smicards qui "gagneront" effectivement plus, en pratique c'est vrai, mais c'est un tout petit peu mensonger pour l'auditeur pas très attentif qui croit qu'il aura 600 euros de plus à la fin du mois. Changement de référentiel un tout petit peu trop violent pour être honnête...

Kévin a dit…

En ce qui concerne la philosophie vous distinguez la recherche de vérité comme étant quelque chose d'extérieur à nous mêmes et la recherche de la vie bonne. Il est intéressant de constater que pour les philosophes grecs ces deux quêtes de Vérité étaient Une. Par exemple, selon Socrate, de la connaissance de soi résultait la connaissance de la réalité :"Connais-toi même et tu connaîtras l'univers et les dieux".
Chaque jour, par nos représentations, nos convictions, nous créons notre propre réalité. Aussi ai-je l'impression que de rechercher une réalité extérieure sans rapport avec ceux qui la créent est une quête vaine.
La réalité "extérieure" n'est pas distincte de la réalité "intérieure", il n'existe pas de réalité en dehors de nous. D'ailleurs l'un des apports de la physique quantique est de réhabiliter l'observateur. Il n'y a pas la réalité et la connaissance de cette réalité avec laquelle on peut modifier la réalité. Il y a la réalité, la connaissance de cette réalité et celui qui crée la connaissance de la réalité pour la modifier selon ses désirs.
Au final, les réponses à nos problèmes sont en nous et non pas hors de nous. D'ailleurs, parfois, c'est en voulant résoudre un problème que l'on crée les conditions de son apparition.
Tout ça pour dire en fait que ce qui nous manque très certainement c'est non pas une meilleure connaissance des choses mais une meilleure connaissance de l'être humain. A ce propos, il est intéressant de lire les états de conscience de Serge Carfantan. Dans ce livre est en effet décrit un état de conscience, "la conscience pure" ou lucidité, grâce à laquelle on atteint une impartialité totale.

Vive la République ! a dit…

@Louis-Marie,

La vérité politique figurait initialement dans le plan de mon article mais j'y ai finalement renoncé car je ne savais pas trop quoi dire d'intéressant. Finalement, je pense qu'on peut résumer les choses de la manière suivante : moins on a accès à un degré absolu de vérité, plus il faut que sa réflexion débouche sur une action. Je m'explique : on peut faire de la physique dans le simple but de connaissance, sans avoir des idées d'application quelconque. Cela est possible car on sait que la physique nous donne accès à une vérité presque absolue. En revanche, je ne pense pas qu'on puisse faire des sciences sociales dans le seul but de la connaissance, car ces disciplines ne nous permettent pas d'accéder à ce niveau d'absolu. La science économique doit donc, directement ou indirectement, déboucher sur des propositions ou des recommandations d'action (du genre relever les taux d'intérêt, ou il faut baisser les impôts...). En politique, c'est encore "pire", je crois que les éventuelles vérités sont encore moins absolues qu'en sciences sociales et que ce qui compte le plus, c'est l'action. Et ce qui vient juger l'action, ce n'est pas l'alternative vrai/faux, c'est l'alternative efficace/inefficace.

Vive la République ! a dit…

@Kevin,

Je crois que nous nous accordons tous les deux pour dire que la science ne peut prétendre à décrire une réalité en soi mais seulement à mettre en ordre la réalité empirique qui nous parvient. Pour le dire autrement, la science ne doit pas avoir une visée ontologique.

Toutefois je ne vous suivrez pas sur le chemin de l'idéalisme radical que vous prônez. En toute logique votre point de vue est inattaquable, pourtant j'ai l'intime conviction que la science nous dit quelque chose "qui n'est pas en nous". Que dire en effet des régularités, de la structure de la nature ? Comment expliquer que certaines théories, qui ont été construites pour décrire certains phénomènes, puissent être étendues dans leur formalisme mathématique et décrire d'autres phénomènes qui n'avaient jamais été testés auparavant ?

Si cela vous intéresse, je vous invite à consulter les ouvrages de Bernard d'Espagnat (physicien et philosophe) qui défend la théorie du "réel voilé", c'est-à-dire un réel inconnaissable en soi mais dont la physique peut nous présenter certaines régularités. Cela me semble être une approche plus pertinente que les visions ontologiques ou idéalistes.

Kévin a dit…

J'avoue mal comprendre le rapport entre les régularités et le fait que certaines choses ne soient pas en nous. De plus, j'ai la sensation qu'il existe également de fortes régularités dans les états de conscience qu'ont les êtres humains.
Du coup cela me conforte dans l'idée que la Vérité extérieure est la même que l'intérieure

Vive la République ! a dit…

@Kevin,

Je vais tenter d'expliciter l'exemple que j'ai pris dans ma réponse précédente pour justifier mon hostilité à l'idéalisme radical.

Supposons qu'un ensemble de constatations empiriques nous amène à énoncer une théorie formelle. Jusque là, nous n'avons que "mis en forme, en cohérence" la réalité empirique. Imaginons que la théorie ainsi formée puisse être prolongée à d'autres faits expérimentaux qui n'ont jamais été testés jusque là. Imaginons qu'en réalisant ces expériences, on s'aperçoive que la théorie étendue est juste. Alors cela signifie bien qu'il y a une régularité dans la nature qui n'est pas simplement une régularité "en nous".

Je prétends que ce type de situation se rencontre extrêmement souvent dans la science, en particulier en physique : la théorie de la relativité générale a été énoncée avant d'avoir été confirmée par l'expérience. Comment l'idéalisme radical peut-il rendre compte d'une telle situation ? Par un heureux concours de circonstances ? Je préfère penser pour ma part qu'il y a quelque chose en dehors de nous auquel la science nous donne partiellement accès.