Cet article reprend certaine idées développées dans un précédent article "La croissance économique existe-t-elle ?", que la remise récente du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi invite à réexaminer.
Le PIB et surtout la croissance du PIB sont des notions tellement utilisées en politique économique qu'elles semblent être des quantités objectives non ambigues. Quand le PIB est attaqué, c'est principalement parce qu'il ne tient correctement compte que de la production marchande ou parce que ce niveau de production qu'il mesure ne dit rien sur le bien-être de la société. Ces critiques sont fondées et font l'objet du récent rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social (disponible ici). Mais avant de se demander si l'usage qui est fait du PIB par les responsables politiques et économiques est pertinent, il convient de s'interroger sur l'existence même du concept de PIB.
Le problème du PIB, c'est qu'il agrège des quantités tout à fait différentes : des kWh d'électricité, des tonnes de carottes, des heures de classe dispensées par un professeur... Pour pouvoir agréger ces différentes grandeurs, on a recours, dans la sphère marchande, aux prix. En effet, si une carotte se vend deux fois plus cher qu'une tomate, alors il est légitime de pondérer deux fois plus la production de carottes que celle de tomates dans le calcul du PIB. Plus généralement, dans une économie à n biens produits en quantités X1, X2, ... Xn aux prix P1, P2, ... Pn, le PIB nominal s'exprime de la manière suivante : PIB=P1*X1+...+Pn*Xn. Le problème de ce PIB nominal, c'est qu'il considère que les prix absolus ont une existence propre, alors que seuls les prix relatifs en ont une. En effet, si l'on doublait la quantité de monnaie et que tous les prix étaient instantanément multipliés par deux, le PIB nominal serait également multiplié par deux alors que la production de chaque bien resterait inchangée. On sent bien qu'il faut corriger ce PIB nominal pour aboutir à un PIB réel.
L'énoncé du problème
Pour simplifier, nous considérons une économie à 2 biens : a et b, produits sur deux périodes de temps 1 et 2. La première année, 5 quantités de a et 4 quantités de b sont produits aux prix unitaires respectifs de 8€ et 6€. La deuxième année, 6 quantités de a et 3 quantités de b sont produits aux prix unitaires respectifs de 6€ et 8€. La question à se poser est simple : y'a-t-il eu augmentation du PIB réel entre l'année 1 et l'année 2 ?
La réponse de la comptabilité nationale
Pour calculer le PIB réel, la comptabilité nationale (l'INSEE) utilise comme convention de figer les prix en année 2 à leur valeur de l'année 1, afin de tenir compte de l'inflation. Si l'on applique cette règle à notre exemple, la variation du PIB entre 1 et 2 vaut : 8*(6-5)+6*(3-4)=2. Le PIB réel a donc augmenté entre les deux années.
La réponse en figeant les prix de l'année 1 à leur valeur de l'année 2
La convention de l'INSEE semble naturelle pour corriger le PIB nominal des effets de l'inflation, elle n'en demeure pas moins arbitraire. Pour s'en convaincre, on peut adopter une convention parfaitement symétrique. Au lieu de figer en 2 les prix à leur valeur en 1, on peut figer en 1 les prix à leur valeur en 2. Dans ce cas, la variation du PIB entre 1 et 2 vaut : 6*(6-5)+8*(3-4)=-2 ! Cette fois, le PIB réel a diminué entre les deux années. Une convention parfaitement symétrique, tout aussi légitime que celle de l'INSEE donne donc un résultat complétement opposé.
La réponse en ramenant tout au bien a
Une autre possiblité consiste à ne considérer que des rapports de prix et non des prix en valeur absolue. On peut par exemple tout ramener au bien a en lui assignant un prix de 1 à chaque période. Dans ce cas, le prix de b vaut 6/8 en période 1 et 8/6 en période 2. La variation du PIB entre 1 et 2 vaut donc : 1*6+8/6*3-(1*5+6/8*4)=2. Le PIB réel calculé en unités de bien a a donc augmenté entre les deux années.
La réponse en ramenant tout au bien b
Considérons maintenant que c'est le bien b qui est l'étalon de mesure, c'est-à-dire que son prix est fixé à 1 pour chaque période. Dans ce cas, le bien a vaut 8/6 en période 1 et 6/8 en période 2. La variation du PIB entre 1 et 2 vaut donc : 6/8*6+1*3-(8/6*5+1*4)=-19/6. Donc le PIB réel calculé en unités de bien b a reculé entre les deux années, ce qui est la conclusion inverse du calcul précédent !
Conclusion
Que dire au terme de cet exemple ? Le PIB réel a-t-il augmenté ou diminué ? En réalité, il n'y a pas de réponse à cette question, cela dépend essentiellement de la convention retenue. Le PIB réel est en fait une notion intrinséquement ambigue, qui n'a pas d'existence objective propre. Mesurer le PIB, c'est donc avant tout mesurer les conventions qui nous permettent de le calculer. La raison fondamentale à cela est que les seules quantités réelles de l'économie sont les quantités de biens et de services et les prix relatifs, et qu'aucune combinaison des deux ne permet de construire une grandeur extensive de la production. Une autre manière de voir, plus philosophique, c'est qu'on ne peut pas mesurer l'Univers (la production de tous les biens et services étant un peu l'Univers de l'économie) quand on se situe à l'intérieur même de cet Univers, qu'il y a un problème de jauge ou d'étalon absolument indépassable.
Ajoutons que le cas étudié ici était volontairement simpliste, puisque les biens considérés entre les deux années étaient rigoureusement identiques. Il suffit de réaliser qu'en réalité certains biens apparaissent, que d'autres disparaissent et que certains évoluent en termes de qualité (passage du rasoir 1 lame au rasoir 4 lames) pour se convaincre que la notion de PIB appliquée à l'économie réelle pose un énorme problème conceptuel.
Le PIB et surtout la croissance du PIB sont des notions tellement utilisées en politique économique qu'elles semblent être des quantités objectives non ambigues. Quand le PIB est attaqué, c'est principalement parce qu'il ne tient correctement compte que de la production marchande ou parce que ce niveau de production qu'il mesure ne dit rien sur le bien-être de la société. Ces critiques sont fondées et font l'objet du récent rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure des performances économiques et du progrès social (disponible ici). Mais avant de se demander si l'usage qui est fait du PIB par les responsables politiques et économiques est pertinent, il convient de s'interroger sur l'existence même du concept de PIB.
Le problème du PIB, c'est qu'il agrège des quantités tout à fait différentes : des kWh d'électricité, des tonnes de carottes, des heures de classe dispensées par un professeur... Pour pouvoir agréger ces différentes grandeurs, on a recours, dans la sphère marchande, aux prix. En effet, si une carotte se vend deux fois plus cher qu'une tomate, alors il est légitime de pondérer deux fois plus la production de carottes que celle de tomates dans le calcul du PIB. Plus généralement, dans une économie à n biens produits en quantités X1, X2, ... Xn aux prix P1, P2, ... Pn, le PIB nominal s'exprime de la manière suivante : PIB=P1*X1+...+Pn*Xn. Le problème de ce PIB nominal, c'est qu'il considère que les prix absolus ont une existence propre, alors que seuls les prix relatifs en ont une. En effet, si l'on doublait la quantité de monnaie et que tous les prix étaient instantanément multipliés par deux, le PIB nominal serait également multiplié par deux alors que la production de chaque bien resterait inchangée. On sent bien qu'il faut corriger ce PIB nominal pour aboutir à un PIB réel.
L'énoncé du problème
Pour simplifier, nous considérons une économie à 2 biens : a et b, produits sur deux périodes de temps 1 et 2. La première année, 5 quantités de a et 4 quantités de b sont produits aux prix unitaires respectifs de 8€ et 6€. La deuxième année, 6 quantités de a et 3 quantités de b sont produits aux prix unitaires respectifs de 6€ et 8€. La question à se poser est simple : y'a-t-il eu augmentation du PIB réel entre l'année 1 et l'année 2 ?
La réponse de la comptabilité nationale
Pour calculer le PIB réel, la comptabilité nationale (l'INSEE) utilise comme convention de figer les prix en année 2 à leur valeur de l'année 1, afin de tenir compte de l'inflation. Si l'on applique cette règle à notre exemple, la variation du PIB entre 1 et 2 vaut : 8*(6-5)+6*(3-4)=2. Le PIB réel a donc augmenté entre les deux années.
La réponse en figeant les prix de l'année 1 à leur valeur de l'année 2
La convention de l'INSEE semble naturelle pour corriger le PIB nominal des effets de l'inflation, elle n'en demeure pas moins arbitraire. Pour s'en convaincre, on peut adopter une convention parfaitement symétrique. Au lieu de figer en 2 les prix à leur valeur en 1, on peut figer en 1 les prix à leur valeur en 2. Dans ce cas, la variation du PIB entre 1 et 2 vaut : 6*(6-5)+8*(3-4)=-2 ! Cette fois, le PIB réel a diminué entre les deux années. Une convention parfaitement symétrique, tout aussi légitime que celle de l'INSEE donne donc un résultat complétement opposé.
La réponse en ramenant tout au bien a
Une autre possiblité consiste à ne considérer que des rapports de prix et non des prix en valeur absolue. On peut par exemple tout ramener au bien a en lui assignant un prix de 1 à chaque période. Dans ce cas, le prix de b vaut 6/8 en période 1 et 8/6 en période 2. La variation du PIB entre 1 et 2 vaut donc : 1*6+8/6*3-(1*5+6/8*4)=2. Le PIB réel calculé en unités de bien a a donc augmenté entre les deux années.
La réponse en ramenant tout au bien b
Considérons maintenant que c'est le bien b qui est l'étalon de mesure, c'est-à-dire que son prix est fixé à 1 pour chaque période. Dans ce cas, le bien a vaut 8/6 en période 1 et 6/8 en période 2. La variation du PIB entre 1 et 2 vaut donc : 6/8*6+1*3-(8/6*5+1*4)=-19/6. Donc le PIB réel calculé en unités de bien b a reculé entre les deux années, ce qui est la conclusion inverse du calcul précédent !
Conclusion
Que dire au terme de cet exemple ? Le PIB réel a-t-il augmenté ou diminué ? En réalité, il n'y a pas de réponse à cette question, cela dépend essentiellement de la convention retenue. Le PIB réel est en fait une notion intrinséquement ambigue, qui n'a pas d'existence objective propre. Mesurer le PIB, c'est donc avant tout mesurer les conventions qui nous permettent de le calculer. La raison fondamentale à cela est que les seules quantités réelles de l'économie sont les quantités de biens et de services et les prix relatifs, et qu'aucune combinaison des deux ne permet de construire une grandeur extensive de la production. Une autre manière de voir, plus philosophique, c'est qu'on ne peut pas mesurer l'Univers (la production de tous les biens et services étant un peu l'Univers de l'économie) quand on se situe à l'intérieur même de cet Univers, qu'il y a un problème de jauge ou d'étalon absolument indépassable.
Ajoutons que le cas étudié ici était volontairement simpliste, puisque les biens considérés entre les deux années étaient rigoureusement identiques. Il suffit de réaliser qu'en réalité certains biens apparaissent, que d'autres disparaissent et que certains évoluent en termes de qualité (passage du rasoir 1 lame au rasoir 4 lames) pour se convaincre que la notion de PIB appliquée à l'économie réelle pose un énorme problème conceptuel.
Si vous avez des réponses à apporter à ces problèmes quasi-existentiels, n'hésitez pas à faire part de vos commentaires.
2 commentaires:
Si je comprend bien, plusieurs calculs de PIB sont possibles. Chacun d'entre eux repose sur un parti pris. Quel est le parti pris sur lequel repose la méthode "officielle" de calcul ?
C'est la première méthode qui est employée grosso modo, c'est-à-dire que les prix en n+1 sont figés à leur valeur en n.
Enregistrer un commentaire