Qu’entend-on par « esprit de système » ?
Le monde est une succession de faits plus ou moins connectés les uns aux autres, parfois contradictoires et souvent chaotiques. Pour saisir cette réalité complexe, notre entendement cherche à repérer des invariances, des relations de causalités ou des éléments explicatifs. Le monde extérieur est ainsi modélisé par chacun d’entre nous en quelque chose de plus simple et de plus cohérent. Cette démarche est nécessaire, car personne ne peut vivre dans un monde complètement chaotique, sans aucun repère. L’esprit de système ne consiste donc pas en une modélisation du monde, mais il s’agit d’une perversion de cette modélisation. C’est en cela qu’il est plus difficilement repérable.
L’esprit de système procède d’une inversion : à la primauté du réel il substitue la primauté du modèle. Plutôt que de reconnaître que tout modèle est une approximation imparfaite de la réalité, il postule que le réel finit toujours par se conformer au modèle, même s’il emprunte parfois pour cela des détours tortueux. Avoir l’esprit de système, c’est penser que le monde a une structure, c’est adopter une approche d’algébriste. Cette structure, c’est une sorte d’ « arrière-monde », ce qui introduit une certaine filiation de l’esprit de système avec la religion. Ceux qui adoptent l’esprit de système sont les prêtres de cette religion de la logique, ils affirment que leur système ou leur arrière-monde est plus réel que la réalité elle-même.
Quelques exemples d’esprit de système
L’esprit de système transcende les clivages idéologiques traditionnels. Pour le montrer, on peut prendre deux exemples diamétralement opposés : le communisme (à la Badiou) et les bases microéconomiques du libéralisme.
Le communisme radical consiste en une division du monde en deux : les dominants et les dominés, division qui recouvre exactement celle entre oppresseurs et opprimés. Ce modèle rudimentaire est à la base de tous les raisonnements communistes. La culture aristocratique ou bourgeoise n’a par exemple aucune valeur en soi, elle n’est considérée que comme un moyen en vue d’un fin politique : la domination des masses par une certaine classe sociale. Surtout, il n’y a pas de place pour la nuance dans ce modèle où l’on ne compte jamais au-delà de deux. Dès lors chacun doit choisir son camp, tout autre objectif que la question politique devient une diversion et toute tentative de compromis social devient une compromission, voire une trahison.
A l’autre bout du spectre, on trouve l’ultralibéralisme qui se fonde sur une approche microéconomique selon laquelle l’homme est un homo œconomicus qui connaît et maximise son intérêt matériel. Dans ce cadre, toute intervention étatique est par nature sous-optimale par rapport à la solution apportée par des marchés supposés efficients. Cette vision postule également un individualisme total et ne considère le social que comme la résultante d’un ensemble d’individus libres et indépendants les uns des autres. Ainsi, il n’y a pas de sociologie possible des homo œconomicus, seule l’approche microéconomique et son formalisme mathématique peut prétendre à la recherche de la vérité.
On pourrait multiplier les exemples d’esprit de système, qu’il s’agisse du crypto-marxisme nationaliste (à la Eric Zemmour) qui ne voit la mondialisation et l’immigration que comme un moyen pour le grand Capital de faire pression à la baisse sur les salaires en Occident, de l’antiracisme qui reprend la distinction opprimés/oppresseurs chère au communisme ou encore du conservatisme sociétal pour qui l’éducation des enfants n’est possible que dans le cadre classique d’une famille avec un père et une mère. Le point commun de toutes ces idéologies, c’est qu’elles refusent de traiter les cas particuliers pour mettre en avant des abstractions : le dominé, l’homo œconomicus, le capitaliste, l’immigré ou encore « la figure du père ».
La plausibilité plutôt que la vérité
L’erreur originelle propre à tous les types d’esprit de système consiste à substituer la plausibilité à la vérité. En effet, tous les systèmes ou les modèles évoqués ci-dessus sont plausibles, en ce sens qu’on peut trouver une interprétation logique et rationnelle qui les justifie. Il est par exemple plausible que les dominants n’aient comme seul objectif de conserver leur pouvoir social au mépris de toute considération de justice et de mérite et que la seule solution pour les dominés soit la lutte à mort contre cette classe ennemie. Il est plausible que toutes les actions des individus soient guidées par l’intérêt matériel, à travers un calcul coût/avantage précédant chaque prise de décision. Il est plausible que certains actionnaires de firmes multinationales poussent à la délocalisation pour bénéficier de salaires plus bas et poussent à l’immigration pour faire baisser le coût de la main d’œuvre dans les pays riches. Il est plausible que l’explication du plus fort taux de chômage et d’un plus grand nombre d’actes de délinquance chez les populations d’origine immigrée tienne uniquement au racisme dont elles sont victimes dans la société. Il est plausible, enfin, que le cadre biologique (un père et une mère) soit également le cadre idéal et indépassable pour élever des enfants.
En effet, dans tous ces cas, on comprend le raisonnement sous-jacent et on connaît des cas concrets où le modèle s’applique. Mais la véritable question, à laquelle ne répond jamais l’esprit de système, n’est pas de savoir si le modèle est plausible, mais s’il est vrai. Dans le cas du communisme, le démenti a été apporté par l’histoire, puisque la suppression de la classe dominante n’a pas entraîné le bien-être de la société, bien au contraire. Dans le cas de l’ultralibéralisme, on ne compte plus les expériences d’économie qui montrent que les hypothèses utilisées, en particulier la logique de l’intérêt, ne sont pas conformes aux faits. La logique du don, par exemple, semble irréductible à une explication au travers de l’intérêt.
On touche là au cœur du problème : l’esprit de système remplace le monde réel par le monde de la logique et il substitue comme critère d’évaluation la plausibilité à la vérité. Ainsi, l’abstraction peut se déployer sans limite et faire fi de la réalité : dès lors que le critère de plausibilité est respecté dans le monde logique, on finira bien par trouver une explication, une manière de regarder la réalité qui s’accordera avec le modèle.
Un exemple a été récemment fourni par l’actualité : à quelques mois d’intervalle, on a vu deux personnalités politiques, Brice Hortefeux et Jacques Chirac, se prêter, sans se rendre compte qu’ils étaient filmés, à une mauvaise blague sur un jeune d’origine maghrébine. Mais beaucoup de commentateurs ont refusé de traiter ces informations sur le même plan, car dans leur « modèle », Brice Hortefeux, ancien ministre de l’immigration et actuel ministre de l’intérieur incarne la droite raciste tandis que Jacques Chirac incarne cette France tranquille et accueillante. Comme la réalité des faits ne correspondait pas au modèle, on a choisi de chausser les lunettes déformantes de la réalité et d’aucuns sont venus expliquer que la teneur des deux propos n’avaient absolument rien à voir et que s’il on pouvait sans hésiter parler de racisme chez Hortefeux, il s’agissait juste d’un lapsus regrettable pour Chirac.
Pour résister à l’esprit de système, il faut donc refuser de faire de la cohérence l’alpha et l’oméga de la pensée philosophique et politique et affirmer avec force que la réalité ne doit jamais être sacrifiée sur l’autel de la cohérence logique. En effet, la logique est manichéenne alors que la réalité ne l’est pas, l’esprit de système a donc une tendance naturelle à mener à des positions extrémistes (communisme, ultralibéralisme, nationalisme, antiracisme ou conservatisme radical).
Quels avantages à adopter l’esprit de système ?
Dès lors que sont pointés les erreurs et les dangers propres à l’esprit de système, il convient d’expliquer pourquoi certaines personnes peuvent avoir naturellement tendance à en faire usage. Trois raisons principales peuvent être mises en avant. Tout d’abord, comme toute idéologie qui postule un arrière-monde (religion, théorie du complot,…), il y a un côté grisant dans l’esprit de système. Il s’agit en effet de ne pas s’arrêter aux prétendus faux-semblants : « la réalité ment, la vérité est ailleurs », tel est le credo de tous les systèmes. L’esprit de système permet en ce sens de dépasser une certaine naïveté en proposant sa vision explicative de la marche du monde.
La deuxième raison qui peut expliquer l’attrait pour l’esprit de système est de nature esthétique, au sens où les mathématiques relèvent de l’esthétique. Un raisonnement logique est plus beau qu’un raisonnement complexe, il y a un côté « jardin à la française » dans la recherche de la cohérence. On trouve ainsi des penseurs qui préfèrent avoir tort élégamment que raison fastidieusement (Jacques Attali, Claude Riveline,…). Pour le dire autrement, adopter l’esprit de système, c’est placer la beauté et sa pureté au-dessus de la vérité et de sa complexité.
La troisième raison, c’est un esprit critique inachevé. Plus précisément, l’esprit de système, c’est un esprit critique, qui doute de tout sauf de lui-même. C’est une absence d’humilité qui empêche de dire « je ne sais pas ». Les climato-sceptiques sont un bon exemple de cette forme particulière d’esprit de système : ils doutent des résultats scientifiques de la communauté des climatologues tels Galilée s’opposant à la communauté scientifique de son temps, sous prétexte que la science n’est pas démocratique. Mais ce qui vaut pour Galilée ne vaut pas pour l’étude de systèmes complexes où la collégialité est une nécessité et où aucun scientifique ne peut prétendre comprendre tous les tenants et tous les aboutissants. Les climato-sceptiques ne sont pas condamnables parce qu’ils doutent, mais parce qu’ils refusent de douter de leur doute.
L’empirisme radical comme alternative à l’esprit de système ?
Face à l’impasse constituée par l’esprit de système, la tentation peut être de dépasser toute idée de système et de modèle en essayant de prendre la réalité directement comme elle nous arrive, de manière totalement empirique. Mais il s’agit là également d’une impasse, qui ne consiste pas cette fois à placer la plausibilité au-dessus de la vérité mais à supprimer purement et simplement la plausibilité. Il est impossible d’appréhender le monde sans a priori et sans modèles préétablis, ce sont ces préjugés qui doivent être ensuite soumis à la réalité.
Une illustration pratique de ces considérations théoriques se trouve dans la science économique. Pour caricaturer, certains économistes écrivent des systèmes à partir de leur seule intuition et de leur subjectivité, qu’ils traduisent ensuite sous forme mathématique, pour expliquer la réalité. Face à eux, on trouve certains économètres qui prétendent adopter une démarche purement objective, basée sur des mesures et des régressions statistiques. Ces deux démarches sont toutes les deux vouées à l’échec : de même que la confrontation au réel est une nécessité pour l’économiste, l’adoption d’un modèle préalable (de régression par exemple) est indispensable pour l’économètre.
C’est ce va-et-vient permanent entre la confrontation à la réalité et l’élaboration de modèles que mettent à mal l’esprit de système comme l’empirisme radical.
Modèle explicatif ou modèle normatif ?
Là où l’esprit de système est particulièrement dangereux, c’est quand le modèle explicatif qu’il met en avant tend à devenir un modèle normatif. C’est le passage du « je crois » au « il faut » : il faut que les dominés et les dominants soient ennemis l’un de l’autre, il faut que l’homme devienne un homo œconomicus,…
Bien entendu, les modèles normatifs ne sont pas condamnables en soi, c’est même ce que l’on appelle couramment la morale, en revanche, il est dangereux de faire de la morale sans le dire. En assénant un système, il finit par devenir auto-réalisateur : le fait de modéliser l’homme par un homo œconomicus uniquement mu par son intérêt matériel finit par faire exister cet individu jusque là purement fictif. Il est rare en effet, qu’un système ne serve qu’à décrire ou commenter le réel, très souvent, il cherche également à influer sur le réel, c’est là où la frontière entre le descriptif et le normatif devient poreuse.
Conclusion : la littérature comme solution ?
Un domaine résiste farouchement à l’esprit de système, c’est la littérature. C’est en tous cas la thèse développée par Alain Finkielkraut dans son dernier ouvrage « Un Cœur intelligent ». La littérature réintroduit la particularité et la pluralité des cas, elle renâcle à faire rentrer ses personnages dans des cases caricaturales. De ce point de vue, la littérature a une fonction éminemment philosophique puisqu’elle permet de nous faire sentir la complexité du réel, qui ne sera jamais réductible à une modélisation définitive.
Bien entendu, la littérature ne fournit pas un principe d’action, elle ne répond pas à la question « que faire ? » de même qu’elle ne fournit pas un modèle pour appréhender le monde. Elle nous alerte juste sur le fait que les modèles et les systèmes sont imparfaits et qu’il faut en avoir conscience. C’est déjà une grande leçon de sagesse qui peut permettre à ceux qui la reçoivent de penser plus justement.