Depuis quelques semaines, les marchés financiers semblent avoir supplanté les électeurs dans le choix des dirigeants des Etats européens. En quelques jours, nous sommes passés d’une annonce par Georges Papandréou d’un référendum sur les mesures d’austérité à la nomination de deux gouvernements « techniques » dirigés par Lucas Papademos en Grèce et Mario Monti en Italie. Plutôt que de donner la parole au peuple, il a donc été choisi de placer deux technocrates sans attaches politiques particulières pour administrer à ce même peuple les mesures d’austérité jugées nécessaires. Cette situation a de quoi choquer et il est légitime de penser que l’Europe est en train de quitter le chemin de la démocratie sous la dictature des marchés. Je vais pourtant essayer de montrer que cette situation n’est pas aussi choquante qu’il y paraît au premier abord.
1. Ce ne sont pas les marchés qui choisissent les gouvernements
Il convient tout d’abord de tempérer l’idée selon laquelle ce sont les marchés qui sont seuls responsables des changements opérés à la tête de la Grèce et de l’Italie. Dans les deux cas, il faut noter la fragilité des leaders en place, notamment au sein de leur propre camp. Georges Papandréou s’est décrédibilisé aux yeux de l’opinion et des parlementaires en proposant un référendum suite au sommet européen d’octobre, la fracture avec son puissant ministre des finances Evangelos Venizelos est devenue béante. C’est donc avant tout pour des motifs de politique intérieure que le dirigeant du PASOK a perdu le pouvoir et qu’est apparue comme nécessaire par les parlementaires grecs la mise en place d’un gouvernement d’union nationale. Pour diriger ce gouvernement, le nom de Lucas Papademos, ancien vice-président de la Banque Centrale Européenne et professeur d’économie à Harvard, a tout d’abord été avancé puis il s’est effacé au profit d’autres personnalités plus politiques, notamment l’actuel président du parlement grec, membre du PASOK. Ce n’est qu’en raison d’une absence de consensus sur ces personnalités entre les deux principaux partis grecs que le choix est finalement revenu vers Lucas Papademos, étant entendu que de nouvelles élections seraient organisées en février pour donner une direction politique claire au pays.
En Italie, il serait fastidieux de faire la liste des éléments à charge qui ont contraint Silvio Berlusconi à quitter le pouvoir. Sa mauvaise gestion de la crise de la dette italienne et la pression des marchés n’ont été que le catalyseur d’un départ qui était déjà, dans toutes les têtes, jugé comme nécessaire et inexorable. L’Italie ne pouvait plus conserver à sa tête un dirigeant totalement discrédité par ses frasques personnelles, incapable de faire passer la moindre réforme d’envergure au parlement et totalement dans la main de son allié populiste Umberto Bossi, patron de la Ligue du Nord. Quant au choix de Mario Monti, il s’est imposé par consensus au sein de la classe politique italienne et a fait l’objet d’un intense lobbying de la part du Président Italien, ancien leader communiste, Giorgo Napolitano.
Sans trop préjuger du résultat des élections espagnoles du week-end prochain, on peut s’attendre à une victoire assez nette du Parti Populaire, ce sera donc le peuple espagnol, librement, qui portera au pouvoir un parti qui prône une forte rigueur budgétaire. L’Espagne imitera ainsi le Portugal qui a connu la même évolution politique il y a quelques mois. Tous ces exemples montrent que si les marchés exercent une influence sur la politique intérieure des Etats européens, ce sont encore les peuples ou leurs représentants élus qui choisissent le gouvernement. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une évolution de cette nature est facilitée par le fait que ces pays sont tous des régimes parlementaires où le chef de l’exécutif n’a pas la prééminence qui lui est conférée par un régime présidentiel. En France, une situation similaire ne saurait être envisagée car le Président de la République n’est pas nommé mais élu au suffrage universel direct. Cela ne signifie pas que notre pays soit à l’abri de telles secousses, mais elles ne pourraient prendre que deux formes : soit des élections anticipées, soit une mise en retrait (une « chiracisation ») du Président qui laisserait tout le pouvoir à un nouveau Premier Ministre.
2. La démocratie, c’est le choix parmi les possibilités offertes par la réalité
Au-delà de l’analyse de ces cas particuliers que sont chacun des Etats européens, on ne peut échapper à la question de fond de l’influence croissante des marchés financiers dans le choix des gouvernements et donc dans la politique menée. Plutôt que de s’en émouvoir, il convient de l’expliquer. La démocratie, avant tout, c’est le choix donné au peuple parmi les possibilités offertes par la réalité. C’est en cela que je récuse le caractère démocratique du référendum imaginé par Papandréou car il laissait supposer qu’il y avait une alternative possible au plan de sauvetage européen, ou, plus grave, que la sortie de la Grèce de la zone euro était une option possible. En fait, et on peut parfaitement le comprendre, Papandréou cherchait, à travers ce référendum, un plébiscite pour lui permettre de continuer à gouverner malgré la mauvaise foi de l’opposition de droite et la radicalité des manifestants de gauche.
Trop souvent on réduit la démocratie au choix du peuple, oubliant en cela la « réalité », qui finit, tôt ou tard, par resurgir. Pour reprendre l’expression favorite de Nicolas Sarkozy, on ne peut pas toujours « mettre la poussière sous le tapis ». En accumulant les déficits budgétaires années après années, les gouvernements européens, par facilité, se sont mis dans les mains des marchés financiers, c’est-à-dire des investisseurs et par voie de conséquence des agences de notation qui orientent les choix de ces derniers. L’avis de l’agence Moody’s sur la France n’aurait aucun impact si notre dette représentait 50% de notre PIB. C’est l’endettement massif des pays européen qui donne leur aura aux agences de notation. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que les marchés financiers sont aujourd’hui un moyen privilégié choisi par la « réalité » pour se manifester et se rappeler au souvenir de gouvernements qui avaient préféré la mettre de côté. Toutes les discussions morales sur ces banques sauvées par les Etats qui mettent désormais les Etats à genoux ou sur ces agences de notation qui s’étaient lourdement trompée pendant la crise des subprimes et qui viennent aujourd’hui donner des leçons aux Etats sont, de mon point de vue, hors de propos. Elles ressemblent furieusement à une ultime tentative de prendre le balai pour mettre la poussière sous le tapis, sauf que trop de poussière y est désormais accumulé et qu’il faut bien se résigner à faire quelque chose.
Il ne s’agit pas de dire qu’une seule politique est possible : le dosage des différentes mesures tenant compte de la situation des différents pays doit être un sujet de débat. Il s’agit d’équilibrer un keynésianisme dont on voit les limites et un ricardisme dont on a vu les dégâts dans le passé. Mais ce qui est sûr c’est que la rigueur relève aujourd’hui, pour les gouvernements européens, de l’ordre du nécessaire. L’Europe n’échappera pas à son destin, que la BCE puisse acheter de la dette des Etats ou qu’on continue à lui interdire (question qui est loin d’être anodine), elle va devoir consentir des efforts importants de manière prolongée, deux adjectifs qui peuvent être dosés de manière différente selon les politiques menées.
3. Comment concilier démocratie et austérité ?
Socialement et économiquement, il me semble préférable d’étaler ces efforts dans le temps, mais cela suppose une crédibilité très forte : le monde ne peut nous accorder un léger répit aujourd’hui que s’il est convaincu que nous ne fléchirons pas dans la politique menée dans la décennie à venir. Vient alors la question essentielle : comment concilier dix ans « d’austérité douce » avec la démocratie telle que nous la connaissons aujourd’hui ? Faudra-t-il en passer par dix ans de gouvernements d’union nationale dirigés par des technocrates dont la personnalité sera aussi austère que la politique qu’ils devront mener ? Faudra-t-il en passer par une tutelle de l’Union Européenne vis-à-vis des Etats européens les plus fragiles ? Dans les deux cas, il est probable qu’une vague de populisme ne gagne peu à peu en puissance, ce qui est d’autant plus inquiétant que nous partons déjà d’un niveau assez haut dans ce domaine.
L’autre possibilité, c’est que les principaux partis de gouvernements prennent leurs responsabilités en ne promettant pas n’importe quoi lors des élections mais en continuant à s’affronter « loyalement ». L’alternance politique de gens raisonnables est certainement le meilleur moyen de concilier démocratie et austérité tout en contenant les risques de montée du populisme. De ce point de vue, l’élection française de 2012 sera un test grandeur nature.
Cette deuxième option est cependant trop fragile, et il semble difficile d’échapper à un renforcement des traités européens pour éviter que certains pays ne dévient de la trajectoire qui leur est assignée. Partager la même monnaie, c’est un peu comme vivre dans le même immeuble, cela impose de se fixer des règles communes qui préservent la tranquillité de chacun. Afin d’éviter que cette surveillance européenne ne soit perçue comme une tutelle technocratique, il sera sans doute nécessaire d’aller plus loin dans la démocratie communautaire : la proposition allemande d’élire le Président de la Commission au suffrage universel direct européen va de ce point de vue dans la bonne direction. Il conviendrait, à cette occasion, de rassembler les fonctions de Président du Conseil (poste occupé par Herman Von Rompuy) et de Président de la Commission (poste occupé par José Manuel Barroso).
Dans tous les cas, il n’est pas envisageable que la classe politique externalise la fonction de gouvernement en la confiant à des personnalités qualifiées sans légitimité populaire. Pour le dire autrement, une fois qu’ils auront fait leurs preuves, messieurs Papademos et Monti devront se confronter au suffrage universel.
Et si le technocrate devenu responsable politique était une figure d’avenir pour l’Europe ?
Et si le technocrate devenu responsable politique était une figure d’avenir pour l’Europe ?