24 août 2009

Probabilités et Hypothèses


Article modifié en raison des ambiguités qu'il pouvait comporter et qui ont fait réagir bon nombre de personnes. Les ajouts figurent en gras.

Dans La Science et l’Hypothèse, Henri Poincaré écrit cette phrase qui devrait être méditée par tous ceux qui produisent ou reçoivent des prévisions probabilistes : « Pour entreprendre un calcul quelconque de probabilité, et même pour que ce calcul ait un sens, il faut admettre, comme point de départ, une hypothèse ou une convention qui comporte toujours un certain degré d'arbitraire ». En d’autres termes, une probabilité est quelque chose d’éminemment subjectif, qui dépend des hypothèses retenues. Contrairement à ce que croient beaucoup de personnes, tout ce qui est construit à partir des probabilités (pronostic, risque,…) n’est qu’une reformulation de choses que l’on sait ou que l’on croit savoir et absolument pas un moyen de découvrir des choses que l’on ne sait pas.

Pour le comprendre, prenons un exemple simple : je me rends chez un ami qui a deux enfants mais dont j’ignore s’il s’agit de filles ou de garçons. Je frappe à la porte, une petite fille m’ouvre. Quelle est la probabilité pour que l’autre enfant soit un garçon ? Un premier raisonnement consiste à dire que la seule chose que j’apprends quand j’ouvre la porte, c’est que mon ami n’a pas deux garçons. Parmi les quatre combinaisons équiprobables fille/fille, garçon/fille, fille/garçon et garçon/garçon, il ne reste plus que les trois premières. Par conséquent, ayant observé une fille, il y a deux chances sur trois que l’autre enfant soit un garçon. Ce faisant, on suppose a priori que si mon ami a une fille et un garçon, c'est systématiquement la fille qui va ouvrir la porte, sans quoi il n'y aurait plus équiprobabilité.

Un deuxième raisonnement consiste à dire qu’il y a autant de chance que ce soit l’aîné qui ouvre la porte que le cadet. S’il s’agit de l’aîné alors les deux combinaisons possibles sont fille/fille et fille/garçon. S’il s’agit du cadet alors les deux combinaisons possibles sont fille/fille et garçon/fille. Dans les deux cas, la probabilité pour que l’autre enfant soit un garçon est 1/2.

Les deux raisonnements font une hypothèse commune qui est que chaque naissance est un évènement indépendant qui a autant de chance de donner une fille qu’un garçon. Le premier raisonnement fait une hypothèse supplémentaire qui consiste à dire que voir une petite fille ouvrir la porte est strictement équivalent à dire qu’il y a au moins une fille parmi les deux enfants (ou que la fille ouvre systématiquement la porte en cas de configuration fille/garçon ou garçon/fille). Le second raisonnement, quant à lui, postule qu’aîné et cadet ouvrent la porte avec la même probabilité. Ainsi, deux hypothèses a priori différentes donnent des probabilités différentes. On ne peut pas dire que l’une soit vraie et que l’autre soit fausse, d’un point de vue mathématique, l’énoncé du problème est incomplet pour trancher.

Les choses peuvent être assez subtiles. Par exemple, bon nombre de personnes n’ont pas l’impression de faire appel à une hypothèse supplémentaire dans le premier raisonnement, ce qui les conduit à affirmer que la probabilités EST 1/3 et que ceux qui disent le contraire se trompent, ils n'ont en fait pas conscience qu'en voyant une fille, les quatre configurations initiales ne sont plus équiprobables, sauf à évoquer l'hypothèse forte que les filles ouvrent toujours la porte. L’erreur peut également être faite pour l’autre raisonnement, pour peu qu’on le modifie quelque peu. Supposons que la probabilité pour que l’aîné ouvre la porte ne soit plus 1/2, mais P. Alors il y a P chances pour que la fille que j’observe soit l’aînée, dans lequel cas l’autre enfant est un garçon avec une probabilité 1/2 et il y a 1-P chances pour que la fille que j’observe soit la cadette, dans lequel cas l’autre enfant est un garçon avec une probabilité 1/2 également. En regroupant ces deux cas, la probabilité pour que l’autre enfant soit un garçon vaut P*1/2+(1-P)*1/2, c’est-à-dire 1/2, quelle que soit la valeur de P. On peut donc en conclure que dans tous les cas la probabilité est 1/2 et que ceux qui disent le contraire se trompent. Pourtant, le simple fait de postuler l’existence de cette probabilité P est une hypothèse, ce qui rend le résultat obtenu aussi subjectif que celui issu du premier raisonnement.

Pour terminer sur cet exemple, si l’on part de l’hypothèse qu’il n’y a aucun moyen de savoir quelle est la façon dont les enfants vont ouvrir les portes chez mon ami, on ne peut pas vraiment trancher. Si l’on suppose un modèle à peu près réaliste de la façon dont les enfants vont ouvrir les portes chez mon ami, on dit 1/2. [les lecteurs intéressés pourront lire les commentaires où une autre hypothèse a priori naturelle donne 1-ln(3)/2 au lieu de 1/2]

Ce long exemple paraîtra évident pour certains, inutile pour d’autres. Dès lors que l’on y réfléchit un petit peu, on comprend bien que les mathématiques (et donc les probabilités) ne sont que des reformulations d’énoncés en appliquant des règles élémentaires de logique. Un modèle mathématique, par lui-même, n’apporte aucun élément d’information supplémentaire et donc aucun moyen de prédire des choses dont on n’a aucune idée. Pourtant, dans la vie courante et en particulier dans la sphère économique, on a tendance à oublier qu’une probabilité est une fonction déterministe des hypothèses que l’on retient, ce qui fait qu’on les objectivise. Par exemple, on parle des chances et des risques comme s’ils existaient par eux-mêmes : quelle est la probabilité que la France batte la Nouvelle-Zélande en rugby ? Quel est le niveau de risque de tel produit financier ? Pire, dans les sondages on donne des résultats assortis d’une marge d’erreur (de plus ou moins 3% par exemple), oubliant de mentionner que ce calcul de marge d’erreur est également subjectif, qu’il dépend de la validité du modèle utilisé. Mais quelle est la probabilité que le modèle employé soit le bon ?

Dès lors que l’on traite d’évènements en très grand nombre, une hypothèse semble plus naturelle que les autres, celle qui consiste à dire que la probabilité d’un évènement individuel peut être révélée par des statistiques sur les évènements réalisés. Imaginons que je lance un jeton 1000 fois en l’air, que 700 fois il retombe sur pile et 300 fois sur face, alors une hypothèse raisonnable consiste à dire que ce jeton est vraisemblablement pipé et que la probabilité d’obtenir pile vaut 7/10. Le même genre d’hypothèses peut être fait en sciences physiques, économiques ou sociales. Tous ces modèles consistent toutefois à dire qu’on peut lire l’avenir dans le passé, ce qui est une hypothèse questionnable.

Nicholas Taleb, dans son livre Le Cygne Noir, fournit un bon contre-exemple à ce raisonnement basé sur le passé. Imaginons une dinde qui est nourrie pendant 1000 jours par ses propriétaires avant d’être mangée pour Thanksgiving. Du point de vue de la dinde, la probabilité de l’évènement « mes propriétaires vont me tuer » ne fait que diminuer au fil des 1000 premiers jours, si bien que c’est au moment où la dinde à le plus confiance en ses maîtres que ceux-ci la tue pour la manger. Dans ce cas, l’observation du passé, loin de rapprocher la dinde de la réalité, l’en éloigne. Dans le même ordre d’idée, Goldman Sachs a du fermer un de ses fonds monétaires en 2008 dont la probabilité de défaut avait été estimée à 1/100^138 avant la crise des subprimes. Accorder le moindre crédit à ce type de probabilité, c’est se comporter de façon plus stupide que la dinde : en effet, comme toute probabilité, celle-ci était basée sur des hypothèses, c’est-à-dire un modèle, et la probabilité que le modèle soit faux est incroyablement plus élevée que 1/10^138.

Les approches statistiques sont très intéressantes et fiables pour estimer des probabilités d’évènements nombreux et réguliers, elles doivent être regardées avec beaucoup plus de circonspection pour les évènements individuels et irréguliers. Beaucoup des probabilités dont on parle quotidiennement font appel à tellement d’hypothèses que leur valeur explicative est quasiment nulle : demander à un économiste quelle est la probabilité pour que la crise soit terminée d’ici à la fin de l’année, comme le font tous les journalistes, cela revient à peu près au même que de demander son avis à un astrologue pour prédire ses problèmes sentimentaux.

Le problème avec les probabilités, c’est qu’on les enseigne à travers les jeux de cartes ou les casinos, qui sont en fait les seuls endroits sur Terre où elles peuvent être précisément calculées car les lois y sont précisément connues. A force de ressasser les mêmes hypothèses (les cartes ou les dés ne sont pas pipés, les tirages ou les lancés sont équiprobables), on finit par les oublier et ne plus les écrire. Du coup, les probabilités semblent prendre une réalité propre, objective. Par assimilation, on se dit alors que toutes les probabilités ont une réalité propre, indépendamment des hypothèses qui les fondent.

Au moment où l’on parle beaucoup de régulation de l’économie et de la finance, une bonne idée, très peu coûteuse, consisterait à offrir le livre d’Henri Poincaré à tous les traders, économistes et hommes politiques. Afin que chacun intègre bien qu'une probabilité n'a de sens qu'à travers un modèle théorique et que la validité de ce modèle théorique est elle-même soumise à l'incertitude.

15 août 2009

La crise : symptôme ou pathologie ?


Si vous plongez votre main dans de l’eau bouillante, vous ressentirez une vive douleur. Cette douleur, c’est un symptôme, un signal créé par votre cerveau pour réagir au véritable mal : la destruction de vos cellules ébouillantées. Etymologiquement, un symptôme, c’est ce qui survient avec, par coïncidence. A force d’observer la concomitance du symptôme (douleur, nez qui coule, toux,…) et du mal (pathologie, microbe, virus,…), on en vient à associer l’un à l’autre, ce qui est une erreur profonde de logique. On peut faire cesser la douleur sans remédier au mal, en insensibilisant la main plongée dans l’eau bouillante par exemple. Ce faisant, la destruction des cellules continuera mais il n’y aura plus de signal pour déclencher le retrait de la main de l’eau bouillante. S’attaquer uniquement au symptôme, c’est un peu comme casser le thermomètre : cela change notre perception des choses, mais pas les choses elles-mêmes.

Quel rapport avec l’économie et avec la crise en particulier ? J’y viens. La principale manifestation de la crise économique de laquelle nous commençons à sortir a été l’explosion d’une bulle immobilière aux Etats-Unis (ainsi que dans d’autres pays occidentaux comme l’Espagne ou l’Irlande) qui a fragilisé les institutions bancaires, les obligeant à limiter le crédit, ce qui s’est traduit par un impact négatif sur l’ensemble de l’économie. La réponse à apporter à ce type de crise dépend en fait précisément du problème exposé plus haut, à savoir : la crise est-elle le mal ou le symptôme du mal ?

Si la crise c’est le mal, alors il est de bonne politique de lutter contre la baisse de l’immobilier et la diminution du crédit en promouvant une politique budgétaire et monétaire expansionniste. C’est toute la logique de l’approche keynésienne.

Si la crise n’est qu’un symptôme du mal, alors toutes ces interventions publiques qui visent à modifier les comportements des acteurs privés en les forçant à investir ou à consommer plus qu’ils ne le feraient naturellement, reviennent à casser le thermomètre ou à insensibiliser la main plongée dans l’eau bouillante. C’est toute la logique de l’approche autrichienne (école économique qui se réclame de Von Mises et de Hayek).

Il faut donc s’interroger sur la définition du mal en économie. Principalement, il s’agit d’une mauvaise utilisation des ressources (capital, travail, ressources naturelles). Par contraste, le « bien » en économie, c’est l’utilisation et la combinaison optimale des ressources disponibles pour combler le plus de besoins et de désirs possibles. Si l’on adopte cette perspective, on arrive à la conclusion qu’une bulle économique est un mal et que l’éclatement de cette bulle est le symptôme, la douleur, qui vient nous alerter de ce mal et nous oblige à réagir pour le faire disparaître.

L’article suivant : http://mises.org/story/3616 montre comment a pu se traduire concrètement la bulle immobilière aux Etats-Unis et en particulier à Las Vegas. Des médecins et des professeurs, séduits par la profitabilité du secteur, ont peu à peu quitté leurs occupations traditionnelles pour devenir agents immobiliers. Il s’agit à l’évidence d’une mauvaise utilisation des ressources, d’un mal pour l’économie. On cherchant à redresser le marché de l’immobilier coûte que coûte, en s’opposant à la correction du marché, on perpétue ce mal.

Imaginons maintenant que vous souffriez d’un mal de tête et que je vous propose un remède qui clamera la douleur mais dont l’un des effets secondaires est de provoquer un mal de tête encore plus important un peu plus tard. A l’évidence, vous risquez de refuser mon traitement, pourtant, n’est-ce pas à ce que l’on assiste actuellement au niveau monétaire ? Pour lutter contre un premier mal de tête (la crise Internet), Alan Greenspan, le patron de la FED a considérablement baissé les taux, ce qui a très vraisemblablement contribué à soigner le premier mal de tête mais à générer une nouvelle maladie (la bulle immobilière) qui a fini par déboucher sur un deuxième mal de tête (l’éclatement de cette bulle). Le successeur de Greenspan, Ben Bernanke propose un nouveau remède, une baisse des taux encore plus forte que celle proposée par son prédécesseur. Il y a fort à parier que cette politique monétaire expansionniste contribuera à atténuer ce second mal de tête. Mais il y a également fort à parier qu’elle en génère un troisième.

Le problème, c’est que Bernanke, comme tous les économistes et tous les politiques est jugé sur les résultats qu’il apporte à la crise actuelle, peu importent en fait les conséquences à long terme de ses actions. Pour caricaturer, le docteur autrichien, c’est celui qui est prêt à vous laisser atrocement souffrir pour ne pas compromettre votre santé, tandis que le docteur keynésien, c’est celui qui est prêt à tout pour calmer votre douleur, quitte à mettre votre santé en danger. On prête souvent à Keynes la citation suivante « à long terme, on est tous morts », ne s’agirait-il pas en fait d’une citation tronquée, du style « si l’on suit exclusivement les principes du keynésianisme, alors à long terme, on est tous morts » ?

Là où l’approche keynésienne retrouve du crédit face à la logique autrichienne, c’est sur la question du chômage. En effet, le chômage est à la fois un symptôme de la crise mais c’est surtout un mal à lui seul, un gâchis fantastique de ressources humaines. Le « laissez-faire » autrichien en période de crise, s’il permet une réallocation du capital efficace en faisant disparaître les investissements structurellement non rentables, peut engendrer une perte nette des ressources en termes de travail, ce que l’on appelle pompeusement l’effet d’hystérésis.

C’est finalement tout le problème de la crise actuelle : c’est à la fois un symptôme et une pathologie, elle appelle donc des réponses pour calmer la douleur et d’autres pour soigner le mal. Mais que faire dès lors que le remède à la douleur augmente le mal et que le remède au mal intensifie la douleur ? Au minimum, cela devrait conduire économistes, banquiers et politiques à un peu plus d’humilité et à un peu moins de certitudes.

03 août 2009

Pour un protectionnisme mondial


A chaque période de tension économique et sociale, resurgit le spectre du protectionnisme. Malgré les leçons de la crise de 1929, où les mesures protectionnistes ont, de l’avis général, considérablement amplifié la dépression, les néo-protectionnistes font du libre-échange l’une des causes principales des difficultés économiques et sociales actuelles. Emmenés par l’intellectuel autoproclamé Emmanuel Todd, les économistes Jacques Sapir et Jean-Luc Gréau, l’ancien président d’ATTAC Bernard Cassen et l’essayiste Hakim El Karoui (fils de la célèbre professeur de mathématiques financières Nicole El Karoui), cette quintessence de l’esprit français en appelle à un protectionnisme européen. Il s’agit en effet de ne pas tomber dans la ringardise et le nationalisme, incarné par le protectionnisme « Old School ».

1. Quelle différence entre le Soleil et la Chine ?

Les prédécesseurs de Todd & Cie avaient en effet été renvoyés dans les cordes par l’économiste Frédéric Bastiat et sa fameuse Pétition des fabricants de chandelles (disponible ici, c’est un régal à lire), dont le paragraphe principal dit ceci : « Nous subissons l'intolérable concurrence d'un rival étranger placé, à ce qu'il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu'il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit; car, aussitôt qu'il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s'adressent à lui, et une branche d'industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n'est autre que le soleil, nous fait une guerre si acharnée, que nous soupçonnons qu'il nous est suscité par la perfide Albion (bonne diplomatie par le temps qui court!), d'autant qu'il a pour cette île orgueilleuse des ménagements dont il se dispense envers nous. ».

Ainsi, tout protectionniste conséquent devrait, comme le recommande Bastiat plus loin, être favorable à la condamnation de toutes les ouvertures laissant passer le jour. Quelle différence y’a-t-il, en effet, à ce que l’avantage compétitif soit conféré à la nature (ici, le Soleil) ou à un autre peuple (la Chine pour nos néo-protectionnistes) ? Il y a en réalité une petite différence, à savoir que la nature rend toujours ses services gratuitement tandis que même s’ils ne sont pas très chers, nos amis Chinois exigent toujours quelque compensation financière pour rendre les leurs. La nature est donc un adversaire potentiel autrement plus dangereux pour notre industrie nationale et nos emplois : songez un peu aux millions d’emplois perdus par l’utilisation de l’utilité gratuite contenue dans les hydrocarbures dans le domaine des transports ! Donc, en préalable à toute conversation avec un protectionniste, j’exigerais qu’il m’explique pourquoi ce qui est ridicule à propos du Soleil et des fabricants de chandelles ne le serait pas à propos de la Chine et de notre industrie nationale.

2. Une concurrence déloyale ?

Le principal argument employé par les protectionnistes, c’est celui de la concurrence déloyale. La Chine ne respecterait pas les règles du jeu, elle tricherait ce qui fausserait les échanges internationaux. C’est la question des dumpings, environnementaux et sociaux, à laquelle il convient de répondre de manière séparée car les problématiques sont tout à fait différentes.

Commençons par le dumping environnemental et en particulier les émissions de CO2. Supposons qu’en Europe chaque tonne de CO2 soit taxée à 30€ et qu’une telle législation n’existe pas en Chine. Un produit est fabriqué (prix du CO2 compris) à 50€ en Europe et à 40€ en Chine auxquels s’ajoute l’émission d’une tonne de CO2 par produit. Dans ce cas effectivement, on peut parler de dumping environnemental, c’est-à-dire que la Chine va émettre du CO2 qui va affecter notre bien-être et il est donc légitime que l’Europe prélève une taxe sur le CO2 émis par les produits importés. C’est d’ailleurs la position de l’OMC qui juge ces taxes compensatoires légitimes. Si l’on s’intéresse à des pollutions locales (en gros n’ayant pas d’impact en dehors de la Chine), le problème est tout différent et on ne peut plus vraiment parler d’externalité environnementale. A la rigueur on pourrait évoquer une externalité éthique (cela nous coûte de savoir que la Chine pollue ses rivières), mais cela me semble assez tiré par les cheveux et nous entraînerait très loin.

Passons maintenant au dumping social. La Chine dans ce cas est sensée exercer une concurrence déloyale car elle n’assure pas de protection sociale à ses salariés comparable à la nôtre et que les Chinois acceptent de travailler pour moins cher. Dans ce cas, c’est un abus de langage de parler d’externalité de la part des Européens, le problème n’a donc rien à avoir avec le dumping environnemental de type CO2. Certains pourraient toujours argumenter en faveur d’une externalité éthique, une souffrance que nous Européens ressentirions à la pensée de tous ces Chinois avec des salaires insuffisants. Bref, l’alliance de l’Occident et des travailleurs chinois contre le gouvernement et les patrons chinois. Tartufferie que tout cela ! Qui souhaite réellement le bien-être du peuple Chinois aujourd’hui : les Européens qui réclament un protectionnisme ou le gouvernement chinois ? Demandez à un Chinois et sa réponse ne fera pas un pli.

Donc plutôt que de parler de dumping, il faut parler de prix complet des services, intégrant le coût des externalités nous affectant. Un échange juste ou loyal, c’est un échange où ce prix est correctement établi.

3. Le libre-échange tire la demande intérieure vers le bas ?

Le grand argument en vogue chez les protectionnistes aujourd’hui est que le libre-échange entraînerait une compétition entre les travailleurs, donc une déflation salariale dans les pays riches et enfin par une baisse de la demande intérieure. C’est cette cause qui est mise en avant pour expliquer la crise actuelle : les travailleurs occidentaux ne gagnaient plus assez d’argent, les Américains en particulier, donc ils se sont endettés pour maintenir leur niveau de vie ce qui a causé la crise des subprimes notamment. Assez surprenant, les néo-protectionnistes expliquent que ce dommage causé par le libre-échange serait récent : en gros le libre-échange c’était bien avant mais désormais ça ne marche plus à cause de ce problème de demande. J’ai personnellement toujours du mal avec les raisonnements économiques historiquement datés : le principe du libre-échange est intemporel, on peut penser que ses conséquences sont globalement positives ou globalement négatives, mais dire que cela dépend des époques me semble suspect.

On peut déjà s’interroger sur ce constat : en France par exemple cette théorie est invalidée par l’augmentation du pouvoir d’achat des salariés sur les dernières années (même si elle a été faible) et aux USA on peut remettre en cause cette causalité directe entre modération salariale et endettement des ménages. Plutôt que d’agiter cette concurrence salariale vers le bas causée par la Chine, on gagnerait certainement à s’interroger sur la faible croissance de la productivité en Occident ces dernières années (comme nous y invite JP Cotis dans son rapport sur le partage de la valeur ajoutée).

Les néo-protectionnistes proposent donc d’augmenter les droits de douanes pour renchérir le coût du travail Chinois, ce qui permettrait d’augmenter les salaires en Europe et donc de relancer la demande et la croissance. Comme dirait un brillant économiste français déjà cité une centaine de fois sur ce blog, « ça c’est que l’on voit ». Ce que l’on ne voit pas, c’est le renchérissement du coût des produits importés du fait des droits de douanes, ce qui se traduit directement par une baisse du pouvoir d’achat, surtout chez les catégories populaires qui consomment beaucoup de produits importés venant de Chine. Car contrairement à une idée répandue, ce n’est pas la Chine mais le consommateur européen qui paye les droits de douane, de même que ce n’est pas l’Arabie Saoudite qui paye la TIPP. Cette baisse de pouvoir d’achat induit donc une baisse de la demande et de la croissance. Si l’on cherche à faire le bilan en net de l’augmentation des droits de douanes, on se rend compte que les choses sont plus complexes et il est fort probable que le remède (le protectionnisme) ne fasse qu’aggraver le mal (la baisse de la demande intérieure).

4. La Chine manipule sa monnaie ?

Un autre argument employé, à raison cette fois, contre les pratiques commerciales de la Chine est qu’elle manipule sa monnaie ce qui a pour effet de la sous-évaluer. Ainsi, les produits chinois sont moins chers qu’ils ne devraient l’être ce qui est injuste. Mais injuste pour qui ? Pour les industries européennes qui ne peuvent pas s’aligner sur les prix chinois, ou pour les industries chinoises qui ne reçoivent pas la juste rémunération du service qu’elles rendent ? C’est toujours le même problème avec le taux de change : quand il se déprécie on gagne en compétitivité mais on perd en richesse. Il faudrait d’ailleurs plutôt dire : on gagne en compétitivité parce qu’on perd en richesse.

Le taux de change du Yuan n’est donc pas injuste, en revanche sa sous-évaluation rend le système instable. De même que le déficit structurel de la balance courante américaine rend le système instable. A long terme, chaque pays devrait avoir une dette extérieure nulle, ce qui est la simple traduction qu’il a rendu autant de service au monde extérieur que le monde extérieur ne lui en a rendu. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le protectionnisme qui apportera une solution à ce problème de stabilité monétaire, une libéralisation des taux de changes avec la Chine serait une voie beaucoup plus prometteuse.

5. Un protectionnisme européen n’est pas un nationalisme ?

Les néo-protectionnistes, fiers de leur trouvaille de protectionnisme européen, expliquent que ce dernier évite les travers du nationalisme propres aux anciens protectionnismes. L’argument est peu convaincant, puisqu’en fin de compte les droits de douanes seraient bel et bien appliqués sur les produits chinois, et pas sur les produits pas chers en général (qui peuvent tout aussi bien être fabriqués en Chine qu’en Slovaquie).

Il est aussi amusant de voir que cette idée est principalement agitée en France, notre pays commerçant assez peu avec l’extérieur de l’Union Européenne et ayant donc moins à craindre des mesures de rétorsions de la Chine, de l’Inde ou du Brésil. La situation est différente chez nos voisins allemands, qui sont certainement peu enclins à se laisser entraîner sur cette voie, quelle que soit la puissance rhétorique française.


Ce qui est rassurant, ce sont les progrès effectués par Todd&Cie : du protectionnisme national, ils sont passés au protectionnisme européen. Encore un petit effort et ils toucheront au but : le protectionnisme mondial, appelé parfois libre-échange !